ROLAND JOURDAIN
« L’HOMME NE CONNAÎT ENCORE RIEN À LA MER. NOUS SOMMES TOUS DES TERRIENS ! »
Celui que tout le monde appelle « Bilou » est un Breton sociable aux idées larges. La navigation l’ayant conduit à s’interroger sur l’environnement, il est passé aux actes et a créé Kaïros, une structure d’innovation pour voiliers biosourcés. Il anime aussi Explore, fonds de soutien aux explorateurs du xxie siècle. Des engagements cohérents avec son attachement pour la Bretagne.
Il nous reçoit sans façons pour le café. On veut dire comme un marin, tee-shirt, sandales et lunettes de soleil sur le front. Pas le genre prise de caboche avec les journalistes. Il aime communiquer, les médias le savent. Dans ses bureaux blancs de Concarneau, près de son atelier sur le port, l’« actu » de Bilou se nomme Kaïros. Cette structure pilote ses compétitions sportives et n’est pas nouvelle – elle date de 2007. Mais une cellule spécialisée développe depuis 2013 une technologie de voiliers en matériaux biosourcés, dont le prototype, Gwalaz, conçu et mis à l’eau en collaboration avec l’ifremer *, fait l’objet d’études de durabilité. Roland Jourdain reste un compétiteur hors pair mais est devenu un homme engagé. « J’ai l’habitude de dire que l’océan est le tapis où l’on cache la poussière. La pression démographique continue, le modèle s’emballe. À force de me poser des questions sur l’état des mers, j’ai pensé qu’il fallait agir. Partout, il y a des idées, et l’innovation peut nous aider à changer les choses », positive le skipper. Partagé entre « les cinquante raisons par jour que l’on a de se pendre » (sic !) et « l’espoir de n’être jamais à l’abri d’une bonne surprise », persuadé également que « l’homme ne connaît encore rien à la mer », Roland Jourdain fonce. Des chercheurs étudient ainsi le vieillissement des produits naturels, le lin, le chanvre, la résine, qu’il utilise sur son prototype… Il court encore après l’algue miracle qui servirait de liant entre les composants, une façon de produire « un voilier complet avec des produits de proximité ».
Impossible pour l’heure de fabriquer un bateau de compétition navigant dans des conditions extrêmes avec ces matériaux « bio ». L’objectif n’est pas là. « Si ça marche sur la mer, la technologie pourra être proposée à d’autres secteurs. Et notre bateau, pourra être fabriqué en série pour le secteur du loisir », dit-il.
Le milieu des marins a-t-il entendu sa démarche ? « Les deux premières années, les gens me voyaient bien fumer le lin et le chanvre ! », s’amuse-t-il.
« Une bonne partie des skippers se retranche derrière le fait que si les bateaux ne sont pas écolos, c’est la fatalité. » Pour lui, l’industrie nautique n’est pas prête. «Allez voir n’importe quel maxi-catamaran dans un port, on a l’impression, avec les écrans plats et le reste, que les gens y ont déménagé leur maison », constate celui qui, dès 2008, a effectué le bilan carbone de ses courses au large.
La petite entreprise de Roland Jourdain, c’est aussi l’accueil, dans ses locaux, d’autres start-up engagées dans des projets de voile innovants, qu’ils soient techniques, sportifs ou environnementaux. Dans le hangar-atelier où trône un monocoque de course, l’ambiance est celle d’une petite ruche.
L’homme est également à la tête, depuis 2013, d’explore, le «fonds Roland Jourdain pour les nouveaux explorateurs ». « C’est un laboratoire d’idées et d’innovation, un incubateur pour des projets remarquables.» Explore est soutenu par une quinzaine de partenaires, dont les cosmétiques Clarins. « Si on veut faire bouger le monde, il est nécessaire de bouger les entreprises », croit-il. Parmi les différentes actions, Under the Pole, un projet d’exploration sous-marine en milieu polaire et Va’a Motu, la construction d’un petit navire de travail à voile en Polynésie – il devait s’y rendre quelques jours après notre rencontre.
Avec un tel agenda, et même s’il est affable, réfléchir à son attachement à la Bretagne lui coûte un peu. « Nous avons vécu en famille dans le vert et le bleu. Je suis un gars d’interfaces, il me faut les deux. J’aime savoir que l’eau qui coule dans le ruisseau près de chez moi arrive en mer quelques minutes après », philosophe à haute voix le natif de Quimper. Mère bigoudène, grandsparents originaires de La Forêt-fouesnant, il a grandi entre campagne et rivage et a besoin des « saisons, des champignons et des feuilles humides ». S’il aime beaucoup de lieux en Bretagne, la pointe bigoudène reste son coin favori. Mais ne cherchez pas de marins au long cours chez ses aïeux. « Je suis une aberration chromosomique dans la famille ! », affirme-t-il avec humour. Son père, maçon, l’emmenait bien pêcher, mais il voyait dans les navigateurs plutôt « des clochards des mers »... L’apprentissage de l’océan, la passion et l’esprit de compétition viendront lors des sorties en école de voile, du côté du cap Coz. « Enfant, je faisais du foot, mais j’ai vite préféré les troisièmes mi-temps du milieu nautique ! », explique-t-il. Se disant têtu, comme tout Breton qui se respecte, il constate que les contraintes de la région – son isolement, une côte ultra-découpée – « ont permis de préserver le littoral. Après les Corses, on doit être les meilleurs ! », dit-il. Mais les maisons néobretonnes, « une horreur, on pourrait tellement mieux intégrer l’habitat à l’environnement », et le modèle agro-business, « imposé, ce ne sont pas les Bretons qui l’ont pas inventé!», n’ont pas ses faveurs. Pas plus que « l’identitaire » à tous crins. «Beaucoup d’aspects culturels régionaux me plaisent. Mais je ne suis pas le roi de la gavotte et je suis contre tous les intégrismes. » Il préfère laisser poindre l’optimisme qui anime, comme lui, tous les bousculeurs de conservatismes. « L’innovation au service de demain, c’est maintenant que cela se joue. Nous, les Bretons, pouvons être des précurseurs. » ẞ