HOMMES DE L’ART
UNE CIVILISATION DE BÂTISSEURS
Un chantier de l’ampleur de celui d’une cathédrale fonctionne avec une organisation strictement hiérarchisée : au sommet, l’évêque ; à la base, les manoeuvres et tâcherons saisonniers ; entre les deux, des corps de métiers eux-mêmes organisés en corporations, avec leurs maîtres, ouvriers et apprentis.
LE MAÎTRE D’OUVRAGE commande l’édifice. Il s'agit en principe de l’évêque. Il choisit le projet et celui qui le réalisera – autrement dit le maître d’oeuvre – et assure le financement. Sur les questions d’architecture, la décision finale lui appartient. Et toute la gloire, au moins jusqu’au milieu du xiie siècle. Quand Suger, abbé de Saint-denis de 1122 à 1151, fait reconstruire la basilique, l’idée ne l’effleure pas de citer ceux qui travaillent avec lui. Il écrit même : « C’est moi Suger qui ai dirigé les travaux. »
LE MAÎTRE D’OEUVRE n’a pas encore le titre d’architecte : on parle de machinator (mécanicien), de magister latomus (maître tailleur) ou cementarius (maçon), voire docteur èspierres. Il est celui qui conçoit l’édifice et coordonne le chantier. Il est « du métier », tailleur de pierre ou charpentier, d’abord à peine mieux payé et considéré qu’un ouvrier ordinaire. Mais son renom grandit et son sta- tut social progresse à mesure que la vague gothique exige plus d’imagination et de prouesses techniques. Au fil du xiiie siècle, il passe du côté des « intellectuels », technicien, mais aussi artiste, d’autant plus savant qu’il voyage beaucoup, de chantier en chantier. Il parle presque en égal avec les puissants, et prend des assistants (les parliers) pour s’adresser aux corps de métiers. Ses exigences, en monnaie trébuchante et avantages en nature, augmentent : il arrive qu’on ne lui demande plus qu’un projet, réalisé ensuite par des maîtres de moindre envergure, ou un avis. Sinon, il est prudent de lui imposer un contrat d’exclusivité. De plus en plus, son nom est gravé dans la pierre du monument : une simple inscription, une pierre tombale, une figure illustrant un labyrinthe, une statue qui le présente avec ses outils…
LA FABRIQUE tient les cordons de la bourse et gère au quotidien tous les aspects du chantier. Elle veille à la perception des dîmes, paie les gages, contrôle l’approvisionnement en bois, en pierres, en nourriture, négocie les tarifs, rédige les contrats, gère les archives… C’est grâce à elle que les constructions conservent leur cohérence, en dépit des changements d’évêques ou d’architectes. Son existence a permis que nombre de documents d’époque nous parviennent.
QUAND SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS DE 1122 À 1151, FAIT RECONSTRUIRE LA BASILIQUE, L’IDÉE NE L’EFFLEURE PAS DE CITER CEUX QUI TRAVAILLENT AVEC LUI.
LES TAILLEURS de pierre travaillent sous la direction de l’appareilleur, qui choisit les blocs, trace les épures et les gabarits grandeur nature (moles). Son « outil » privilégié est la corde à 12 noeuds (soit 4+3+5) qui permet de reporter les mesures et les angles droits, selon le théorème de Pythagore (le carré de la longueur de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des longueurs des côtés de l’angle droit, pour ceux qui avaient oublié…). Le travail est réparti. Au sculpteur – ou ymagier – sont réservés les statues et ornements les plus fins. Chacun signe son travail de sa marque. Leurs outils n’ont guère changé jusqu’à aujourd’hui : scies pour la pierre tendre, massettes et maillets, ciseaux, « chasses », pointes et « peignes » de formes variées, râpes… Les maçons sont chargés de l’assemblage des blocs, et les mortelliers qui savent mélanger l’eau, le sable et la chaux. Aux premiers, le niveau et le fil à plomb, aux seconds la pelle, la brouette et les seaux. À noter que le mortier, vu sa composition carbonée, donne aux archéologues de précieux éléments sur l’âge des différentes parties d’un édifice.
LES CHARPENTIERS sont d’excellents ingénieurs. Leur rôle ne se limite pas aux charpentes et aux structures des flèches : dès les premiers coups de pioche, ils sont chargés des échafaudages fixes ou « volants », sur des boulins fichés dans des trous du mur, et si complexes qu’il faut les prévoir dès les premiers plans. Ainsi que des gabarits de voûtes et des engins de levage les plus sophistiqués… En amont de leur travail se trouvent les bûcherons, qui savent choisir les arbres, les abattre, les équarrir (ôter l’écorce et l’aubier), puis les tremper et les sécher pour les rendre imputrescibles. Enfin, les scieurs de long débitent les troncs en planches et poutres.
LES FONDEURS DE PLOMB interviennent sur la couverture. Leur matériau est cher, mais moins lourd que la pierre, et plus durable que la tuile ou l’ardoise. Ils préparent de grandes feuilles à partir de lingots de plomb, puis les soudent en place sur la charpente. En les roulant, ils produisent aussi gouttières et tuyaux.
LES PEINTRES sont omniprésents dans les édifices romans, mais la plupart de leurs oeuvres ont été effacées par des générations de chanoines « modernes ». Celles qui nous sont parvenues doivent leur survie au fait d’avoir été cachées par une couche d’enduit ou du mobilier – les stalles d’un choeur par exemple. En outre, ils ont souvent abandonné la délicate technique « à fresque », consistant à appliquer la couleur (des pigments exclusivement minéraux, car les autres sont brûlés par la chaux) sur un enduit encore humide, pour
une simple peinture murale, moins durable. À l’époque des cathédrales gothiques, les peintures ont presque partout été supplantées par les vitraux, plus chatoyants. On en retrouve trace dans des cryptes anciennes, ou dans des éléments de décor en trompe-l’oeil, contour de pierres ou ciels étoilés. Et surtout, de plus en plus, dans les sculptures des grands portails, où peintres et doreurs s’en donnent à coeur joie.
LES MAÎTRES VERRIERS vont aussi de chantier en chantier, installant leurs ateliers pour quelques mois ou quelques années. Le maître d’ouvrage fournit le thème iconographique : la liberté artistique n’est pas au programme. Leur technique diffère peu de leurs homologues actuels, sinon qu’ils coulent euxmêmes leurs profils de plomb et utilisent un fer chaud en guise de diamant. Beaucoup vivent l’hiver loin des villes sujettes aux incendies, à préparer les verres colorés dont ils auront besoin, maniant les mélanges d’oxydes colorants en vrais chimistes. La fusion du sable (la silice) exige une température très élevée et, même en insistant sur la quantité de fondant (de la chaux, et de la cendre en guise de soude), il leur faut rallumer jusqu’à dix fois leur four pour parvenir au résultat. Ils soufflent ensuite un long « manchon », qu’ils découpent et étalent encore chaud pour former une feuille. Du xive au xvie siècle, on privilégiera une autre méthode, le soufflage à la cive, en faisant tourner la canne jusqu’à former par force centrifuge un plateau d’aspect « cul-de-bouteille ».