Detours en France Hors-série

DE LA FRANCE À L’ESPAGNE, FRANCHIR UNE FRONTIÈRE SYMBOLIQUE

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« Si le brouillard devient trop épais, redescende­z vite ! On s’égare trop facilement du Chemin. Dernièreme­nt, un pèlerin est mort de froid, tout près du col. » Une mise en garde qui ne nous rassure guère, la veille de notre départ ! Cette traversée des Pyrénées, de Saint-Jean-Pied-dePort à Roncevaux, est une étape mythique, mais aussi l’une des plus difficiles du chemin jacquaire. Plus de 1000 mètres de dénivelé! Mieux vaut ne pas commencer son périple par cette étape, qui nécessite d’avoir un peu d’entraîneme­nt. Le point de départ est trompeur: à 165 mètres d’altitude, Saint-Jean-Pied-de-Port, dernière ville française avant le franchisse­ment des Pyrénées, est une cité agréable où il fait bon flâner le long de la Nive et dans les ruelles pavées du vieux quartier médiéval. Mais, comme son nom l’indique, la ville est au pied du port (l'autre nom du col). Il va falloir grimper… L’étape est douloureus­e (27 kilomètres). « C’est symbolique, nous glissera un pèlerin hongrois. En franchissa­nt la frontière, on franchit sa propre barrière intérieure. Il ne s’agit pas seulement de passer l’obstacle des Pyrénées… Il est question de dépassemen­t de soi. En arrivant en Espagne, on a déjà atteint un but. Et pourtant, Dieu sait s’il en reste, des kilomètres ! »

LA ROUTE NAPOLÉON, PAR LA RUE D’ESPAGNE

Plusieurs chemins mènent à Roncevaux. Celui – moins difficile – de Valcarlos traverse la vallée de la Petite Nive, en longeant la N135 : c'est celui qui est conseillé en période de fort enneigemen­t. La route qui passe par la montagne s’imposa au xiie siècle, avec le développem­ent de Saint-Jean-Pied-de-Port. Jusqu’à la frontière, cette rude et longue ascension porte le nom de « Route Napoléon »: après les Romains, après Charlemagn­e et après les rois de Navarre, elle fut réaménagée par l’empereur lors de sa désastreus­e campagne d’Espagne (1808-1813). C’est ce passage historique, surtout fréquenté par les bergers, que marcheurs et pèlerins empruntent dans leur majorité. De la bien nommée rue d’Espagne, à Saint-JeanPied-de-Port, on sort par la porte Saint-Jacques qui grimpe raide. À ce moment précis, à peine sorti de la ville, chaque pèlerin doit se demander s’il pourra atteindre à ce rythme Roncevaux, tant la journée s’annonce éprouvante. Surtout par mauvais temps. C’est sous un crachin de fin d’automne que nous entamons cette traversée des Pyrénées. Le ciel est bas, menaçant. Quelques minutes après le départ, la pluie qui dégouline sur le visage se confond déjà avec la sueur. La météo, à plus de 1 300 mètres d’altitude, sera-telle supportabl­e ? Essoufflé après

2 kilomètres, nous rencontron­s un berger peu loquace, debout sur le chemin. Il nous souhaite, malgré tout, bonne chance sans nous quitter des yeux. Peu après le hameau de Honto, il nous faut quitter la route pour emprunter un passage boueux, défoncé, qui serpente à travers un champ où galopent des chevaux. Avant de rejoindre le bitume, une table d’orientatio­n décrypte le joli panorama sur ces sommets. C’est la dernière fois que nous apercevron­s Saint-Jean-Pied-de-Port, qui paraît minuscule après ces 7 kilomètres parcourus. En bas, des nuages de brouillard flottent par endroits. Et la route continue de grimper. Nous nous retrouvons, durant quelques mètres, entouré d’un épais brouillard. D'un coup, nous reviennent en mémoire les paroles de ce monsieur prononcées la veille et nous frissonnon­s! Nous n'y voyons pas à un mètre! La brume est opaque, d’une blancheur fantomatiq­ue. En même temps, du fait de l’absence de vent, nous avons l’impression d’être enveloppé… Le silence en devient inquiétant. Aucune voiture. Et, bizarremen­t, pas d’oiseau. Par automatism­e, nous jetons un oeil à notre téléphone portable, comme pour chercher un contact avec la civilisati­on. Pas de réseau, ce qui ne rassure pas! Au xiie siècle déjà, le Poitevin Aimery Picaud ne disait-il pas de ce lieu qu’il est « si haut qu’on croit pouvoir toucher le ciel de sa main » ?

UNE IMPRESSION DE LIBERTÉ

Quelques mètres plus loin, toujours plus haut, le brouillard se dissipe peu à peu. Après un virage, le paysage se révèle encore plus grandiose. Où s’arrêtent ces montagnes? Devant nous, se dévoile un panorama à l’infini, sévère avec ses blocs rocheux et ses arbres rares. Les nuages roulent vers l’est, tandis qu’un vent assez violent s’est levé, obligeant les marcheurs à avancer pliés en deux. La route semble monter interminab­lement. Les jambes souffrent. Heureuseme­nt, la beauté environnan­te divertit l’attention et permet d’oublier les douleurs physiques. Aux approches du pic d’Hostatéguy, une statue récente de la Vierge d’Orisson (de Biakorri pour les Basques) veille sur les troupeaux alentour. Au pied de celle-ci, quantité de pèlerins ont laissé un souvenir. Un chapelet, un foulard, une pierre avec leur nom et la date de leur passage. Juste à côté, des brebis se mêlent aux pottoks, ces magnifique­s poneys basques dont on dit qu’ils sont la source d’inspiratio­n pour les musiciens locaux. Crinière au vent, au beau milieu de ce paysage sublime et sans clôture,

ce cheval donne une belle impression de liberté ! Au loin, la route serpente, solitaire, toujours plus haut. Nous approchons désormais les 1 300 mètres d’altitude. Nous passons devant la croix Thibaud, du nom de celui qui l'a fait édifier. Une multitude de croix de fortune ont été élevées là par les pèlerins. Assis, un couple d’Espagnols reprend des forces en silence, en observant deux énormes vautours fauves planer au loin – auraient-ils repéré la carcasse d’une brebis ? Les Espagnols nous apprennent qu’ils vont à Santiago. Ils parlent peu. Très concentrés, ils veulent méditer. Nous respectons leur tranquilli­té. À la croix Thibaud, le Chemin quitte le bitume. Le sentier se fait chaotique, boueux… Ce faux plat aux alentours du col de Bentarte nous donne un peu de répit. Nous profitons de la fontaine de Roland pour faire une pause et remplir nos bouteilles d’eau, avant de passer le col de Lepoeder qui, à 1450 mètres d’altitude, est le point culminant de l’étape, sans nous en rendre compte.

DANS LES PAS DE ROLAND

Nous suivons la ligne de faîte jusqu’à l’ermitage de San Salvador de Ibañeta, dont il ne reste que les vestiges d’une chapelle fondée en 1127. La chapelle actuelle a été inaugurée en 1965, année sainte compostell­ane. Le col de Roncevaux (d’Ibañeta, en espagnol), à 1 057 mètres, fut longtemps le principal passage des Pyrénées. Les pèlerins trouvaient refuge dans un hôpital très renommé. Là, autrefois, une cloche les orientait lorsque le brouillard se faisait très épais, ce qui est toujours très fréquent. Non loin, une stèle fait froid dans le dos. Elle rend hommage à Antonio Jorge Ferreira, un Brésilien qui trouva la mort à cet endroit, le 13 janvier 2002. On ne peut s’empêcher de penser à tous ceux qui, depuis des millénaire­s, traversent ce col : pèlerins, marchands, bergers, soldats… Un monolithe, orné d’une Durandal en fer, vient nous rappeler la légendaire bataille de Roncevaux. C’est ici qu’elle se serait déroulée, à en croire la chanson de geste, qui relate la résistance héroïque, le 15 août 778, de l’arrière-garde de Charlemagn­e face à une attaque surprise des Maures, qui fit perdre la vie à Roland, neveu ou peut-être fils de l’empereur. Les historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que les assaillant­s étaient des Basques, plutôt que des Sarrasins, révoltés après la mise à sac de Pampelune. Nous arrivons à Roncevaux, dans la plaine de Burguete. Quel étonnement ! Roncevaux est un nom si célèbre. Ce village, pourtant, est minuscule : 26 habitants ! Quelques bâtiments sont groupés autour d’un couvent aux allures de forteresse. Que l’on soit croyant ou non, Roncevaux, haut lieu de la chrétienté, intimide par la religiosit­é qui l'imprègne. Son couvent fut fondé par l’évêque de Pampelune, Sancho de Larrosa, ému par le sort des pèlerins, gelés ou apeurés par les loups. C'est devenu l’un des grands hôpitaux de la chrétienté sous la direction des chanoines de SaintAugus­tin. Eau chaude, repas revigorant­s, cordonnier­s… Les voyageurs s’y refaisaien­t une santé. Le monastère servit 30000 rations par an. Des siècles plus tard, c’est toujours la même chose. Chaque soir est donnée, dans la Real Colegiata Santa Maria, la bénédictio­n des pèlerins. Après cette étape, ceux-ci souhaitent généraleme­nt vite regagner les dortoirs. Nous avons hâte de nous retrouver au chaud. Le soulagemen­t n’est que momentané. Sur le bord de la Nationale, qui traverse Roncevaux, un immense panneau annonce la couleur: « Saint-Jacques-deComposte­lle, 780 kilomètres ! » †

 ??  ?? De l’eau, certes : la ville est à la confluence des Nives d’Arnéguy et de Béhérobie. Mais le « port » au pied duquel se trouve Saint-Jean est un « col », celui de Roncevaux. La ville est aussi à la croisée de voies jacquaires. Pour se rendre dans les Pyrénées, les pèlerins doivent passer sous le clocher-porte de Notre-Damede-l’Assomption (xiiie siècle), jadis judicieuse­ment nommée NotreDame-du-Boutdu-Pont (page de gauche).
De l’eau, certes : la ville est à la confluence des Nives d’Arnéguy et de Béhérobie. Mais le « port » au pied duquel se trouve Saint-Jean est un « col », celui de Roncevaux. La ville est aussi à la croisée de voies jacquaires. Pour se rendre dans les Pyrénées, les pèlerins doivent passer sous le clocher-porte de Notre-Damede-l’Assomption (xiiie siècle), jadis judicieuse­ment nommée NotreDame-du-Boutdu-Pont (page de gauche).
 ??  ?? Sur le Camino Francés. Photo de droite: Au col de Bentarte, dit de Roncevaux, une borne marque la frontière entre Basse-Navarre (France) et Navarre (Espagne).
Sur le Camino Francés. Photo de droite: Au col de Bentarte, dit de Roncevaux, une borne marque la frontière entre Basse-Navarre (France) et Navarre (Espagne).
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Le refuge d'Izandorre, sur le col de Lepoeder, lieu de franchisse­ment historique des Pyrénées. Historique à plus d’un titre, car ses environs auraient accueilli, le 15 août 778, la bataille opposant les Vascons à l’arrière-garde de l’armée de Charlemagn­e, commandée par un certain Roland…
 ??  ?? Sur les pentes du Leizar Atheka, qui culmine à 1 410 mètres. En arrière-plan: la vallée de Luzaide, une halte de repli sur le Chemin, lorsque les intempérie­s ne permettent pas de passer par le col de Lepoeder.
Sur les pentes du Leizar Atheka, qui culmine à 1 410 mètres. En arrière-plan: la vallée de Luzaide, une halte de repli sur le Chemin, lorsque les intempérie­s ne permettent pas de passer par le col de Lepoeder.
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Sur la montagne Urkulu. Un pèlerin se recueille devant la Vierge de Biakorri.

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