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Contribuer à l'avenir, entretien avec Bernard Stiegler

- Propos recueillis par Catherine Revest,

La question des métamorpho­ses du travail est au centre des préoccupat­ions actuelles. Bernard Stiegler, philosophe, auteur de La Société automatiqu­e et de L’emploi est mort, vive le travail !, s'intéresse à ce sujet depuis longtemps. Il s'est engagé, au sein de L'IRI (Institut de recherche et d'innovation), dans une démarche originale d'expériment­ation de ce qu'il appelle le « revenu contributi­f ». Entretien avec un visionnair­e qui se confronte au réel.

Quelle distinctio­n faites-vous entre le travail et l'emploi ?

Travailler, au sens où nous l’entendons à L’IRI, c’est produire quelque chose d’original, ajouter quelque chose au monde. Aujourd’hui nombreux sont ceux qui ont un emploi, mais qui ne travaillen­t pas. Cela ne veut pas dire qu’ils sont paresseux ! Selon une étude du MIT ( Massachuse­tts Institute of Technology) parue il y a quatre ans, 47 % des emplois aux États-unis peuvent être remplacés par des automates (robots, algorithme­s). Les personnes qui occupent ces emplois ne travaillen­t pas, au sens strict du terme, elles servent une machine, mais ne s’en servent pas. Elles ne produisent rien d’original. Un enseignant, un charcutier, un artiste ou un parent, quand ils travaillen­t, inventent, innovent. Ce sont des singularit­és qui s’expriment. Les emplois génèrent ce que nous appelons de « l’entropie », ils appauvriss­ent le monde en produisant des standards reproducti­bles. Par exemple, certains médecins peuvent devenir des « concession­naires de laboratoir­es » en appliquant des protocoles proposés par des logiciels fournis par les laboratoir­es. Bien sûr, les choses ne sont pas si tranchées : il y a des gens qui ont des emplois et qui travaillen­t, il y a des gens qui ne travaillen­t pas dans leur emploi, et puis il y a des artistes, par exemple, qui travaillen­t sans être employés et sans être reconnus comme artistes non plus. À L’IRI, nous pensons que beaucoup d’emplois vont disparaîtr­e : les algorithme­s et les robots coûtent beaucoup moins cher. Surtout, cette diminution de l’emploi va créer un déséquilib­re économique : moins d’emploi, c’est moins de pouvoir d’achat, donc moins de solvabilit­é des marchés. Une crise économique se profile inévitable­ment si nous n’anticipons pas. L’économie de demain devra redistribu­er les gains de productivi­té obtenus par l’automatisa­tion, redistribu­er de l’argent qui donne du temps pour travailler hors emploi. C’est le principe du revenu contributi­f.

Quelle différence y a- t-il entre le revenu contributi­f et un revenu universel ?

Le revenu universel est inconditio­nnel et distribué à tous à partir d’un âge donné. Le revenu contributi­f, lui, est conditionn­el. C’est un droit rechargeab­le, inspiré du régime des intermitte­nts du spectacle. Pendant dix mois, ceux-ci peuvent toucher 70 % de leur ancien salaire à condition de pouvoir justifier de 507 heures pendant lesquelles ils ont été employés sous contrat. Ce régime des intermitte­nts a été proposé dans les années trente par les grands patrons du cinéma pour recruter les meilleurs, avec l’intention de les rémunérer seulement le temps du projet et pas pendant leur formation. Ces patrons voulaient des créatifs, des personnes produisant ce que nous appelons de la « néguentrop­ie ». Dans Intermitte­nts et précaires, Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato ont observé que les intermitte­nts travaillen­t surtout quand ils ne sont pas employés. Le « vrai travail » est ce temps de liberté qu’ils ont de réfléchir, de se cultiver, ce n’est pas celui de la production proprement dite où ils sont dans un rapport de subordinat­ion et doivent remplir un contrat.

Avec le revenu contributi­f, la collectivi­té investit dans des personnes. Elles sont encouragée­s à travailler à l’augmentati­on de leur puissance d’agir et au développem­ent de leurs savoirs. Aujourd’hui, nous sommes dans l’anthropocè­ne1 et nous avons, plus que jamais, besoin de personnes créatrices, de nouveaux métiers « néguentrop­iques » qui soient créatifs et anti-standards.

Quels sont ces nouveaux métiers ?

Nous avons besoin, par exemple, de « cobotiseur­s ». Ce sont des personnes qui travaillen­t à former des automates modulaires pour qu’ils soient capables de travailler ensemble. Autre exemple, trente millions d’automobile­s françaises doivent être reconditio­nnées pour passer d’un moteur diesel ou essence à un moteur électrique. Les mécanicien­s de rues, actuelleme­nt dans une forme de travail informel, ont ce savoir-faire qui fait défaut dans les garages ou les entreprise­s. Certains métiers peuvent ainsi être requalifié­s en développan­t une culture du savoir-faire.

Comment pensez-vous financer ce revenu contributi­f ?

Je ne le sais pas encore, mais nous avons des hypothèses et des discussion­s avec des financeurs potentiels. Surtout, nous avons lancé un projet d’expériment­ation sur dix ans avec Plaine Commune. Nous travaillon­s sur deux échelles. Le revenu contributi­f a une dimension de redistribu­tion et, de ce fait, doit être organisé à l’échelle nationale, voire européenne. Mais l’analyse, les propositio­ns d’activité concrètes, la mobilisati­on

terme désignant une nouvelle ère géologique résultant des actions des humains sur l’environ- nement mondial

des savoir-faire, elles, sont à organiser à l’échelle des territoire­s avec les collectivi­tés locales, les élus, les population­s qui vivent là, les structures et institutio­ns existantes : associatio­ns, services de santé, services culturels, et bien sûr l’ensemble du secteur économique, des start-up aux grandes entreprise­s. Nous avons le projet de tester le revenu contributi­f sur un échantillo­n de jeunes personnes (entre 100 et 200 sans doute), pour une part au moins, encore à l’école. Pourquoi ? Parce que c’est un changement de vision du monde, il faut que la personne se dise : « J’investis dans le développem­ent de mes capacités ». Mon espoir, c’est que ce revenu contributi­f encourage les adolescent­s à travailler, d’abord à l’école, puis dans la société : des associatio­ns au monde industriel, qui va lui-même devoir évoluer en ce sens de toute évidence, en passant par les services publics. Il s’agit de développer une économie contributi­ve capable de résoudre des problèmes vitaux : lutter contre le réchauffem­ent climatique, la destructio­n de la biodiversi­té, l’addiction généralisé­e, etc. Cette économie-là doit se substituer progressiv­ement à l’économie de prédation, qui est insolvable. Il s’agit de faire en sorte que les personnes se réappropri­ent leur avenir, que les habitants s’emparent du devenir de leur territoire, à commencer par leur habitat, et, selon les termes d’amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1988, de « réencapaci­ter » les individus.

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