GRAND TÉMOIN : ENTRETIEN AVEC PHILIPPE DURAND, CASTELLOLOGUE
Silhouette encore présente dans notre paysage rural ou urbain, élément phare de notre patrimoine, le château fort est sans aucun doute, avec la cathédrale, l’édifice le plus emblématique du Moyen Âge. Le castellologue Philippe Durand décrypte sa naissance
Quelle est votre définition d’un château fort ?
C’est un édifice élevé par l’aristocratie, entre le xe et le xve siècle, afin de répondre à trois fonctions : la défense, la résidence et le symbolisme. C’est au xixe siècle, lors de la « redécouverte » du Moyen Âge, que le terme château fort est apparu et est entré dans la langue courante – pour l’homme médiéval, un château est obligatoirement fort ! Le terme est restrictif, puisqu’il fait référence à la fonction militaire, alors que les deux autres fonctions sont aussi fondamentales.
Pourquoi la France s’est-elle hérissée de ces édifices ?
Pour comprendre le phénomène, il faut partir de l’empire carolingien qui a atteint le maximum de sa puissance vers l’an 800. Mais à la mort de Charlemagne éclosent des tensions qui aboutissent à la disparition de l’empire (traité de Verdun, 843). Dans les décennies qui suivent, on constate un phénomène de décomposition du pouvoir : le roi n’est plus en mesure d’assumer ses fonctions. On assiste alors à un glissement du pouvoir, récupéré par ceux qui étaient auparavant les représentants de l’empire, comtes ou ducs. Ces derniers créent les états féodaux – nos grandes provinces actuelles. En s’emparant du pouvoir, ils s’octroient ce qui incombait au roi. Pour maintenir leur autorité, ils constituent une sorte de réseau par le biais des « vassaux », des seigneurs de moindre importance, qui contrôlent au nom de leur suzerain (leur seigneur principal) chaque territoire. C’est la naissance de la féodalité. À chaque niveau de la hiérarchie, on va alors construire des châteaux. On peut dire qu’il y a ainsi une prise en main du pays par ces nouveaux édifices.
Les invasions étrangères jouent-elles un rôle dans l’édification des châteaux ?
Aux ixe et xe siècles, l’europe occidentale est touchée par des invasions, dont les plus connues sont les normandes. Il règne un climat d’insécurité, rendant la construction du château nécessaire. Mais ce n’est pas ce qui en explique l’apparition.
Symbole du régime féodal, les châteaux
« LA CASTELLOLOGIE EST UNE DISCIPLINE À PART ENTIÈRE »
forts deviennent aussi les lieux du pouvoir…
Ils sont les garants de cette nouvelle organisation territoriale mise en place par la société féodale – le phénomène connaît son plein épanouissement à partir du milieu du xie siècle. La société se structure autour de chaque forteresse. Le seigneur a le droit de ban, c’est-à-dire de faire la justice et d’administrer le territoire qu’il contrôle…
Quelle vie faut-il imaginer à l’intérieur de l’enceinte ?
C’est grouillant de vie. Y résident le seigneur, sa famille, ses serviteurs et sa « mesnie » – notamment les chevaliers qui le protègent et combattent pour lui. On y trouve une chapelle qui, outre son rôle religieux, a aussi une fonction de secrétariat du château puisque les prêtres ou les chanoines sont les seuls, à la haute époque, à savoir lire et écrire. S’y déroule aussi l’adoubement, cérémonie qui consiste à faire chevalier un jeune seigneur. On constate que les effectifs des « professionnels de la guerre » (miles) ne sont pas nombreux au château, mais que, dès qu’il y a un problème, on fait appel à un renfort et aux paysans des alentours.
À quoi ressemble un château fort ?
On distingue, dans l’évolution du château fort, trois phases au cours desquelles l’aspect de l’édifice va changer. La première période ( xe – milieu du xiie) voit la construction de deux types : le château de terre et de bois et le château en pierre. Le château à motte est l’exemple le plus caractéristique de cette période de mutation : il présente une tour en bois – le donjon –, juchée sur une motte artificielle, symbole de l’autorité et du pouvoir du seigneur, physiquement au-dessus des gens du peuple. Cette tour peut être volumineuse et permettre la résidence. Dans les châteaux plus modestes, la tour est un signe d’autorité et n’est pas habitable. Les plus puissants utilisent la pierre pour pérenniser leurs constructions. Ils élèvent des édifices marqueurs de pouvoir : un donjon monumental (Loches, entre 1010 et 1035 environ) et une aula (Caen, salle de l’échiquier).
Le renouveau des royautés entraîne une mutation…
La deuxième phase de l’architecture castrale est en effet due à l’émergence des royautés à partir du milieu du xiie siècle. Une nouvelle distribution des pouvoirs apparaît avec le mariage du comte d’anjou, Henri Plantagenêt, avec Aliénor d’aquitaine : Henri devient peu après roi d’angleterre, et se trouve à la tête d’un territoire très important qui couvre toute la partie occidentale de la France et la Normandie. Face à lui : le roi de France… Ces deux pouvoirs, puissants, s’appuient sur des armées professionnelles qui deviennent expertes dans l’art d’assiéger les places fortes – ce que l’on appelle la poliorcétique. Ce contexte va rendre obsolète le château de l’époque
> précédente : l’architecture castrale doit muter pour lutter contre les nouvelles machines de guerre. Auparavant, il suffisait de présenter des obstacles successifs à l’ennemi (fossés ou douves, levées de terres, remparts). Désormais, on introduit l’archère, qui permet de tirer à l’arc ou à l’arbalète, pour contrer l’ennemi. C’est la naissance de la défense active.
L’architecture des Plantagenêts apparaît avant celle de Philippe Auguste
Leurs premières constructions datent des années 1160 : l’enceinte de Poitiers en est l’un des tout premiers exemples. Il faut ensuite citer Loches, Gisors, ChâteauGaillard et Le Coudray-salbart (près de Niort), l’une des réalisations les plus abouties. L’architecture Plantagenêt met en pratique la défense active : elle vise à contrer l’ennemi, parfois au détriment de la résistance des constructions.
L’architecture de Philippe Auguste estelle révolutionnaire ?
Dans le camp capétien, l’évolution se concrétise surtout à partir de 1180, avec la montée sur le trône de France de Philippe Auguste qui aura une véritable politique de construction castrale et fera du château un instrument du pouvoir royal. Cette architecture rationnelle crée un modèle qui sera systématiquement reproduit : c’est le château du Louvre, à Paris, dont on voit aujourd’hui les vestiges dans la crypte archéologique du musée. Lorsque Philippe Auguste entreprend la reconquête des territoires de ses adversaires Plantagenêts, il construit dans les principales places soumises (Rouen, Falaise, Lillebonne, Chinon, Loudun) un donjon circulaire. C’est la signature du souverain, immédiatement perçue comme une marque du pouvoir royal. On peut donc parler de révolution architecturale – l’aboutissement en est le château de Dourdan –, car l’édifice est entièrement en pierre, de dimensions modestes (70 mètres de côté en moyenne), au plan géométrique, et on peut le construire dans n’importe quel endroit. Il va profondément marquer la mentalité des contemporains et servir de modèle jusqu’à la fin du Moyen Âge, et même au-delà des frontières du royaume de France. >
APRÈS LA GUERRE DE CENT ANS, LES FONCTIONS DE DÉFENSE ET DE RÉSIDENCE SE SÉPARENT...
> Durant cette période, les châteaux ne vont-ils pas continuer de s’agrandir, malgré les critères royaux ?
Les grands seigneurs vont utiliser les modèles de l’architecture royale, avec l’autorisation de la royauté alors de plus en plus forte. Quant aux châteaux présentant plusieurs enceintes, ce sont des édifices construits à la haute époque, qui ont évolué en fonction de l’art de la guerre. Il faut aussi prendre en compte, à partir de 1226, la période de régence exercée par Blanche de Castille (mère du futur Saint Louis) : les grands du royaume vont voir ce moment comme une faiblesse du pouvoir royal et se révolter. Il s’ensuit un double phénomène. Les grands vont affirmer leur puissance de manière spectaculaire en construisant des châteaux dont certains sont plus puissants et volumineux que ceux du roi – Coucy, avec le plus grand donjon du Moyen Âge (55 mètres), en est le meilleur exemple. Mais la régence va mater cette révolte et montrer à son tour sa puissance en construisant des châteaux tout aussi impressionnants. Angers, en est une belle illustration : on y trouve une tour tous les quinze mètres, ce qui, d’un point de vue fonctionnel, n’a aucune uti- lité. Leur nombre est multiplié à des fins purement ostentatoires : la royauté veut en mettre « plein la vue » !
Pendant le bas Moyen Âge, le château fort devient presque un palais…
La troisième phase ( xive-xve siècles) se caractérise d’abord par un nombre important de constructions, à cause de la guerre de Cent Ans, période difficile où il faut se mettre en sécurité. Mais le phénomène d’ostentation n’est pas pour autant absent, comme le montrent les châteaux de la
LE NOMBRE DE TOURS EST MULTIPLIÉ À DES FINS PUREMENT OSTENTATOIRES, POUR EN METTRE « PLEIN LA VUE » !
papauté, tel Villandraut. C’est lors du règne de Charles V, après des revers cuisants sous Philippe VI et Jean le Bon (défaite de Crécy, de Poitiers…), que sont entrepris trois chantiers majeurs : Vincennes, considéré comme une représentation du pouvoir royal ; le Louvre, transformé en un somptueux palais, avec l’élément novateur qu’est la tourelle d’escalier en façade ; et la Bastille, première forteresse conçue pour le canon. Charles V utilise les constructions castrales pour afficher cette renaissance du royaume de France. Les châteaux se font de plus en plus luxueux. L’émergence de la notion d’intimité, à partir du xive siècle, se concrétisera par une multiplication des pièces à l’intérieur des zones résidentielles.
Qui bâtissait les châteaux forts ? Était-ce un exploit ?
Quand il s’agit de châteaux en pierre, il y a des ateliers, des ouvriers spécialisés sous la direction d’un maître. Les constructeurs de châteaux sont d’ailleurs les mêmes que ceux qui construisent les églises, si bien que les deux architectures vont s’influencer mutuellement. Ces ouvriers sont rémunérés en espèce ou en nature. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les maîtres et les artistes sont recherchés et fortement rétribués. Plus un seigneur est riche, plus un chantier est rapidement mené. Le résultat peut être époustouflant : Mehunsur-yèvre, élevé par le duc de Berry, frère de Charles V, est une véritable dentelle de pierre – et, à l’époque, on le consi- dère comme le plus beau des châteaux. On se déplace pour venir le contempler, ébloui ! Le château fort a alors une qualité équivalente à celle de l’église ou de la cathédrale ! On doit d’ailleurs aujourd’hui être prudent quant à l’approche que l’on peut avoir en visitant ces édifices : pour l’homme du Moyen Âge, la pierre nue est un non-sens. Intérieurement les châteaux sont somptueusement parés de couleurs. Il paraît évident que l’on devait être impressionné par les sculptures, les peintures, les tapisseries, les décors de sol… qui ont aujourd’hui disparu !
Pourquoi cesse-t-on de construire des châteaux forts ?
Au xve siècle, un changement complet s’opère dans la société et le château fort va disparaître. Après la guerre de Cent Ans, c’est la naissance de l’état moderne, notamment sous Louis XI. Le monde de la guerre se modifie avec une artillerie à poudre plus performante, qui rend le château médiéval obsolète… Les goûts changent : on veut vivre plus confortablement. Les deux grandes fonctions, défense et résidence, vont se séparer. C’est la naissance, d’un côté, des édifices tournés vers la défense : les citadelles. De l’autre, la fonction résidentielle s’impose ( par exemple au Plessis-bourré, vers 1470) et annonce les édifices de la Renaissance. Puis, au xixe siècle, avec la notion de patrimoine et la prise de conscience de la nécessité de sauver les édifices du passé, le château fort retrouve son faste, ainsi que l’illustre l’oeuvre de Viollet-le-duc qui le restaure (Pierrefonds) et en construit de nouveaux dans le style néogothique. C’est alors que se forge l’image que nous en avons aujourd’hui.
La castellologie est apparue dans les années 1960. En quoi consiste-t-elle ?
Il s’agit de déterminer et faire comprendre comment se présentait un édifice (son architecture, son décor) et comment on y vivait. Le castellologue doit aussi combattre les mythes : les oubliettes, les longs souterrains n’existaient pas. Idem pour le trésor qui a des conséquences catastrophiques. Des édifices non protégés sont visités par des gens équipés de détecteurs de métaux, qui font des dégâts importants en creusant de manière anarchique. Mais il nous reste encore beaucoup de zones d’ombres à éclaircir… De nombreux édifices n’ont pas encore été étudiés ! |