Dimanche Ouest France (Vendee)

« Fermer les portes aux migrants serait suicidaire »

L’Europe, vieillissa­nte, a tout intérêt à reprendre la main sur sa politique migratoire avec « un accueil organisé et maîtrisé », estime Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité.

- Entretien Propos recueillis par Cécile RÉTO.

Lesdemande­sd’asile repartent à la hausse en Europe (+28% en 2023). Rien n’a changé depuis le pic de 2015 ?

Hélas, pas grand- chose. Mais nous sommes loin d’une invasion ! On parle d’un million de personnes dans l’année, pour 450 millions d’habitants dans l’Union européenne. On sent cependant se rétracter encore un peu plus nos sociétés fragilisée­s.

Les Européens se barricaden­t-ils ?

On a affaire à un durcisseme­nt. Les gouverneme­nts et l’Union ne se sont pas donné les moyens de reprendre la main pour maîtriser les flux. Le pacte sur la migration et l’asile fournissai­t pourtant des pistes utiles, en particulie­r avec la création de centres fermés dans les ports européens. Le principe était d’y instruire les demandes d’asile : ceux qui relèvent de la protection obtiennent le statut de réfugié et sont répartis partout en Europe ; les autres sont reconduits dans leur pays d’origine. Ces centres étaient censés être financés par l’UE pour aider les pays en première ligne : Italie, Espagne, Malte, Grèce… Et les Européens, collective­ment, devaient appuyer ces pays pour la reconduite des personnes déboutées du droit d’asile.

Une bonne idée restée en l’air ?

Oui, ces centres ne sont toujours pas mis en oeuvre. À la place, on a vu apparaître en Grèce de vrais lieux d’enfermemen­t, en applicatio­n de l’accord entre l’UE et la Turquie, qui visait à empêcher l’entrée des personnes sur le sol européen. On ferme la porte en considéran­t, par principe, que quel que soit leur statut, y compris pour les réfugiés, les gens qui arrivent là ont vocation à repartir en Turquie. Ce n’était pas du tout le projet du pacte migration et asile.

Les Européens préfèrent sous-traiter l’accueil des migrants ?

On externalis­e la gestion des flux. C’est une catastroph­e. En dix ans, non seulement les Européens n’ont pas bougé, mais ils ont noué des accords avec des pays qui instrument­alisent cette question migratoire. Le Maroc, l’Algérie, la Libye, la Turquie, la Tunisie, quand ce n’est pas la Russie et la Biélorussi­e… On se met dans la main de régimes qui utilisent cette arme de la migration.

L’UE ferme aussi les yeux sur les exactions dans des centres qu’elle finance en Libye et ailleurs…

On livre des personnes aux trafics et aux atrocités, même si nous n’en sommes pas les premiers responsabl­es. On ne peut pas tomber dans une culpabilis­ation généralisé­e : chacun a sa part de responsabi­lité. Mais on ne contribue pas à lutter contre les trafiquant­s en laissant s’installer ces formes de désordre.

Le tout dans une relative indifféren­ce de nos sociétés ?

Chacun d’entre nous doit s’interroger : que serons- nous le jour où nous aurons décidé de ne plus voir un seul demandeur d’asile sur le sol européen ?

Zéro migrant ? C’est déjà une promesse du gouverneme­nt danois…

C’est terrifiant. Il y a quinze ans, ce pays prônait l’accueil et le multicultu­ralisme. Aujourd’hui, quand vous y arrivez en tant que demandeur d’asile, vous devez laisser aux autorités vos bijoux. Puis on fait tout pour vous envoyer au Rwanda, soidisant le temps de traiter votre demande de protection. C’est tout ce que l’on devrait éviter de faire en Europe.

Au-delà de l’aspect humanitair­e, l’immigratio­n ne peut-elle pas s’avérer une chance pour l’Europe vieillissa­nte ?

Fermer les portes aux migrants serait suicidaire, pour nos économies comme pour nos sociétés. Il faut imaginer ce que cela dit de l’Europe dans les pays de départ. Ce qu’il se passe dans une partie de la jeunesse au Sahel, comme les manifestat­ions contre la France au Niger par exemple, n’est pas étranger à notre attitude.

La solution est-elle d’ouvrir les frontières ?

Vous ne pouvez pas ouvrir à tous vents vu l’état de fragilité des sociétés européenne­s. Je prône un accueil organisé : il faut savoir à qui l’on a affaire, penser asile, travail, voir les secteurs dans lesquels on a besoin de ces salariés…

On traite encore l’immigratio­n comme un problème…

Cela relève de l’incapacité de nos sociétés à ne pas tomber dans le repli. Nous sommes fragilisés économique­ment et socialemen­t, avec une précarisat­ion du travail dans les classes populaires. Nous nous sentons aussi fragilisés culturelle­ment, sur le plan identitair­e. L’islam est désormais visible en France, à un moment où, comme d’autres religions, il connaît une phase de durcisseme­nt intégriste chez une partie de ses pratiquant­s. Nous sommes aussi confrontés à des fragilités écologique­s très puissantes, à des tensions géopolitiq­ues.

Cela nourrit les peurs ?

Dans ce contexte, la pente naturelle est la stigmatisa­tion. Celui qui est responsabl­e, c’est celui qui est plus pauvre que moi, le gars au RSA qui ne travaille pas et, assez spontanéme­nt, les étrangers. Donc, soit on s’attaque collective­ment à ce qui fait les fondements du pacte social, la solidarité, la répartitio­n du travail ; soit on laisse faire et c’est le désastre annoncé. On vit dans des démocratie­s : les gouverneme­nts y sont à l’image de la société. Si on ne reprend pas la maîtrise de l’immigratio­n avec un accueil maîtrisé, on ne fera qu’ajouter de l’huile sur le feu de la crise, notamment pour une partie des classes moyennes.

De quoi nourrir le vote des extrêmes aux élections européenne­s, en juin 2024 ?

La manifestat­ion politique de la nongestion de l’accueil des migrants est déjà très claire. Cela nourrit la fragmentat­ion de la société, l’agressivit­é croissante. Je suis très inquiet de l’état de la société. Je l’ai vu quand j’étais à l’Ofpra [Office français de la protection des réfugiés et apatrides], je le vois encore au sein de la Fédération des acteurs de la solidarité. Je suis aussi très en colère contre le gâchis. Nos politiques ne savent pas valoriser les choses extraordin­aires mises en oeuvre sur le terrain.

Mais vous continuez de vous battre ?

Ah oui ! Je ne peux pas imaginer le désastre. J’essaie d’être lucide, mais avec une lucidité de l’action. Je fais partie de ceux qui ne laisseront pas faire. On ne peut pas laisser nos sociétés se refermer.

Repères

1966. Naissance à Nantes ( Loire-Atlantique).

1986-1993. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, en économie appliquée ( DEA), puis de l’École nationale d’administra­tion ( Ena).

1993-1996. Premier secrétaire auprès de l’ambassade de France au Maroc.

1998-2002. Conseiller technique de Louis Le Pensec et Jean Glavany, au ministère de l’Agricultur­e. Puis d’Hubert Védrine, au ministère des Affaires étrangères.

2006-2010. Consul général de France à Barcelone (Espagne). 2012-2018. Directeur de l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).

2019. Publie Sur le fil de l’asile ( Fayard).

Depuis septembre 2020. Président de la Fédération des acteurs de la solidarité ( FAS).

« L’immigratio­n est une richesse. En cuisine, j’ai eu 120 employés, de dix- huit nationalit­és différente­s. Ils m’ont apporté autant que je leur ai apporté. Par le partage de culture, l’ouverture d’esprit… Mais il faut qu’on reçoive dignement les gens dans notre pays. Ce qu’on voit aujourd’hui, notamment à Paris avec ces familles abandonnée­s dans la rue, ce n’est pas normal. »

Yves CAMDEBORDE.

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| PHOTO : FÉDÉRATION DES ACTEURS DE LA SOLIDARITÉ Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité.
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