La montagne de Lure
Sur les traces de Jean Giono
affirmait Giono. Pourtant, arpenter ce massif au nord des Alpes-de-haute-provence, culminant à 1 826 mètres, c’est plonger dans l’oeuvre de l’écrivain pour qui Lure, fut une grande source d’inspiration. À l’occasion du 50e anniversaire de sa disparition, balade dans les pas du sur ces terres sauvages et désertiques.
« La Provence que je décris est une Provence inventée »,
2 à 3 jours
IGN 1:25000, « Montagne de Lure-les Mées-château-arnoux-saint-auban » 3341OT
Sa bibliothèque, son bureau, ses cartes de randonnée, un manuscrit… Depuis que Jean Giono (1895-1970) s’en est allé, rien ne semble avoir été déplacé au Paraïs, la maison où il a passé les quarante dernières années de sa vie. Juchée sur les hauteurs de Manosque, cette jolie demeure avec jardin, sauvée par une souscription il y a deux ans, propose une plongée dans l’intimité de l’écrivain, né et mort dans la cité des Alpes-de-haute-provence. Giono, en effet, n’a que très peu voyagé – il se proclamait « voyageur immobile » –, mais il a arpenté comme nul autre les terres provençales. Pour suivre ses traces, il faut, comme il aimait le faire, grimper sur les hauteurs du mont d’or, planté d’oliviers. Ce « beau sein rond », selon ses mots, offre un point de vue formidable sur la Vieille-ville dominée par le clocher de l’église Saint-sauveur (xiiexive siècles). Dans Le Hussard sur le toit (1951), cet ancien castrum accueillait les Manosquins fuyant le choléra.
« LA TERRE DES DIEUX ET DES AURORES »
La Provence de Jean Giono, plus que sa ville natale, c’est la montagne de Lure, quelques kilomètres plus au nord. À 11 ans, il y fait un voyage initiatique, à dos de mule, en compagnie de maquignons. Lure, dès lors, ne cesse de le fasciner. Inlassablement, il sillonnera ses sentiers escarpés, ses villages abandonnés, ses paysages envoûtants, dépouillés. Pour lui, cette montagne restera « ce pays mystérieux, invraisemblable, la terre des dieux et des aurores. » Pour autant, le tableau qu’il
brosse est parfois bien sombre: « Tout est mort, tout est blanc, de la pâleur des terres inconnues: c’est Lure.» Sa Haute-provence est venteuse, silencieuse, noire. Dans Colline (1929), son premier roman, il écrit: « Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l’ouest de son grand corps de montagne insensible. Des vautours gris la hantent. »
se tient le marché au blé décrit dans Regain (1930). Pour l’anecdote, Elzéard Bouffier, personnage fictif, héros de L’homme qui plantait des arbres (1953), y possède une voie à son nom. Ainsi qu’à Manosque, d’ailleurs !
RENCONTRES AU CONTADOUR
De Banon, il faut prendre la D950 puis la D5, pour pénétrer sur le plateau du Contadour, haut lieu de l’univers gionien. Un bout du monde à 1 100 mètres d’altitude où, comme le dit l’étymologie, on comptait jadis les moutons avant qu’ils ne partent en estive dans les Alpes. À le découvrir à pied depuis Redortiers, l’endroit où pèse « le poids du ciel » frappe par son aspect désertique et venteux. Çà et là, de rustiques jas de pierres émergent, témoignages d’une intense vie pastorale. Le jas est l’abri où les bêtes « jassent », en provençal, c’est-à-dire « se couchent ». Le plus beau est peut-être celui des Terres de Roux, bergerie où la pierre sèche est assemblée de manière artistique, avec une coupole, comme on l’aurait fait pour une chapelle. C’est sur le Contadour, en 1935, lors d’une randonnée en compagnie de personnalités à qui il montre les paysages qui l’inspirent, que Jean Giono se blesse au genou. Le groupe est contraint de stopper là, pour une semaine. Exalté par ce lieu – le plateau de Grémone de Que ma joie demeure (1935) – loin des rumeurs du monde, le même groupe finit par acheter un moulin et une ferme à Redortiers. Jusqu’en 1939, Giono y organise des rencontres entre intellectuels prônant un pacifisme à tous crins. C’est aussi, dans ce décor âpre, qu’en 1960, il tourne des scènes de son film Crésus, avec Fernandel. « Vous n’êtes pas ici dans la Provence de tutu-panpan, disait-il à ses comédiens. Vous n’aurez pas de cyprès, pas de ciel vraiment bleu, pas de tambourinaire. Je vous donne l’aridité et le vent… »
UN DRUIDE DEVANT L’ÉGLISE
Sur le Contadour on peut, au choix, marcher jusque sur les crêtes de Lure, ou bien repartir vers Banon pour découvrir, plus loin, « au seuil de la terrible montagne », Saint-étienneles-orgues.
Le village de 1300 âmes dégage, cependant, une impression d’opulence, inscrite dans ses murs : portes sculptées, linteaux, entablements… Les demeures rappellent la prospérité des apothicaires et des droguistes. Pendant des siècles, les habitants vécurent de la cueillette et de la vente de plantes aromatiques et médicinales provenant de la montagne de Lure. Au-delà de Saint-étienne, la D113 zigzague jusqu’au sommet. Champs de lavande, chênaies, pinèdes… Le paysage change au fur et à mesure qu’il prend de l’altitude. En chemin, à plus de 1200 mètres, une halte s’impose à Notre-dame-de-lure, dressée sur un plateau humide, au milieu d’une hêtraie. L’église, vestige d’une abbaye
chalaisienne fondée au xiie siècle, semble tout droit sortie de la mystérieuse forêt de Brocéliande, ombragée de tilleuls et de noyers aux branches tentaculaires. D’autant plus qu’elle est veillée par un homme aux allures de druide, Lucien, longue barbe blanche, qui vit là seul, en ermite. Il sonne régulièrement la cloche de l’ancien sanctuaire pour les randonneurs égarés…
DES CHAMOIS ET UN PROCÈS
Plus on avance, plus le vert s’estompe. Au sommet, battu par les vents, le paysage calcaire devient magnétique, avec sa végétation rase de pelouses, plus ou moins rocailleuses, de landes à genévriers. En marchant sur les crêtes, jalonnées de cairns, on profite des panoramas superbes dont s’émerveillait si fort Jean Giono. « Du haut de Lure, on voit se déployer toute la Haute-provence magique : tout ce pays de lavande, de ronceraies et de vieux usages, fume, ronfle, gronde, s’aplatit dans le vent. » Le sommet de Lure surplombe vertigineusement la vallée du Jabron au nord. Les parois abruptes accueillent quelques chamois. À l’horizon : le Vercors, les montagnes au-dessus des gorges du Verdon et, par temps clair, le mont Viso, le Pelvoux, les Cévennes, et parfois la Méditerranée. En redescendant vers la Durance, sur les pentes Sud, les plus douces, d’autres joyaux à découvrir: le village de Cruis et son ancien monastère ; le prieuré clunisien de Ganagobie ; le paysage des Mourres, curiosités géologiques façonnées par l’érosion rappelant les cheminées de fées; et la très belle cité de Lurs, dont les oliveraies dominent la rivière. Elle fut le théâtre d’une célèbre affaire, en 1952. Giono assiste au procès de Gaston Dominici, soupçonné d’avoir tué un couple de Britanniques et sa fille, qui campaient à proximité de la nationale. Il en tire un essai, Notes sur l’affaire Dominici (1955). Une tragédie jamais élucidée, survenue sur cette « étendue de terre sans bornes, ondulée, couleur de perle, portant des arbres », où toute sa vie, l’écrivain a puisé l’inspiration.