LE CHANTIER MÉDIÉVAL DE GUÉDELON
UNE AVENTURE HORS D U TEMPS
Guédelon nous présente une vision différente du Moyen Âge. Dans ce lieu unique, au milieu d’une épaisse forêt de l’yonne, voilà près de 20 ans que des passionnés construisent un château fort selon les méthodes du xiiie siècle. Un laboratoire archéologique à ciel ouvert et une aventure humaine hors du commun.
En pénétrant dans l’enceinte du chantier de Guédelon, une sensation presque surnaturelle s’empare du visiteur. Le martèlement clair du métal sur l’enclume, les coups de têtu des maçons sur la pierre, les impacts de hache et de doloire qui abattent, fendent et équarrissent le bois, l’odeur du fumier, de la terre mouillée, du métal chauffé à blanc dans la forge… Les sens s’accordent pour transporter le visiteur hors du temps. Tôt le matin, quand les promeneurs sont encore peu nombreux, rien ne subsiste au regard qui trahisse notre époque. Les portiques à l’entrée du chantier seraient-ils en fait les portes d’une faille temporelle vers le Moyen Âge ? Le château fort s’élève, majestueux et encore inachevé, au beau milieu d’un univers que l’on croyait révolu. Ici, pas d’électricité, ni d’engins mécaniques, mais des bûcherons, charpen- tiers, carriers, tailleurs de pierre, maçons, forgerons, gâcheurs, cordiers, meuniers, vannières, charretière, teinturiers et tuiliers qui s’affairent de leurs mains, vêtus de leurs costumes d’époque.
S’ÉLOIGNER DU MYTHE POUR ENTRER DANS LE RÉALISME
Mais qui sont ces gens ? Des figurants ? Que nenni ! La quarantaine d’ouvriers qui travaillent ici ne font pas semblant. Il s’agit bel et bien d’artisans qualifiés, véritables gardiens perpétuateurs et redécouvreurs de techniques et de savoirs ancestraux. Le chantier de Guédelon n’est pas seulement une attraction pour férus du Moyen Âge et groupes scolaires. Ce n’est pas Disneyland et le château n’est pas en carton-pâte. C’est un véritable chantier archéologique expérimental, où ouvriers et scientifiques combinent leurs efforts pour comprendre, et faire renaître, la culture technique de l’époque. En se promenant sur le chantier, Maryline Martin, directrice du chantier et l’une des instigatrices du projet, explique : « Le projet Guédelon vise à s’éloigner du mythe du Moyen Âge pour entrer dans le réalisme. Même si les artisans sont aussi là pour dialoguer avec le public, ils ont avant tout une production à assurer et un château fort à construire. Pour cela, il faut que leurs gestes soient les bons, les mêmes que ceux des bâtisseurs du xiiie siècle. Il faut que leurs outils soient efficaces et que le résultat final de leur travail réponde aux exigences de l’époque. Certains lieux restent étroitement liés aux rencontres que l’on peut y faire. Le chantier médiéval de Guédelon est de ceux-là. »
SECRETS DE FABRICATION ANCESTRAUX
« C’est le savoir-faire des artisans qui fascine les visiteurs du site, raconte notre hôte. Le château n’est pas le héros à Guédelon. Ce sont les ouvriers, les véritables hérauts ! Le château n’est que le témoin de leurs savoir-faire. D’ailleurs, faitelle remarquer, en temps de visite, ce n’est pas dans le château que l’on passe le plus de temps. C’est auprès des artisans » . Et pour cause, des ouvriers comme ceux-là, ils n’en trouveront pas ailleurs. Les artisans qui travaillent ici, qu’ils soient de passage ou en contrat à durée indéterminée, perpétuent et redécouvrent des secrets de fabrication ancestraux aujourd’hui disparus. Avec l’aide des archéologues, la >
« LE CHÂTEAU N'EST PAS LE HÉROS DE GUÉDELON. CE SONT LES OUVRIERS, LES VÉRITABLES HÉRAUTS ! LE CHÂTEAU N'EST QUE LE TÉMOIN DE LEURS SAVOIR-FAIRE »
« NOUS ESSAYONS DE PARTICIPER À UN CHANGEMENT DES MENTALITÉS, NOTAMMENT CONCERNANT LES MÉTIERS ACCESSIBLES AUX FEMMES »
quinzaine de corps de métier présents sur le site mettent la théorie scientifique à l’épreuve de la réalité pour parvenir à reconstituer le plus fidèlement possible les méthodes de construction du premier quart du xiiie siècle. Outils, cordes, peintures, tuiles… Tout est fabriqué sur place et à l’aide de matériaux trouvés sur le site. Les divers ateliers installés un peu partout sur le chantier offrent autant d’occasions de saisir toute l’ingéniosité des travailleurs de l’époque.
À LA DÉCOUVERTE D’UN UNIVERS, D’UNE CULTURE…
Il faut prendre son temps pour visiter Guédelon ! Premier arrêt : la corderie. Située proche de l’entrée du chantier, c’est là que sont fabriquées toutes les cordes qui serviront à la construction et à la vie du château : montants pour les étagères, ceintures, fermeture de volets – à l’exception toutefois des cordes qui serviront aux charges les plus lourdes, car la sécurité des visiteurs exige des cordes homologuées. Un peu plus loin, en direction du château, les forgerons – des taillandiers surtout –, s’activent pour fabriquer, réparer, tremper et affûter les outils en métal dont les ouvriers du chantier ont besoin. Au pied du château, au milieu de la façade sud, là où se dressera bientôt l’entrée du château fort – un petit châtelet à deux tours –, se trouve pour le moment un spectaculaire engin de levage en bois. Constitué de ce qui ressemble à deux gigantesques roues d’exercice pour rongeurs, il s’agit d’un engin de levage communément appelé une cage à écureuil. Grâce à la force humaine, cet ancêtre de la grue est capable de soulever des charges allant jusqu’à 500 kilos. À proximité, les maçons posent, une à
une, les pierres préparées à quelques mètres en contrebas par les tailleurs. La carrière, elle, se situe derrière le château. Comme la plupart des châteaux forts, Guédelon est construit à proximité immédiate de la zone d’extraction des pierres qui le composent. Les carriers s’y affairent, utilisant les lignes de la roche pour faciliter la découpe et trouver les gabarits dont ont besoin les tailleurs de pierres et les maçons. Encore un peu plus loin, à l’ombre de la tour nord-est du château, se trouve l’atelier de vannerie. Étonnamment peut-être, la fabrication de paniers est l’un des premiers métiers à avoir vu le jour sur le chantier, le transport de matériaux du chantier nécessitant notamment la fabrication de mannes – de solides paniers ronds munis de deux anses. À l’orée de la forêt, à quelques toises de là, est installée la maison des couleurs. Comme son nom l’indique, cet atelier sert à fabriquer les colorants naturels pour teindre les vêtements et peindre les murs du château. Racines, feuilles, écorces, fleurs, et même cochenilles, servent à obtenir différentes teintes. De l’indigo pour le bleu, du millepertuis pour le jaune et le vert… C’est ici, à l’ombre des chênes, que se sont également installés les tuiliers. À proximité immédiate d’une mare de glaise, sous un abri de bois, ils fabriquent, chaque jour, une centaine de tuiles et carreaux de pavement qui seront ensuite cuits dans le four, à l’occasion d’une des deux ou trois cuissons qui ont lieu chaque saison. Un peu à l’écart, le bruit caractéristique des haches fendant le bois trahit leur présence : des bûcherons et des charpentiers s’affairent. À proximité, des cochons, des moutons, des oies et des chevaux profitent de l’ombre qu’offre l’épaisse frondaison pour faire une sieste dans leur enclos ou pour se balader, visiblement indifférents aux promeneurs.
UNE BALADE HORS DU TEMPS QUI LAISSE UNE IMPRESSION D’HARMONIE
Reste désormais à faire un tour au moulin. Pour le voir, une petite marche en forêt est nécessaire, mais le détour en vaut la chandelle. Au milieu d’une petite clairière, la réplique d’un moulin à eau du xiie siècle, – aucun vestige de moulin à eau du xiiie n’a encore été découvert –, tourne au gré de l’eau, entaînant ses
EN VOULANT CRÉER UN CHANTIER DE CONSTRUCTION HORS DU TEMPS, LES INITIATEURS DE GUÉDELON ONT PARADOXALEMENT INITIÉ UN PROJET PARFAITEMENT DANS L’AIR DU TEMPS
meules à grains pour produire la farine qui servira, en partie, à la fabrication de pain. Cette extraordinaire balade hors du temps laisse une impression d’harmonie et de tranquillité. Tout ce petit monde joue son rôle, travaillant de concert pour faire revivre, maillon par maillon, un monde disparu et pourtant étrangement familier. Une sorte de résonance s’éveille. « Il y a quelque chose de très musical dans la réussite de Guédelon » , raconte Maryline Martin. « Parfois, j’ai l’impression que piloter Guédelon, c’est comme accorder une guitare pour obtenir un son parfait. Notre méthode pour réussir, c’est de prendre le temps qu’il faut, de se donner le luxe d’échouer pour faire les choses de moins en moins mal, confie-telle. Tout le monde arrive avec ce qu’il sait faire, tout le monde aide tout le monde, tout le monde travaille pour tout le monde et va dans la même direction » . Pour la plupart, les employés de Guédelon revêtent plusieurs casquettes. Le meunier est aussi guide. La vannière est également apicultrice. L’employé de bureau du xxie siècle est monnayeur au xiiie siècle. C’est un peu ça aussi Guédelon : un bouillonnement de vie et d’idées, pas un projet figé dans la pierre.
PARITÉ FEMMES-HOMMES
Cette flexibilité et cette manière de procéder, la directrice du site y tient particulièrement : « C’est souvent les situations et les rencontres qui font qu’on avance dans une direction ou dans une autre. Prenez l’atelier monétaire, par exemple. Nicolas Martin, le responsable des réservations sur le site, m’a un jour entendu parler d’un projet de monnaie locale, comme il y en a eu à Toulouse. Il m’a envoyé un mail et m’a dit qu’il aimerait faire pareil à Guédelon. J’ai répondu : on fonce. À Guédelon, c’est l’occasion qui fait le larron, plaisante-t-elle. C’est la même chose avec les pigeons voyageurs. Le portable ne passe pas à Guédelon. Et bien tant pis ! On en profite pour se lancer dans la construction d’un pigeonnier. Et c’est pareil pour le pain. Un jour, un boulanger à la retraite m’a proposé de faire du pain avec la farine du moulin. Je lui ai dit : allons-y ! » Quand on lui demande ce que c’est de travailler ainsi, Maryline Martin répond : « J’ai l’impression d’être une rêveuse, et en même temps d’avoir les pieds sur terre. Pour pouvoir rêver, je suis forcée d’être pragmatique, mais quel bon-
heur de pouvoir faire ce que l’on veut ! Je refuse l’idée qu’on puisse me dire de faire ci ou ça. On ne devrait enfermer personne dans une case. » À la question : est-ce pour cela qu’il y a ici des femmes à des métiers où l’on attend généralement des hommes, elle répond : « Nous essayons de participer à un changement des mentalités, notamment concernant les métiers accessibles aux femmes. Sur le chantier, on est 70 salariés. Il y a 35 hommes et 35 femmes. Il y a pas mal de femmes qui taillent des pierres, il y a des femmes charpentiers, des charretières, et on a aussi eu une forgeronne » .
LE MAÇON EST L’HOMME CLÉ DU MOYEN ÂGE
Elle ajoute : « Nous nous efforçons aussi de combattre la vision négative dont pâtissent certains métiers. Le maçon, par exemple, ne bénéficie pas d’une image particulièrement valorisante aujourd’hui. Pour nous, le maçon, c’est l’homme clé du Moyen Âge. Les maçons sont la ressource vive du chantier médiéval, ceux qui vont faire que le gothique va pouvoir essaimer très vite… C’est
un sujet qui nous passionne » , conclut-elle. À l’écouter parler et à voir comment se déroulent les travaux sur le chantier, on ne peut s’empêcher de percevoir, dans le projet, autre chose qu’une simple entreprise de reconstitution historique. En construisant leur château fort, ces irréductibles Guédeloniens ne seraient-ils pas en train de faire de l’altermondialisme ? En travaillant des matériaux locaux, en s’auto-finançant et en produisant à leur rythme et selon leurs propres règles, les conditions de travail et de vie de Guédelon s’apparentent fortement à celles auxquelles aspire le mouvement. « Sous prétexte de construire un château fort, nous faisons également de l’habitat écologique, confirme Maryline Martin. Au départ, nous n’en avions pas du tout conscience. Nous nous efforcions
simplement d’oublier notre culture du xxe siècle pour nous imprégner de celle du xiiie,
se souvient-elle. Il a fallu, par exemple, que les charpentiers oublient une partie de ce qu’ils avaient appris. Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte qu’on faisait de l’habitat écologique. Et maintenant, nous tenons absolument à poursuivre dans cette
direction » . En voulant créer un chantier de construction hors du temps, les initiateurs de Guédelon, de manière involontaire d’abord, ont paradoxalement initié un projet parfaitement dans l’air du temps. Mais alors, y a-t-il quelque chose de moderne dans la manière dont vivaient les hommes au Moyen Âge ? À cela, Maryline Martin répond : « Je pense que l’histoire est la meilleure manière de se projeter dans l’avenir. L’histoire est un éternel recommencement. Elle nous apprend plein de belles choses et nous évite beaucoup d’erreurs. Je vous donne un exemple amusant. Nous avons trouvé un texte datant de l’époque de Charlemagne qui liste ce que l’on donnait à manger aux bâtisseurs. Les aliments correspondent à ce que l’on préconise de manger aujourd’hui, dans les livres végétariens » , s’amuse-t-elle.
UNE HISTOIRE LOIN D’ÊTRE TERMINÉE
Quand on lui demande ce que va devenir Guédelon, une fois le château terminé,
Maryline Martin répond, « ce n’est pas fini ! Il nous reste au moins dix ans avant de finir le château. Et puis, quand considère-ton qu’un château est réellement terminé ? Quand les murs ont fini d’être élevés ? Quand le château est entièrement meublé et décoré ? L’aventure ne s’arrêtera pas là. Nous travaillons sur un bourg castral et puis nous verrons bien. Ce sont les rencontres qui font les histoires ici » .
Le château de Guédelon est situé dans l’yonne (Bourgogne) à 2 heures au sud de Paris, entre les villages de Saint-sauveuren-puisaye et Saint-amand-en Puisaye. Guédelon, RD 955, 89520 Treigny (03 86 45 66 66 - guedelon@guedelon.fr)