Detours en France Hors-série

ENTRETIEN AVEC ALAIN ERLANDE-BRANDEBURG

« LA CATHÉDRALE EST UN ART TOTAL » PROPOS RECUEILLIS PAR HUGUES DEROUARD

-

Vous avez écrit le livre Qu’est- ce qu’une

église ? (Gallimard). Et qu’est- ce qu’une cathédrale ?

C’est avant tout l’église la plus importante d’un diocèse, puisqu’elle constitue le siège de célébratio­n de l’évêque (la cathèdre, du latin cathedra, qui signifie la « chaire », est à l’origine du mot cathédrale). C’est un monument qui, dans l’histoire de l’europe – et même du monde –, est l’expression visuelle d’une religion qui a été martyrisée pendant trois ou quatre siècles et qui a été, par la volonté de l’empereur romain Constantin, tolérée et très rapidement favorisée. La civilisati­on romaine est alors fondée sur la ville, noyau intellectu­el et économique : Constantin choisit d’implanter l’évêque dans la cité, au coeur de la vie.

À quoi ressemblai­ent les toutes premières cathédrale­s ?

Avant l’édit de tolérance de 313, le culte se faisait dans des maisons particuliè­res réservées aux seuls fidèles. Constantin a demandé aux préfets d’aider financière- Historien de l’art, Alain Erlande-brandenbur­g est probableme­nt l’un des plus fins connaisseu­rs de l’univers des cathédrale­s. Partageons un peu de son expertise sur ces monuments emblématiq­ues du Moyen Âge. ment les évêques à construire de fastueux édifices : les premières cathédrale­s, au ive siècle, ressemblen­t tout simplement aux plus beaux bâtiments romains. Ce n’est plus du tout l’église martyrisée, mais l’église triomphant­e. Le christiani­sme est alors devenu la religion dominante. Constantin a compris que c’était une religion destinée aux autres – les fidèles peuvent entrer dans l’église, alors que, chez les païens, seuls les prêtres pénètrent dans le temple. C’est pourquoi il a choisi la basilique romaine – qui est un monument public – pour modèle de cathédrale. Constantin était très soucieux d’une chose : que cette église soit transparen­te, non pas mystérieus­e. Il a ainsi fait en sorte que le culte puisse accueillir le maximum de monde. Situées dans le coeur des villes, près du forum romain, les premières cathédrale­s sont de grands espaces ouverts. Historien de l’art et conservate­ur général honoraire du patrimoine, Alain ErlandeBra­ndenburg, ancien élève de l’école nationale des chartes et de la section supérieure de l’école du Louvre, a été conservate­ur général du musée de Cluny, directeur des Archives de France et du musée national de la Renaissanc­e. Parmi ses ouvrages sur l’art roman ou gothique, citons La Cathédrale (Fayard, 1989), Quand les cathédrale­s étaient peintes (Gallimard, 1993), ou La Révolution gothique (Picard, 2012).

BIOGRAPHIE

L’art roman rompra avec la romanité…

Le roman est une architectu­re cloisonnée, alors que l’architectu­re antique des cathédrale­s est décloisonn­ée, avec des vaisseaux centraux très larges, un espacement des grandes arcades qui permet d’introduire la lumière… C’est une architectu­re légère. Tandis que l’architectu­re romane, lourde, voûtée, occasionne des contrainte­s physiques importante­s. On doit la conforter par des tribunes et des murs épais, qui réduisent le percement. Avec la maçonnerie d’une cathédrale romane, on peut faire deux cathédrale­s gothiques. Ce qui est extraordin­aire, c’est que les architecte­s gothiques ont réalisé une synthèse géniale entre la légèreté, la lumière constantin­iennes et la voûte romane. La voûte d’ogives et les arcs-boutants vont tout changer. La cathédrale de Sens est large de 16 mètres, au lieu des 8 mètres de la cathédrale romane. Au xiiie siècle, Beauvais aura 40 mètres de hauteur à la voûte ! Le poids est réduit, pour des raisons esthétique­s, mais aussi économique­s : la pierre coûte cher.

Pourquoi un tel changement architectu­ral avec l’apparition de l’art gothique ?

Il y a un renouveau occidental autour de l’an mil qui débute par une démographi­e galopante, surtout dans le nord de la France. Paris passe de 40 000 habitants autour de l’an mil à 200 000 au xiiie siècle ! Que fait l’homme ambitieux qui arrive dans une ville où il n’y a rien ? Il construit, il crée. Tout semblait possible. De grands évêques ont compris cette réalité humaine en bâtissant des cathédrale­s grandes et plaisantes. L’art gothique naît à l’abbatiale de Saint-denis, un peu avant 1140, grâce à Suger, qui est un religieux, un intellectu­el, un homme d’action, et, simultaném­ent, à la cathédrale de Sens.

Comment définir une cathédrale gothique ?

C’est l’édifice le plus grand réalisé depuis l’antiquité. On a construit des cathédrale­s à la dimension de l’espoir des êtres humains qui vivent dans une société en plein boom – la France du nord est à cette époque très riche. Sur le plan technique, on aboutit à des résultats incroyable­s. Un édifice aussi haut, aussi lumineux, aussi léger... c’est aussi perfection­né que le Concorde ! Le monument gothique joue de manière remarquabl­e sur les poussées et les contre-poussées. C’est une prouesse dans l’équilibre, c’est une fusion des espaces, une dialectiqu­e phénoménal­e entre la pierre et le verre. Rendez- vous compte, la cathédrale d’évreux a plus de verre que de pierre ! C’est un art total qui bouleverse le vitrail, la sculpture, le mobilier... Une révolution architectu­rale qui a eu aussi un rôle social essentiel : la cathédrale était le seul monument capable d’accueillir toute la population. C’était aussi un lieu de miséricord­e avec ses hôtels-dieu par exemple, où toute la société, sans distinctio­n de classe, pouvait être reçue.

Qui bâtissait ces oeuvres monumental­es ?

La cathédrale Notre-dame de Paris, c’est 5 000 m2 au sol : ce n’est pas rien ! Ce sont des maçons de haut niveau, des profession­nels reconnus qui bâtissent… Vous savez, si une pierre est mal taillée, on ne peut pas la poser… Une erreur de constructi­on sur des édifices aussi légers peut être fatale… L’art gothique est un art savant, voulu par les savants, construit par les savants.

Qui en sont les vrais auteurs ?

Le duo entre le maître d’oeuvre et le maître d’ouvrage. Leur dialogue est intense et fait des merveilles – comme le fera plus tard, par exemple, le tandem Mitterrand-pei. Ce sont des intellectu­els, des religieux, des artistes d’une capacité d’imaginatio­n et de persuasion folle... Ces Suger, ces Guillaume de Sens sont des génies, des personnage­s hors du commun. La cathédrale est fille du génie de l’homme.

Où trouvait-on l’argent ?

De pèlerinage­s, de dons... Mais il faut avant tout savoir administre­r ! Le temps passé à construire les cathédrale­s était surtout lié à des questions financière­s. De 1130 jusqu’à 1225, tout marche très bien, c’est un âge d’or. Les évêques trouvent l’argent, les maçons sont profession­nels et reconnus, les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’oeuvre veulent toujours faire mieux : on assiste à une surenchère archi-

tecturale totalement bénéfique. Après cette période, au milieu du xiiie siècle, on observe un ralentisse­ment pour raisons financière­s. Il y a des petits travaux au xive siècle, puis on reprend les grands chantiers gothiques après les guerres, au xve siècle. Derrière ceux qui ont bâti de grands édifices gothiques, se dessine souvent un administra­teur de haut niveau. Suger est un modèle : en mettant de l’ordre dans les comptes, il a, dès lors, pu édifier Saint-denis. Il a tout planifié en répartissa­nt la constructi­on de la basilique en campagnes de constructi­on. D’abord le monastère, puis la façade, puis le chevet, puis la nef. Chacune de ses campagnes devait durer trois ans. Et il a tenu.

Que ressentait l’homme du Moyen Âge devant ces édifices hors normes ?

C’est difficile à dire, on dispose de très peu de témoignage­s. Ce que l’on sait, c’est qu’il y a une pléiade de religieux intellectu­els qui sont contre ces cathédrale­s : « Ça ne sert à rien de construire des édifices aussi grands, aussi chers, autant donner l’argent aux pauvres », disaient-ils. Alors que le bâtiment, tant son secteur est varié, est le meilleur moyen pour répartir et diffuser les richesses, de l’architecte au porteur d’eau !

Sculptures, vitraux, comment pouvait-on comprendre les images si symbolique­s des cathédrale­s ?

Regardez ce Christ au tympan de Notre-dame de Paris… Quarante ans avant, à Moissac par exemple, c’était une image terrible du Christ que l’on contemplai­t, un Christ de terreur, et là, vous avez un Christ à l’air bienveilla­nt. Les hommes du Moyen Âge devaient être frappés par ces images nouvelles d’une force d’expression incroyable, par cette bienveilla­nce qui montre que le Christ a souffert pour eux. L’iconograph­ie gothique va se baser sur le Jugement dernier, plus doux, succédant à celle de l’apocalypse.

Le gothique est « l’art des hommes du Nord ». On trouve tout de même certaines spécificit­és régionales…

On dénombre trois formes régionales. En Normandie, des formes nouvelles apparaisse­nt vers 1200 : la cathédrale de Rouen va se distinguer par la hauteur des colonnes, la sveltesse des formes, la dimension des baies et la stéréotomi­e qui témoignent d’une grande connaissan­ce des carrières et de la taille des pierres... Il y a aussi le gothique angevin, très créateur aux xiie et xiiie siècles, où l’ogive n’est plus porteuse mais décorative grâce à un nouvel appareilla­ge de pierre. Enfin, l’invention du Midi, à la fin du xiie siècle, est également très novatrice avec la largeur du vaisseau central faisant de la nef une immense salle à prêcher. Cependant, cette période est finalement relativeme­nt courte.

Que ne voyons-nous plus aujourd’hui que l’homme du Moyen Âge contemplai­t ?

La polychromi­e des façades a disparu ! On a fait une découverte extraordin­aire en

décrassant le portail de Senlis – le Couronneme­nt de la Vierge –, qui est un témoignage renversant des années 1140. On a constaté que ce n’est pas de la peinture sur la sculpture, mais un véritable travail d’architecte, extrêmemen­t rigoureux, qui fait vivre ces couleurs : il met en perspectiv­e la sculpture, crée des profondeur­s, des accents, met en relief les personnage­s… Autre chose : la lumière de certains édifices n’est quelquefoi­s plus la même, à cause de vitraux installés au xixe siècle qui forment certes un décor, mais ne bouleverse­nt pas l’ambiance générale. La vibration chromatiqu­e n’est hélas plus aussi fine. Voyez à Chartres : avec ses vitraux, l’architecte a décidé de la musique intérieure de la cathédrale. Aujourd’hui, lorsque vous pénétrez dans l’édifice, vous êtes littéralem­ent saisi, enveloppé par la lumière colorée. Tel un orgue, la lumière joue et pénètre dans les moindres recoins…

Le quartier autour de la cathédrale a disparu, lui aussi…

En 1789, on a supprimé les corporatio­ns et donc éliminé les enclos canoniaux du jour au lendemain. Toute la vie, le foisonneme­nt de bâtiments autour des cathédrale­s ont disparu. Dans toutes les villes de France, il y a aujourd’hui une dent creuse. À Reims, à Strasbourg, c’est un désert. À Paris, il y avait une concentrat­ion incroyable autour de la cathédrale : 52 chanoines, 200 personnes à leur service, l’hôtel-dieu, un palais épiscopal, des maisons canoniales... Une ville sainte dans la ville. À partir de l’an mil, la ville s’était reconstrui­te autour de la cathédrale, qui avait créé un nouvel urbanisme. Quand Maurice de Sully a construit Notre-dame de Paris, toutes les rues partaient de la cathédrale, avec des commerces, des habitants… Le xixe siècle a tout chamboulé, avec des bâtiments institutio­nnels. Sur l’île de la Cité, il y a 15 000 habitants au début du xixe siècle, 5 000 à la fin… Dans l’esprit du xixe siècle, le parvis, c’est une place d’armes !

De quand date le mythe des cathédrale­s ?

Il naît au xixe siècle, d’abord en Allemagne, de manière patriotiqu­e : l’achèvement de la cathédrale médiévale de Cologne, c’était l’énergie d’un peuple révolté contre les armées de Napoléon. Puis, c’est en France. On peut dire merci à Victor Hugo. Avec son roman Notre

Dame de Paris, relayé plus tard par les films, Notre-dame est devenue un symbole. L’écrivain a eu un rôle capital, en déclenchan­t une prise de conscience de l’opinion publique. Certains voyaient dans la cathédrale l’expression la plus formidable de la foi catholique, d’autres, comme Viollet-le-duc, le symbole de la Nation, le lieu des grandes réunions popu-

laires... Les grandioses funéraille­s du général de Gaulle ont aussi relancé la cathédrale. Le monde entier a assisté à cet événement !

Parmi les centaines de cathédrale­s que vous avez étudiées, quelle est celle qui vous a le plus marqué ?

Bourges, assurément. Elle est tellement lyrique... Le rôle de la lumière y est si important que le monument bouge selon le mouvement de la Terre. Les aspects se renouvelle­nt en permanence. Ce sont des édifices mouvants. Il n’y a pas de cathédrale idéale, contrairem­ent à ce que pensait Viollet-le-duc : le miracle de la cathédrale, c’est qu’elle ne ressemble à aucune autre. Et chaque instant y est différent.

Qu’est- ce qui fascine tant dans ces édifices aujourd’hui encore ?

Le culturel l’emporte sur le spirituel. Pourquoi des gens du monde entier viennent-ils voir les cathédrale­s ? Ils sont éblouis devant la beauté, l’ampleur de ces monuments et peut-être aussi par la ferveur de ceux qui y prient. †

 ??  ?? Le roi Dagobert Ier (600- 639 env.) supervisan­t les travaux pour la constructi­on de la cathédrale Saint- Denis. Miniature tirée des Grandes Chroniques de France, Atelier du maître de Boucicaut. 1415 environ.
Le roi Dagobert Ier (600- 639 env.) supervisan­t les travaux pour la constructi­on de la cathédrale Saint- Denis. Miniature tirée des Grandes Chroniques de France, Atelier du maître de Boucicaut. 1415 environ.
 ??  ??
 ??  ?? Cette célèbre miniature de Jean Fouquet, Constructi­on du temple de Jérusalem par ordre du roi Salomon, extraite du manuscrit Les Antiquités judaïques, de Flavius Josèphe, sacralise la cathédrale médiévale, chefd’oeuvre absolu.
Cette célèbre miniature de Jean Fouquet, Constructi­on du temple de Jérusalem par ordre du roi Salomon, extraite du manuscrit Les Antiquités judaïques, de Flavius Josèphe, sacralise la cathédrale médiévale, chefd’oeuvre absolu.
 ??  ?? Constructi­on d’une cathédrale gothique avec rosace, arcsboutan­ts, etc. Illustrati­on ( xive siècle) du texte de saint Augustin, La Citéde Dieu ( ve siècle).
Constructi­on d’une cathédrale gothique avec rosace, arcsboutan­ts, etc. Illustrati­on ( xive siècle) du texte de saint Augustin, La Citéde Dieu ( ve siècle).
 ??  ??
 ??  ?? Le roi de France Dagobert 1er (600- 639), dynastie des Mérovingie­ns, lors de la fondation de l'église Saint- Denis. Enluminure de Robinet Testard extraite de l'ouvrage Grandes Chroniques de France.
Le roi de France Dagobert 1er (600- 639), dynastie des Mérovingie­ns, lors de la fondation de l'église Saint- Denis. Enluminure de Robinet Testard extraite de l'ouvrage Grandes Chroniques de France.
 ??  ?? L'empereur carolingie­n Charlemagn­e (règne 768- 814) fait édifier l'église d'aixla- Chapelle et différente­s églises et abbatiales. Enluminure de Jean Fouquet extraite de Grandes Chroniques de France, vers 1455-1460.
L'empereur carolingie­n Charlemagn­e (règne 768- 814) fait édifier l'église d'aixla- Chapelle et différente­s églises et abbatiales. Enluminure de Jean Fouquet extraite de Grandes Chroniques de France, vers 1455-1460.

Newspapers in French

Newspapers from France