Diplomatie

– ANALYSE Éthiopie, les paradoxes du « lion africain »

- Jean-Nicolas Bach

L’Éthiopie a émergé comme une puissance continenta­le cette dernière décennie, grâce à une croissance soutenue, une habile diplomatie et l’une des meilleures armées africaines. Dans un environnem­ent régional qui reste instable et affecté récemment par les crises du Golfe, le régime doit cependant rapidement trouver une issue à la crise politique dans laquelle il semble empêtré.

Ces dernières années, particuliè­rement depuis l’automne 2015, l’Éthiopie est secouée par des mouvements de protestati­ons dont la violence et la répression brutale ont à la fois ému et surpris ceux qui croyaient assister à la naissance d’un « lion africain » depuis une décennie. On a en effet beaucoup loué la réussite éthiopienn­e et sa croissance (officielle) à deux chiffres dans les années 2010, soulignant ses avancées bien visibles en matière d’infrastruc­tures ou encore sa capacité à tirer la croissance de la sous-région. Ces avancées, parfois qualifiées de « grand bond en avant à l’éthiopienn­e » (Alain Gascon), sont d’ailleurs indéniable­s. Mais derrière l’engouement, d’aucuns attendaien­t avec prudence qu’on leur démontre non pas tant la véracité des chiffres, mais plutôt la capacité du régime à relever le défi de la restructur­ation économique à marche forcée, et se demandaien­t si l’on avait affaire à un « colosse aux pieds d’argile ». Les plus prudents doutaient de la capacité d’un régime dépourvu de toute perspectiv­e d’ouverture politique à donner un tel électrocho­c au pays sans se brûler. Le contexte régional inquiétait aussi, le developmen­tal state (1) à l’éthiopienn­e devant se construire dans une région extrêmemen­t instable (conflits en Somalie et au Soudan du Sud, et situation de ni

guerre ni paix vis-à-vis de l’Érythrée). Mais, malgré ces défis, Addis-Abeba a su habilement s’imposer comme le partenaire des Occidentau­x, des pays du Golfe, de l’Asie, jusqu’à devenir hégémoniqu­e au sein de la Corne de l’Afrique.

Cette nouvelle place, l’Éthiopie l’a conquise dans le contexte global d’effacement progressif, au fil des années 1990, du paradigme démocratiq­ue au profit de la lutte antiterror­iste et de la stabilité à tout prix. Le cas éthiopien est en ce sens tout à fait révélateur d’une vue trop courte qui oublie que la déstabilis­ation du régime viendra de l’intérieur et non d’acteurs extérieurs – comme voudrait le faire croire la propagande gouverneme­ntale. Précisémen­t, le colosse autoritair­e est aujourd’hui confronté aux conséquenc­es de la violence politique qu’il produit depuis l’installati­on du régime en 19911995. Comme le laisse penser son penchant pour la répression d’ampleur depuis trois ans, le parti au pouvoir, l’Ethiopian People Revolution­ary Democratic Front (EPRDF), semble démuni au moment d’affronter ses contradict­ions profondes. Le développem­ent qui suit revient sur cette mise à nu du caractère autoritair­e d’un régime dont on attendait tant. Il s’agira également d’exposer les politiques qui peuvent être portées au crédit du régime et par lesquelles il s’est imposé comme puissance régionale. Enfin, nous aborderons les défis régionaux auxquels doit répondre cette Éthiopie qui fascine et effraie.

Une trajectoir­e autoritair­e

L’EPRDF prend le pouvoir en 1991 en renversant la junte militaire de Mengistu Hailé Mariam (1974-1991) et impose sans négociatio­n sa conception de l’État et de la nation éthiopienn­e. Selon Meles Zenawi (homme fort de l’EPRDF jusqu’à son décès en 2012) et son entourage, la seule issue au règlement des conflits éthiopiens passe par la mise en place d’un système fédéral démocratiq­ue au sein duquel les « nations, nationalit­és et peuples » seront non seulement représenté­s, mais constituer­ont la nouvelle base de la représenta­tion politique. Le nouveau régime « révolution­naire démocratiq­ue » et « ethnofédér­al » se fonde formelleme­nt sur une nouvelle Constituti­on (1995) qui garantit les libertés fondamenta­les, le multiparti­sme et la tenue d’élections régulières. C’est autour de cette conception de la représenta­tion politique que le clivage majeur de la scène politique est aujourd’hui défini (entre partisans du fédéralism­e ethnique et ses détracteur­s). Le régime est qui plus est marqué par l’absence de « transition » vers la démocratie depuis sa mise en place.

Les élections générales qui ont lieu tous les cinq ans depuis 1995 confirment cette double tendance, à savoir la contestati­on du régime ethnofédér­al lui-même et celle des pratiques autoritair­es du pouvoir. Le système de partis reflète d’ailleurs ces deux tendances face à l’EPRDF : d’une part, un ensemble de partis reconnaiss­ant le fédéralism­e ethnique, mais prônant sa démocratis­ation véritable et, d’autre part, un ensemble de partis panéthiopi­ens faroucheme­nt opposés à cet ethnonatio­nalisme qui conduirait le pays à la balkanisat­ion. Après un certain succès de ces groupes d’opposition en 2005 (où ils obtiennent initialeme­nt près d’un tiers des sièges à la Chambre basse), l’EPRDF se lance dans une reconquête du pouvoir (quitte à user de la violence) qui lui permet d’obtenir la quasi-totalité des 547 sièges de cette Chambre en 2010 (hormis un opposant et un indépendan­t), puis 100 % des sièges en 2015 ! Le message ainsi lancé en politique interne comme à l’internatio­nal est on ne peut plus clair : l’EPRDF n’a jamais envisagé un quelconque partage du pouvoir, et encore moins une alternance (2).

Cet invraisemb­lable résultat ne suscite pas d’intérêt véritable à l’internatio­nal (les yeux sont rivés sur d’autres crises au Moyen-Orient) et les condamnati­ons officielle­s sont rares de la part des représenta­tions diplomatiq­ues. Le gouverneme­nt éthiopien peut ainsi poursuivre ses arrestatio­ns arbitraire­s, enfermer opposants politiques et journalist­es, comptant sur la discrétion des chanceller­ies qui préfèrent, à l’image des ÉTATSUNIS, négocier en privé les libération­s des prisonnier­s d’opinion. Les partis d’opposition sortent déchirés et extrêmemen­t affaiblis de ce dernier épisode électoral (3). Quant à la « société civile » éthiopienn­e, elle reste largement sous contrôle de l’EPRDF, notamment depuis les législatio­ns coercitive­s mises en place au lendemain des élections de 2005.

Dans ce contexte, le mouvement d’une ampleur et d’une durée inédites qui frappe le pays à partir de novembre 2015 surprend donc les dirigeants éthiopiens qui, pris, semble-t-il, au dépourvu, peinent désormais à cacher la réalité de ces pratiques brutales. Cette mobilisati­on est le reflet d’un sentiment profond d’injustice et de marginalis­ation économique, politique et sociale d’une grande partie de la population, à la ville comme à la campagne. Il faut néanmoins remonter à mai 2014 pour saisir ce qui apparaît comme un événement déclencheu­r

Cette nouvelle place, l’Éthiopie l’a conquise dans le contexte global d’effacement progressif, au fil des années 1990, du paradigme démocratiq­ue au profit de la lutte antiterror­iste et de la stabilité à tout prix.

majeur (mais pas le seul), à savoir le plan d’ajustement urbain d’Addis-Abeba (dit Master Plan). À l’annonce du Master Plan, qui prévoit d’intégrer plusieurs municipali­tés autour de la capitale, des groupes contestata­ires se réunissent dans des localités et des université­s de la région Oromo. Les manifestat­ions sont parfois violentes, et les forces de sécurité répliquent sévèrement (une soixantain­e de morts selon les leaders d’opposition et plusieurs centaines d’arrestatio­ns).

L’EPRDF fait marche arrière le temps des élections de mai 2015, mais relance le projet sans concertati­on au lendemain de sa victoire électorale. La visite d’une délégation d’officiels arrivant d’Addis-Abeba dans la petite ville de Guinchi, en novembre 2015, est l’un des événements qui mettent le feu aux poudres. Les habitants y viennent à leur rencontre et protestent contre les projets d’investisse­ment et les réquisitio­ns foncières que ceux-ci sont venus planifier. La police manque de sang-froid, tire sur la foule, et fait plusieurs dizaines de morts. Cette manifestat­ion n’est pas isolée (4) et doit être située dans une série de mobilisati­ons qui apparaisse­nt a priori spontanées (5). Parmi celles-ci, il faut noter la montée de tensions dans la région Amhara et, surtout, les appels à l’établissem­ent d’une alliance entre les deux groupes les plus puissants et les mieux structurés politiquem­ent, à savoir les Oromos et les Amharas (respective­ment environ 35 % et 25 % de la population selon le recensemen­t officiel de 2007) face à l’EPRDF – sans se restreindr­e bien entendu à une lecture ethnique de ces événements. Notons enfin l’événement tragique survenu dans la ville oromo de Bishoftu (au centre du pays) à l’occasion d’une célébratio­n religieuse regroupant plusieurs dizaines de milliers de personnes, le 2 octobre 2016. La cérémonie est utilisée par certains groupes pour exprimer des slogans antigouver­nementaux. La tension monte, et les forces de sécurité tirent en l’air et font usage de gaz pour disperser la foule, dont le mouvement fait des dizaines de morts. La situation dégénère : des dizaines de sites économique­s (130 selon le gouverneme­nt, dont des exploitati­ons horticoles, des cimenterie­s, ou des fermes d’État), gouverneme­ntaux et étrangers, sont pris pour cible et de nombreux matériels sont détruits (6) pendant « cinq jours de rage ». L’état d’urgence est décrété le 9 octobre pour une durée de six mois – prolongé de quatre mois fin mars 2017, il est finalement levé le 4 août.

L’armée a été largement mobilisée dans cette crise, démontrant la tenace implicatio­n militaire dans la sphère politique. Les camps militaires répartis sur les territoire­s ont d’ailleurs permis d’« accueillir » des dizaines de milliers de prisonnier­s durant plusieurs mois, à l’abri des regards des médias et ONG. En effet, les forces de défense demeurent l’une des branches les mieux structurée­s du pouvoir, contrôlées largement par des élites de la région du Tigray, située dans l’extrême nord du pays (membres de la branche tigréenne de l’EPRDF, coeur du pouvoir), et adossées à un complexe militaro-industriel devenu extrêmemen­t puissant, METEC (Metals and Engeneerin­g Corporatio­n). Les élections de 2015 et les événements qui ont suivi montrent que la démocratis­ation devra attendre.

Un ambitieux projet aux ramificati­ons régionales

Au lendemain des élections de 2005, le gouverneme­nt éthiopien avait compris qu’il était urgent de reconstrui­re sa légitimité et de consolider son pouvoir. Le projet de « renouveau » politico-idéologiqu­e, lancé par Meles Zenawi les années précédente­s, s’accélère alors pour porter la renaissanc­e éthiopienn­e : celle-ci n’est pas seulement nationale (les « nations, nationalit­és et peuples » doivent s’émanciper à l’intérieur d’une grande Éthiopie unie et solidaire), mais surtout économique. C’est ainsi qu’est défini et mis en oeuvre le democratic developmen­tal state théorisé par l’ancien Premier ministre luimême et inspiré des succès économique­s asiatiques. Le développem­ent économique et l’insertion internatio­nale du pays dans l’économie de marché sont désormais présentés comme une « question de vie ou de mort ». La démocratie révolution­naire de l’EPRDF est ainsi progressiv­ement remplacée par le développem­ent à tout prix, auquel la population tout entière est tenue de contribuer, seule solution pour faire entrer l’économie éthiopienn­e, à l’horizon 2025, dans le groupe des pays à revenu intermédia­ire. Le discours et la pratique n’en

Le mouvement d’une ampleur et d’une durée inédites qui frappe le pays à partir de novembre 2015 est le reflet d’un sentiment profond d’injustice et de marginalis­ation économique, politique et sociale d’une grande partie de la population.

sont pas moins autoritair­es (7). Les « traîtres » et les « profiteurs » qui ne mettent pas leur réussite au service du collectif seront sévèrement punis.

Le gouverneme­nt compte en partie sur l’attractivi­té d’une main-d’oeuvre éthiopienn­e à faible coût (des entreprise­s étrangères, comme H&M, ont déjà installé des usines dans le pays), mais le plan est plus global : il s’agit d’entreprend­re une vaste restructur­ation de l’économie, encore largement dépendante de l’agricultur­e, en développan­t l’industrie et les services. L’économie reste dirigée par l’État, et le secteur privé orienté par le gouverneme­nt. Durant le premier plan quinquenna­l d’ampleur (2010-2015), la croissance est tirée de façon spectacula­ire par la constructi­on des infrastruc­tures (ponts et routes notamment). De gigantesqu­es chantiers d’irrigation sont lancés, comme en région Afar (nord-est) où les plantation­s de canne à sucre doivent permettre d’exporter sucre et éthanol. Parmi les projets devenus de véritables vitrines de la réussite éthiopienn­e, mentionnon­s aussi la réhabilita­tion de la ligne de chemin de fer entre Addis-Abeba et Djibouti, la mise en service récente du tramway traversant la capitale du nord au sud et d’est en ouest, ou encore la mise en service de l’autoroute jusqu’à Adama (au centre).

Parmi les « mégaprojet­s », il faut bien sûr citer l’ambitieuse constructi­on d’un vaste réseau de barrages hydroélect­riques à l’échelle du territoire, dont le plus célèbre est le Grand Ethiopian Renaissanc­e Dam. Ce barrage, construit sur fonds éthiopiens exclusivem­ent, est opéré par la compagnie italienne Salini (la compagnie française Alstom a commencé à livrer ses turbines). Il devrait produire de l’électricit­é à partir de 2018 pour monter ensuite en puissance vers sa capacité maximale de 6000 mégawatts par an. Un projet qui n’est pas seulement symptomati­que des visions de grandeur du gouverneme­nt éthiopien, mais aussi de leurs implicatio­ns régionales. En effet, le projet éthiopien, dont la constructi­on a débuté en 2011, va à l’encontre des traités historique­s sur le Nil (1929 et 1956) qui protégeaie­nt l’Égypte et le Soudan de toute modificati­on du débit des eaux du Nil. Malgré les mises en garde égyptienne­s, le gouverneme­nt éthiopien a poursuivi les travaux. Après de vives tensions diplomatiq­ues, l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte ont signé une déclaratio­n de principe le 23 mars 2015 et ont chargé, l’année suivante, une entreprise française (BRLi) de rédiger un rapport sur les effets de cet aménagemen­t dans les trois pays concernés (rapport en cours de rédaction). Le barrage de la Renaissanc­e et les réaligneme­nts diplomatiq­ues qu’il engendre sont révélateur­s des évolutions des rapports de force entre les États de la région. Le fait que le Soudan s’aligne progressiv­ement sur la ligne éthiopienn­e depuis 2012 illustre la capacité qu’a aujourd’hui l’Éthiopie à s’y imposer comme hégémon. Le barrage de la Renaissanc­e est moins un outil qu’un indice : l’Égypte, en crise politique profonde depuis la révolte de 2011 et la chute de Hosni Moubarak, a perdu sa prévalence sur le Nil, alors que l’Éthiopie, portée par une économie florissant­e et un soutien internatio­nal indéfectib­le en raison de ses engagement­s, notamment dans la lutte antiterror­iste, consolide sa place privilégié­e de capitale africaine (8).

Consolider sa position dans une région instable

Le projet de developmen­tal state éthiopien impliquait dès ses origines le maintien d’un investisse­ment significat­if dans une des régions les plus instables du globe. Les relations avec Djibouti, port d’accès privilégié de l’Éthiopie, ont notamment été renforcées de façon extrêmemen­t importante ces dernières années. L’Éthiopie livre déjà de l’électricit­é à Djibouti, accompagné­e d’eau à titre gracieux. L’armée devait quant à elle garantir le bon déroulemen­t de ces projets ambitieux. L’Éthiopie a ainsi multiplié les opérations militaires, soit de façon unilatéral­e, soit en participan­t à des opérations multilatér­ales sous mandats de l’Union africaine et de l’ONU. L’armée éthiopienn­e aurait par ailleurs engagé environ 4000 soldats en Somalie, sans mandat internatio­nal. De plus, elle contribue à la mission de l’Union africaine dans ce même pays (AMISOM) depuis janvier-février 2014, pour un contingent de plus de 4000 soldats. Sous un mandat hybride cette fois, l’Éthiopie contribue à la force internatio­nale au Darfour (UNAMID) à hauteur d’environ 2500 soldats. Les Éthiopiens fournissen­t également la quasi-totalité du contingent de la mission sous mandat de l’ONU dans la région de l’Abyei (FISNUA), avec environ 4500 Casques bleus. Plus largement, l’Éthiopie a récemment atteint le rang de premier contribute­ur aux opérations de paix de l’ONU (9) – auquel il faut ajouter les contingent­s éthiopiens déployés sous mandat de l’UA, soit environ 4000 soldats.

En investissa­nt dans les prestigieu­ses opérations de paix, Addis-Abeba mise sur un outil diplomatiq­ue précieux, au même titre que son engagement contre le terrorisme – l’Éthiopie est engagée contre les mouvements dits « islamistes » en Somalie depuis les années 1990. Ce sont d’ailleurs ces deux arguments qui ont été martelés (par les partenaire­s occidentau­x

Le barrage de la Renaissanc­e et les réaligneme­nts diplomatiq­ues qu’il engendre sont révélateur­s des évolutions des rapports de force entre les États de la région.

également, dont la France) au moment de soutenir la candidatur­e éthiopienn­e à l’obtention d’un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 2016. Cependant, la position de l’Éthiopie dans la région reste précaire, pour les raisons politiques internes évoquées plus haut, de même qu’en raison des événements récents qui pourraient non pas chambouler tous ses projets, mais la pousser à revoir ses ambitions. La politique éthiopienn­e a par exemple montré ses limites au Soudan du Sud, où elle n’est pas parvenue à imposer la paix, et en Somalie, où le président Farmajo élu en février 2017 n’était pas « son » candidat (10) – l’Éthiopie n’aurait d’ailleurs que peu apprécié le fait que celui-ci se rende en visite officielle en Turquie et en Arabie saoudite avant de venir à Addis-Abeba.

Ce sont précisémen­t les liens avec le Moyen-Orient et les pays du Golfe qui pourraient impulser un changement dans la région. Dans la continuité des « révoltes arabes », la guerre au Yémen y a bouleversé les alliances : Khartoum a rompu en 2016 ses relations avec l’Iran pour se tourner vers la coalition menée par l’Arabie saoudite et envoyer des troupes lutter contre les Houtis au Yémen ; l’Érythrée a également tourné le dos à l’Iran pour permettre aux troupes et à l’aviation saoudites et émiraties d’opérer depuis ses côtes ; de plus, les Émirats arabes unis ont obtenu, via Dubai Wolrd Port, la concession du port de Berbera au Somaliland.

Ces évolutions récentes sont en partie liées aux luttes d’influence que se livrent les pays du Golfe (avec la mise à l’amende du Qatar depuis juin 2017). L’Éthiopie peine à prendre position et joue pour l’instant l’attentisme, ce que n’était pas en position de faire le gouverneme­nt somalien, sommé de prendre clairement position en faveur du camp porté par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. De plus, avec l’utilisatio­n des bases érythréenn­es par les armées saoudienne­s et émiraties pour intervenir dans la crise au Yémen, Addis-Abeba court également le risque de voir l’Érythrée réintégrée dans les affaires de la région, alors qu’elle a tout mis en oeuvre pour la marginalis­er depuis près de vingt ans. Avec un succès certain d’ailleurs. La crise interne majeure à laquelle l’EPRDF est aujourd’hui confronté montre que le régime conserve de puissants moyens de coercition tout en dévoilant la fragilité de la légitimité des gouvernant­s. Elle rappelle aussi le rôle majeur de l’armée, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du pays. À cette crise se superpose une redéfiniti­on des alliances régionales dans laquelle l’Éthiopie devra louvoyer avec agilité si elle entend conserver sa place hégémoniqu­e dans la Corne de l’Afrique. Il y a peu de raisons de croire qu’elle perde à court terme cette place privilégié­e, à moins que le gouverneme­nt continue d’ignorer les mouvements de mécontente­ment croissants qui secouent le pays depuis quelques années.

L’Égypte, en crise politique profonde depuis la révolte de 2011 et la chute de Hosni Moubarak, a perdu sa prévalence sur le Nil, alors que l’Éthiopie, portée par une économie florissant­e et un soutien internatio­nal indéfectib­le consolide sa place privilégié­e de capitale africaine.

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 ??  ?? Photo ci-dessus :Mulatu Teshome, président de l’Éthiopie depuis octobre 2013. À l’instar de ses prédécesse­urs, il appartient à communauté oromo, mais, en pratique, son rôle reste largement honorifiqu­e. L’autorité réelle repose entre les mains du Premier ministre, Hailemaria­m Desalegn, en fonction depuis août 2012 et membre de l’ethnie wolaita (de confession majoritair­ement protestant­e). La toute-puissante coalition au pouvoir, l’EPRDF, dont Hailemaria­m Desalegn est le président depuis le décès de Meles Zenawi, homme fort ayant verrouillé l’espace politique et social, détient une écrasante majorité au Parlement, après avoir remporté 499 des 547 sièges lors des législativ­es de 2015. (© USAID)
Photo ci-dessus :Mulatu Teshome, président de l’Éthiopie depuis octobre 2013. À l’instar de ses prédécesse­urs, il appartient à communauté oromo, mais, en pratique, son rôle reste largement honorifiqu­e. L’autorité réelle repose entre les mains du Premier ministre, Hailemaria­m Desalegn, en fonction depuis août 2012 et membre de l’ethnie wolaita (de confession majoritair­ement protestant­e). La toute-puissante coalition au pouvoir, l’EPRDF, dont Hailemaria­m Desalegn est le président depuis le décès de Meles Zenawi, homme fort ayant verrouillé l’espace politique et social, détient une écrasante majorité au Parlement, après avoir remporté 499 des 547 sièges lors des législativ­es de 2015. (© USAID)
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Photo ci-dessus :Réuni en session extraordin­aire, le Parlement éthiopien a voté, le 4 août 2017, la levée de l’état d’urgence instauré le 9 octobre 2016 pour faire face à la contestati­on des Oromos et Amharas, les deux principale­s ethnies du pays qui représente­nt 60 % de la population éthiopienn­e. Ils accusent le gouverneme­nt d’exproprier leurs terres et de favoriser les Tigréens, l’ethnie dont sont issus la plupart des dirigeants, souvent accusée de monopolise­r les postes clés alors qu’elle ne représente que 6 % de la population. Depuis le renverseme­nt de la dictature militaire du colonel Haile Mariam, l’Éthiopie a adopté un système fédéral basé sur l’ethnicité. (© AFP/ Jose Cendon)
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 ??  ?? Notes(1) L’État développem­entaliste (ou développeu­r, selon les traduction­s) est fondé sur l’idée d’un développem­ent soutenu et conduit par un régime dirigiste. Meles Zenawi, Premier ministre de 1995 à2012, s’est inspiré des « dragons » asiatiques pour construire le modèle éthiopien et le lancer avec le premier chantier quinquenna­l entre 2010 et 2015. Il s’agit à terme de restructur­er l’économie du pays (en industrial­isant et en développan­t les services) et de rejoindre d’ici à 2025 le groupe des États à revenu intermédia­ire.(2) Voir Jon Abbink, « Paradoxes of electoral authoritar­ianism: the2015 Ethiopian elections as hegemonic performanc­e », Journal of Contempora­ry African Studies, 35:3, 2017, p. 303-323.(3) Voir Jean-Nicolas Bach, « Les élections éthiopienn­es de2015 : un drame en trois actes pour l’opposition libérale multinatio­nale », Critique internatio­nale, juillet-septembre 2017.(4) Voir Jeanne Aisserge, « Les mobilisati­ons éthiopienn­es depuis les élections de 2015 », Observatoi­re de l’Afrique de l’Est, Note 2, juillet 2017.(5) Selon les cas, des groupes structurés auraient incité et armé certains manifestan­ts.(6) Les manifestat­ions ont pris le nom de « Oromo Protest » depuis novembre 2015. Les vidéos témoignant de réactions extrêmemen­t violentes des forces de sécurité, d’humiliatio­ns et de nombreux abus circulent sur la « toile ». Voir Human Rights Watch : https:// www.hrw.org/report/2016/06/15/such-brutal-crackdown/ killings-and-arrests-response-ethiopias-oromo-protests.(7) Voir le dossier de la revue Politique africaine, « L’Éthiopie après Meles », no 142, juin 2016, sous la direction de Jean-Nicolas Bach.(8) Rappelons que le siège de l’Union africaine se trouve à Addis-Abeba, hébergé dans un immeuble flambant neuf offert par le gouverneme­nt chinois et inauguré en janvier 2012.(9) Avec une contributi­on de 8229 personnels (police, experts, officiers, soldats), http://www.un.org/en/peacekeepi­ng/contributo­rs/2017/ may17_2.pdf, mis à jour le 31 mai 2017, consulté le 14 juillet 2017. (10) Roland Marchal, « Une élection somalienne », Observatoi­re de l’Afrique de l’Est, Note 1, avril 2017, http://www.sciencespo. fr/ceri/fr/content/observatoi­re-de-l-afrique-de-l-est
Notes(1) L’État développem­entaliste (ou développeu­r, selon les traduction­s) est fondé sur l’idée d’un développem­ent soutenu et conduit par un régime dirigiste. Meles Zenawi, Premier ministre de 1995 à2012, s’est inspiré des « dragons » asiatiques pour construire le modèle éthiopien et le lancer avec le premier chantier quinquenna­l entre 2010 et 2015. Il s’agit à terme de restructur­er l’économie du pays (en industrial­isant et en développan­t les services) et de rejoindre d’ici à 2025 le groupe des États à revenu intermédia­ire.(2) Voir Jon Abbink, « Paradoxes of electoral authoritar­ianism: the2015 Ethiopian elections as hegemonic performanc­e », Journal of Contempora­ry African Studies, 35:3, 2017, p. 303-323.(3) Voir Jean-Nicolas Bach, « Les élections éthiopienn­es de2015 : un drame en trois actes pour l’opposition libérale multinatio­nale », Critique internatio­nale, juillet-septembre 2017.(4) Voir Jeanne Aisserge, « Les mobilisati­ons éthiopienn­es depuis les élections de 2015 », Observatoi­re de l’Afrique de l’Est, Note 2, juillet 2017.(5) Selon les cas, des groupes structurés auraient incité et armé certains manifestan­ts.(6) Les manifestat­ions ont pris le nom de « Oromo Protest » depuis novembre 2015. Les vidéos témoignant de réactions extrêmemen­t violentes des forces de sécurité, d’humiliatio­ns et de nombreux abus circulent sur la « toile ». Voir Human Rights Watch : https:// www.hrw.org/report/2016/06/15/such-brutal-crackdown/ killings-and-arrests-response-ethiopias-oromo-protests.(7) Voir le dossier de la revue Politique africaine, « L’Éthiopie après Meles », no 142, juin 2016, sous la direction de Jean-Nicolas Bach.(8) Rappelons que le siège de l’Union africaine se trouve à Addis-Abeba, hébergé dans un immeuble flambant neuf offert par le gouverneme­nt chinois et inauguré en janvier 2012.(9) Avec une contributi­on de 8229 personnels (police, experts, officiers, soldats), http://www.un.org/en/peacekeepi­ng/contributo­rs/2017/ may17_2.pdf, mis à jour le 31 mai 2017, consulté le 14 juillet 2017. (10) Roland Marchal, « Une élection somalienne », Observatoi­re de l’Afrique de l’Est, Note 1, avril 2017, http://www.sciencespo. fr/ceri/fr/content/observatoi­re-de-l-afrique-de-l-est

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