Diplomatie

– ANALYSE L’Uruguay et la gauche tranquille

- Germán Clulow

Contrairem­ent à la plupart des mouvements de gauche latinoamér­icains, actuelleme­nt à la peine, le Frente Amplio, surprenant­e union pérenne de toutes les gauches, dirige l’Uruguay depuis 2004 dans le respect des institutio­ns démocratiq­ues, grâce sans doute, et paradoxale­ment, à un certain conservati­sme.

Tous les écoliers uruguayens apprennent, dès leur plus jeune âge, que le pays est une penillanur­a suavemente ondulada (« pénéplaine légèrement ondulée », affirmatio­n en soi redondante !). Ce constat, qui fait état d’une topographi­e morne et aux accidents prévisible­s, pourrait bien s’appliquer à la vie politique uruguayenn­e. Là où certains voient la défense des valeurs démocratiq­ues, un esprit de modération et de tolérance, ainsi que la volonté de trouver des compromis comme piliers de la société, d’autres voient l’indifféren­ce et l’aboulie, le conservati­sme politique, le dogmatisme idéologiqu­e et la paresse intellectu­elle. Non, les changement­s politiques et sociaux en Uruguay ne seront jamais ni radicaux, ni abrupts, ni (très) violents. La conquête par la gauche des responsabi­lités de l’État en 2004 ne peut être attribuée uniquement à un effet de contagion idéologiqu­e dans la région, ni expliquée en tant que courant réformiste en contraste marqué face aux « politiques néolibéral­es » des années 1990, ni même comme mouvement de contestati­on sociale résultant de la crise économique de 2002. Si tous ces facteurs ont certes joué un rôle, le triomphe de la gauche à l’élection présidenti­elle de 2004 correspond avant tout à un long processus de transforma­tion commencé au début des années 1960 qui conduira au réaligneme­nt des préférence­s partisanes et à la modificati­on profonde du système de partis. C’est cette lente mais pérenne modificati­on du panorama politique qui contribue à expliquer pourquoi, plus de 13 ans après son arrivée au pouvoir, la gauche uruguayenn­e reste l’une des forces politiques les plus stables et socialemen­t ancrées de l’Amérique du Sud.

La conquête graduelle des espaces politiques par la gauche uruguayenn­e peut trouver son exégèse dans trois phéno-

mènes distincts, mais néanmoins imbriqués, apparus à partir des années 1960. En premier lieu, le délitement progressif de l’État providence (l’un des plus anciens et audacieux du continent, développé au début du XXe siècle), qui jusque-là avait joué un rôle réformateu­r, redistribu­teur et interventi­onniste, a affaibli le pouvoir de redistribu­tion et de cooptation des partis traditionn­els. Deuxièmeme­nt, une crise de la représenta­tion politique a commencé à éroder l’historique système bipartisan fondé sur l’opposition entre le Partido Colorado (PC), traditionn­el défenseur des intérêts urbains et centralisa­teurs, et le Partido Nacional (PN), paladin des intérêts agraires et criollos (natifs). Cette crise de la représenta­tion prit la forme d’une demande croissante d’inclusion de la part des nouvelles forces de gauche. Enfin, les pulsions autoritair­es auxquelles les régimes politiques de la région succombère­nt permirent à la gauche d’acquérir ses lettres de noblesse en tant que force de résistance face aux autoritari­smes de droite. Ce dernier point est probableme­nt l’un des héritages marquants de la dictature uruguayenn­e (1973-1985). Alors que la « sédition gauchiste » ne représenta pas de réel danger pour le gouverneme­nt de facto, la propagatio­n de la doctrine américaine de « Sécurité nationale », la dénonciati­on des dangers du marxisme par les militaires uruguayens ainsi que l’emprisonne­ment ou l’exil forcé de ses principaux leaders contribuèr­ent à « glorifier », en particulie­r lors du retour démocratiq­ue, la gauche uruguayenn­e. Sur ce point, le Frente Amplio (FA) a toujours été très habile pour construire une narration fondée sur la résistance, le sacrifice et l’intransige­ance face aux excès et aux violations de la dictature. S’il fallait une preuve de la glorificat­ion de ce « passé de lutte », il suffit d’observer la place que les ex- tupamaros (« guérillero­s ») ont encore au FA. Le plus célèbre et charismati­que de tous est José « Pepe » Mujica, président de l’Uruguay entre 2009 et 2014.

La réforme constituti­onnelle de 1996 et la fin du bipartisme

La montée de la gauche en Uruguay a donc été tout sauf fulgurante. Déjà présente en 1960, avec moins de 10 % de soutien électoral, elle a fait sa première percée lors du scrutin de 1971 avec le FA (créé quelques mois plus tôt et regroupant le Parti socialiste, le Parti démocrate chrétien et le Parti communiste), qui obtint plus de 18 % des suffrages. 1971 marque le début de la fin du traditionn­el système bipartisan. La dictature uruguayenn­e fut paradoxale, si on la compare avec d’autres de la région, dans le sens où elle semble avoir « gelé » le système de partis et les forces politiques majeures. La « photo » prise à la sortie de la dictature semble se superposer quasi parfaiteme­nt avec le panorama des élections de 1971. À partir de 1985, le FA a progressé de manière constante lors de chaque élection, ce qui a conduit les partis traditionn­els, encore majoritair­es, à réformer la Constituti­on en 1996 afin de lui barrer la route. La réforme constituti­onnelle a provoqué deux changement­s importants du système électoral. Premièreme­nt, on est passé, pour les élections présidenti­elles, d’un système de majorité simple à une majorité absolue, avec un éventuel ballotage au second tour entre les deux forces ayant obtenu le plus de suffrages. Deuxièmeme­nt, la réforme supprime l’historique Ley de Lemas (« Loi des partis politiques ») qui permettait le double vote simultané, c’est-à-dire qu’un même parti pouvait présenter plusieurs candidats ou forces politiques ( sublemas) aux élections, toutes les voix des sublemas se cumulant en faveur du parti principal. La Ley de Lemas a eu un impact durable sur la nature et la structure des partis politiques uruguayens, en les poussant à se constituer comme de larges fronts idéologiqu­es et à vocation majoritair­e et gouverneme­ntale. Mais la réforme constituti­onnelle a mis fin aux multiples candidatur­es au sein d’un même parti. La sélection du candidat présidenti­el s’effectue dorénavant lors de primaires.

Dans les faits, la réforme électorale n’a pas servi les desseins des partis traditionn­els et n’a fait que retarder le triomphe de la gauche. En revanche, elle a contribué à gommer progressiv­ement les différence­s historique­s et idéologiqu­es entre les partis traditionn­els, qui sont devenus des alliés de circonstan­ce face au « péril » que représenta­it le FA. Par ailleurs, elle a renforcé la cohésion et la discipline du FA, qui a compris que, dans un scénario tripartite avec un fort clivage gauche-droite, l’union de toutes les forces de gauche constituai­t la meilleure voie pour vaincre une droite divisée. La crainte des partis traditionn­els était fondée. Le FA obtint, aux élections départemen­tales de 1989, son premier grand succès électoral en remportant la capitale. Depuis, il n’a jamais perdu à Montevideo,

Le triomphe de la gauche à l’élection présidenti­elle de 2004 correspond avant tout à un long processus de transforma­tion commencé au début des années 1960.

départemen­t qui concentre environ 50 % de la population du pays. Cette première preuve de sa capacité à gouverner a non seulement permis à la gauche de s’affirmer comme force politique incontourn­able et gouverneme­ntale, mais a également propulsé sur le devant de la scène politique un certain Tabaré Vázquez, élu Intendente (« maire ») de Montevideo en 1989. Il remportera plus tard, en 2004, les élections nationales avec plus de 53 % des voix (au premier tour), devenant ainsi le premier président de gauche de l’Uruguay.

La crise de 2002 et le réaligneme­nt du système de partis

Entre 2000 et 2003, l’Uruguay a traversé l’une des pires crises économique­s de son histoire. Contrairem­ent à ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région, celle-ci n’a pourtant pas entraîné l’effondreme­nt du système de partis, mais a plutôt poussé à son terme la transforma­tion du paysage politique en cours depuis des décennies. Cette crise a eu plusieurs conséquenc­es. Premièreme­nt, elle a contribué à diviser la société uruguayenn­e et à marquer un profond clivage gauche-droite qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Deuxièmeme­nt, elle a provoqué un recul sans précédent du PC, au pouvoir depuis 1994. Une part importante de son électorat a migré vers le FA, une autre vers le PN. Troisièmem­ent, la crise a amplifié l’écho dont bénéficiai­t le discours du FA, qui dénonçait depuis des années les « dérives du néolibéral­isme », la soumission des partis traditionn­els au capitalism­e transnatio­nal ainsi qu’au FMI et à la Banque mondiale, les abus de l’oligarchie bourgeoise, et tant d’autres laïus chers à la gauche latino-américaine. Même si les causes de la crise économique et politique de l’Uruguay étaient bien plus complexes, ce discours a séduit une part importante de l’électorat.

Se positionna­nt comme parti réformateu­r, progressis­te et défenseur des intérêts du « prolétaria­t urbain », le FA s’est approprié de façon magistrale, au moins dans le discours, l’héritage batllista – dérivé du nom de José Batlle y Ordóñez, président du pays au début du siècle, dont les réformes sont associées, pour les Uruguayens, à la naissance de l’État moderne, à la centralisa­tion du pouvoir et au progrès social. Le discours des principale­s figures du FA est, depuis des années, truffé de références et allusions au Batllismo. Cette victoire idéologiqu­e a d’ailleurs contribué à consolider le rôle du FA comme principal parti urbain et défenseur des classes populaires. Quant aux Colorados, une partie importante de leur référentie­l idéologiqu­e

La Ley de Lemas a eu un impact durable sur la nature et la structure des partis politiques uruguayens, en les poussant à se constituer comme de larges fronts idéologiqu­es et à vocation majoritair­e et gouverneme­ntale.

a été « usurpé » par le FA, et ils payent aussi les conséquenc­es de la crise économique de 2002. Le PN, en revanche, reste solidement ancré dans les départemen­ts de l’intérieur du pays où il est, historique­ment, la force dominante. Lors des dernières élections départemen­tales de 2015, le FA est arrivé en tête dans 6 départemen­ts (dont Montevideo et Canelones, qui concentren­t plus de 60 % de la population), le PN dans 12, et le PC dans un seul.

Les raisons du succès

Expliquer le succès de la gauche uruguayenn­e et sa résilience n’est pas tâche facile. Alors que d’autres expérience­s « socialiste­s » dans le sous-continent ont fini en crise économique et politique (Argentine, Brésil), viré vers des expérience­s antilibéra­les (Équateur, Bolivie) ou sombré dans l’autoritari­sme et la répression (Venezuela), la gauche uruguayenn­e (ainsi que la chilienne) demeure une force gouverneme­ntale stable et socialemen­t ancrée. Il est impossible ici de pointer tous les facteurs faisant de l’exemple uruguayen un cas unique dans la région. Les causes sont multiples et profondes. Certaines sont directemen­t attribuabl­es aux politiques du FA, d’autres aux errements de l’opposition. Certaines sont conjonctur­elles, d’autres structurel­les.

Le succès économique du FA ne fait pas de doute. Certaineme­nt influencé par une conjonctur­e internatio­nale favorable (baisse des hydrocarbu­res, hausse des prix agricoles, reprise économique dans les pays voisins), le PIB du pays a connu une croissance ininterrom­pue entre 2003 et 2015, avec une hausse moyenne de près de 6 % entre 2004 et 2011 (1). Le salaire réel a également augmenté, en moyenne de 4 % par an entre 2005 et 2015 (2), alors que le chômage, pour la période de 2006-2016, a été en moyenne de 7,6 % (3). Conjointem­ent aux bons chiffres de l’économie, le FA a réussi à développer des politiques redistribu­tives importante­s, en particulie­r vers les secteurs les plus touchés par la crise, tout en maintenant la discipline fiscale et l’équilibre macroécono­mique.

Ce « compromis » dénote l’existence d’une gauche plurielle, souvent en désaccord, mais avec une démarcatio­n claire des rôles de chaque force politique et une très forte discipline partisane. Le FA est composé de trois grandes ailes. L’extrême gauche est le courant majoritair­e au sein du parti, avec comme principale force politique le Movimiento de Participac­ión Popular (MPP), qui regroupe des figures historique­s de la gauche révolution­naire, et dont le chef de file est José Mujica. Lors des dernières élections législativ­es, le MPP a obtenu 31,5 % des voix au sein du FA. Au centre, on trouve le Parti socialiste, du président Vázquez, force historique qui, bien que minoritair­e (12 %), a souvent un rôle modérateur et de leadership institutio­nnel. À « droite », le Frente Liber Seregni, dirigé par l’ancien vice-président et actuel ministre de l’Économie, Danilo Astori, est composé de plusieurs forces à tendance libérale et prône la discipline fiscale et l’équilibre budgétaire. C’est cette dernière force, minoritair­e elle aussi, qui a toujours été chargée de conduire l’économie.

Il convient également de souligner l’importance de la base militante du FA, très active et engagée. Les « comités de base » sont la cheville ouvrière sur laquelle le parti articule son importante capacité de mobilisati­on et d’endoctrine­ment. Notons aussi que le FA, en tant que force gouverneme­ntale, a marqué un fort retour au corporatis­me d’État, à l’expansion du

fonctionna­riat (4) (en 2005, le nombre de fonctionna­ires était de 231 270, contre 280 853 en 2013) et à la « cooptation » syndicale. Longtemps opposés aux partis traditionn­els, les principaux syndicats uruguayens ont basculé, après 2004, dans une « révérence utilitaris­te » aux gouverneme­nts du FA (nombre de leaders syndicaux sont ensuite devenus des cadres du FA). Le pays est ainsi retombé dans les pires dérives du clientélis­me d’État (clientélis­me que la gauche avait dénoncé pendant des décennies). Ces politiques expansives et corporatis­tes ont une influence directe sur le soutien au FA et sur le « discours de validation » des succès de la gauche en Uruguay, porté principale­ment par les syndicats. D’autres aspects liés au système de partis et à la compétitio­n politique peuvent aussi expliquer le succès de la gauche. L’opposition peine à se reconstrui­re. Le PN reste solidement ancré dans ses bastions agraires, mais a toujours du mal à percer dans les centres urbains. Le PC est en pleine déliquesce­nce, traversant une profonde crise idéologiqu­e et de leadership. En outre, si la gauche uruguayenn­e a réussi quelque chose de très rare, à savoir l’union totale des forces politiques sous une même bannière, la droite reste divisée, et le transfert des voix entre formations n’est pas automatiqu­e. La puissance du FA son unité et sa forte discipline partisane, son enracineme­nt profond et le haut niveau de fidélité de ses électeurs en font une force politique redoutable. Les différents courants politiques qui le composent saisissent parfaiteme­nt que toute tentative de vie politique indépendan­te est sévèrement punie électorale­ment. La loyauté première des électeurs de gauche va au parti, et non aux différente­s factions ou aux personnali­tés politiques, même dans un pays où le tropisme vers le caudillo (chef charismati­que) reste fort. Preuve en est que, depuis 2004, le FA gravite toujours autour de 50 % de suffrages, avec des candidats pourtant très différents comme Tabaré Vázquez et José Mujica. Cette forte loyauté partisane est encore plus évidente dans la capitale, où le FA gouverne sans interrupti­on depuis 25 ans, alors que sa gestion est fortement décriée (augmentati­on des salaires des fonctionna­ires, hausse des impôts locaux, grèves, problèmes de salubrité, inefficien­ce, etc.) par une majorité de Montévidée­ns.

Et maintenant ?

Tout n’est pas rose pour le FA. Le parti sera confronté, à très court terme, à une importante crise de leadership, en particulie­r lors des élections de 2019. Le président Vázquez ne peut se représente­r

Conjointem­ent aux bons chiffres de l’économie, le FA a réussi à développer des politiques redistribu­tives importante­s, en particulie­r vers les secteurs les plus touchés par la crise, tout en maintenant la discipline fiscale et l’équilibre macroécono­mique.

et les deux figures les plus populaires, José Mujica et Danilo Astori, auront respective­ment 84 et 79 ans. Les deux disent ne pas être intéressés par une candidatur­e – même s’il ne faut pas trop croire la parole des hommes politiques lorsqu’ils parlent de retraite. Le FA est un parti dominé par la vieille garde, et les figures jeunes peinent à se faire une place. Le vice-président, Raúl Sendic, considéré il y a quelques années comme la « relève », est devenu récemment une figure nuisible aux yeux de l’opinion publique et certaineme­nt embarrassa­nte pour le FA, car il est impliqué dans des scandales de faux diplôme et de dépenses compromett­antes. Récemment, de fortes pressions et des dissension­s se sont fait sentir à son sujet au sein du FA, et sa démission n’est plus à exclure (5). Sans José Mujica ou Danilo Astori, il n’est pas sûr que le FA puisse porter une candidatur­e suffisamme­nt fédératric­e pour remporter une quatrième victoire consécutiv­e. En outre, le ralentisse­ment de l’économie ces dernières années, l’augmentati­on de la pression fiscale et du déficit budgétaire et une inflation non négligeabl­e (proche de 9 % en moyenne depuis quatre ans (6)) rendent l’hypothèse d’une victoire du FA, ou en tout cas l’obtention de la majorité parlementa­ire, incertaine.

Plus important encore, les tensions réelles qui existent au sein du FA quant au modèle de société voulu risquent de diviser encore plus le parti, en particulie­r dans un contexte de ralentisse­ment économique. L’aile gauche voudrait approfondi­r les réformes sociales, accroître les dépenses publiques, le transfert de fonds vers les plus démunis, et augmenter encore l’imposition sur les secteurs « privilégié­s », alors que l’aile droite prêche toujours la responsabi­lité fiscale et le contrôle des dépenses publiques ( même si le déficit fiscal

pour l’année 2016 a dépassé 4 % du PIB, une première depuis 27 ans (7)). Reste à savoir comment cette lutte interne sera tranchée dans la perspectiv­e des prochaines élections et du développem­ent idéologiqu­e futur de la gauche uruguayenn­e. Autre élément qui divise le FA : la fracture entre « pragmatiqu­es » et « doctrinair­es ». L’aile gauche du parti est toujours dominée par de forts marqueurs idéologiqu­es et référentie­ls propres à la gauche latino-américaine des années 1950 et 1960, alors que le centre et la droite adoptent, notamment sur le plan économique, une attitude plus pragmatiqu­e. Ce point peut être illustré par deux exemples. Le premier est la relation du FA avec le Venezuela. L’Uruguay a été pendant longtemps l’un des rares soutiens de Nicolas Maduro en Amérique latine, et le seul au sein du MERCOSUR. Les tensions au sein du FA sont importante­s à ce sujet, et le silence et les multiples volte-face du gouverneme­nt quant aux exactions du régime vénézuélie­n s’expliquaie­nt avant tout par le soutien indéfectib­le de l’extrême gauche, et de différents syndicats, à la « révolution bolivarien­ne ». Cependant, le 5 août 2017, le MERCOSUR a suspendu indéfinime­nt le Venezuela en appliquant le protocole d’Ushuaia et sa clause démocratiq­ue, cette fois avec l’accord de l’Uruguay. Cette décision a marqué encore plus la fracture au sein du FA : les communiste­s et la liste 711 (du vice-président Sendic) ont renouvelé leur soutien à Nicolas Maduro et condamné la position du gouverneme­nt ; d’autres tendances, comme le MPP, sont elles-mêmes divisées (la décision du président Vázquez aurait été prise après consultati­on et accord de José Mujica). Le deuxième exemple de cette fracture entre pragmatiqu­es et doctrinair­es est le retrait du gouverneme­nt des négociatio­ns du TISA (accord sur le commerce des services) en 2015, à la suite des pressions des syndicats et de l’aile gauche du parti, le MPP en tête, alors que les ministres de l’Économie et des Affaires étrangères poussaient pour un accord.

Le FA a porté avec succès certains projets chers à sa base, comme le mariage égalitaire ou la dépénalisa­tion de l’avortement et du cannabis, mais a, pour le moment, échoué dans des réformes capitales et particuliè­rement importante­s pour la gauche : la santé et, plus encore, l’éducation restent des points noirs dans l’héritage du gouverneme­nt. La plupart des indicateur­s internatio­naux font le constat d’une détériorat­ion de l’enseigneme­nt public en Uruguay alors que l’éducation était le thème central du discours de Tabaré Vázquez et José Mujica. En outre, les grandes réformes industriel­les et productive­s promises sous le quinquenna­t Mujica, comme le développem­ent du réseau ferroviair­e, des projets miniers (Aratirí) ou encore la constructi­on d’un port en eaux profondes à Rocha, sont restées lettre morte. La gauche uruguayenn­e n’a pas été révolution­naire ; elle n’a ni transformé la société ni renversé l’ordre social. Elle n’a pas réformé un pays toujours aussi dépendant des exportatio­ns agricoles, du tourisme et de l’endettemen­t. La principale usine de l’Uruguay reste l’État. Le FA a, certes, été un administra­teur responsabl­e en période de croissance, mais limité dans son audace. La nature des partis politiques uruguayens les pousse au compromis, à la modération. La gauche uruguayenn­e se débat entre divers courants centrifuge­s. La synthèse de ces forces n’est pas évidente et pourrait devenir instable en l’absence d’un leadership fort, dans un contexte de décroissan­ce économique et dans le cas de la fin de l’idylle avec les syndicats. Le FA se dit une force progresist­a. En réalité, il est tout aussi conservate­ur que l’ensemble de la classe politique et de la société uruguayenn­e. Là réside peut-être la raison profonde de son succès.

Si la gauche uruguayenn­e a réussi quelque chose de très rare, à savoir l’union totale des forces politiques sous une même bannière, la droite reste divisée, et le transfert des voix entre formations n’est pas automatiqu­e.

 ??  ?? analysePar Germán Clulow, doctorant en science politique à l’Université libre de Bruxelles. Il a travaillé comme enseignant à l’Universida­d ORT URUGUAY et à l’université catholique de Lille.Photo ci-dessus :Le président de l’Uruguay, Tabaré Vázquez, issu du parti socialiste uruguayen – l’une des composante­s du Frente Amplio, grande coalition uruguayenn­e qui réunit toutes les gauches –, répond à une interview de la télévision russe le 15 février 2017. Dans ce pays de 3,5 millions d’habitants (dont près de la moitié dans la capitale, Montevideo), qui apparaît d’autant plus petit entre ses grands voisins brésilien et argentin, la coalition de gauche se maintient au pouvoir depuis treize ans, une singularit­é à l’heure où elle perd du terrain en Amérique latine. (© Shuttersto­ck )
analysePar Germán Clulow, doctorant en science politique à l’Université libre de Bruxelles. Il a travaillé comme enseignant à l’Universida­d ORT URUGUAY et à l’université catholique de Lille.Photo ci-dessus :Le président de l’Uruguay, Tabaré Vázquez, issu du parti socialiste uruguayen – l’une des composante­s du Frente Amplio, grande coalition uruguayenn­e qui réunit toutes les gauches –, répond à une interview de la télévision russe le 15 février 2017. Dans ce pays de 3,5 millions d’habitants (dont près de la moitié dans la capitale, Montevideo), qui apparaît d’autant plus petit entre ses grands voisins brésilien et argentin, la coalition de gauche se maintient au pouvoir depuis treize ans, une singularit­é à l’heure où elle perd du terrain en Amérique latine. (© Shuttersto­ck )
 ??  ?? Photo ci-contre :L’ex-président de l’Uruguay José « Pepe » Mujica pendant une visite deSao Paulo au Brésil le6 mai 2017. Ce représenta­nt des Tupamaros, mouvement politique d’extrême gauche qui prôna l’action directe et la guérilla urbaine dans les années 1960 et 1970, est devenu en 2010 le40e président de l’Uruguay. Les Tupamaros sont en effet l’un des rares mouvements de ce type à s’être transformé­s en parti légaliste. Intégrés au Front large, les Tupamaros disent désormais poursuivre leurs objectifs révolution­naires par des moyens légaux et progressif­s. (© Shuttersto­ck)
Photo ci-contre :L’ex-président de l’Uruguay José « Pepe » Mujica pendant une visite deSao Paulo au Brésil le6 mai 2017. Ce représenta­nt des Tupamaros, mouvement politique d’extrême gauche qui prôna l’action directe et la guérilla urbaine dans les années 1960 et 1970, est devenu en 2010 le40e président de l’Uruguay. Les Tupamaros sont en effet l’un des rares mouvements de ce type à s’être transformé­s en parti légaliste. Intégrés au Front large, les Tupamaros disent désormais poursuivre leurs objectifs révolution­naires par des moyens légaux et progressif­s. (© Shuttersto­ck)
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Photo ci-dessus :Statue de José Batlle y Ordóñez dans le départemen­t de Montevideo. L’« ère Batlle » ou « batllista », période pendant laquelle il fut président du pays (1903-1907 et 1911-1915) reste synonyme de prospérité et un modèle à suivre aux yeux de tous les Uruguayens. (© Maxima Susana Gomez Lotito)
 ??  ?? Photo ci-contre :Raúl Fernando Sendic en 2013, alors qu’il présidait ANCAP, entreprise d’État intervenan­t dans le secteur pétrolier, le béton et les boissons alcoolisée­s. Actuelleme­nt vice-président de l’Uruguay (depuis 2015), il est accusé d’avoir, à cette époque, utilisé la carte de crédit de l’entreprise à des fins personnell­es. Cette mise en cause judiciaire pour corruption risque de compromett­re la poursuite de sa carrière politique alors qu’il apparaissa­it comme la relève du Frente Amplio. (© Presidenci­a.gub.uy)
Photo ci-contre :Raúl Fernando Sendic en 2013, alors qu’il présidait ANCAP, entreprise d’État intervenan­t dans le secteur pétrolier, le béton et les boissons alcoolisée­s. Actuelleme­nt vice-président de l’Uruguay (depuis 2015), il est accusé d’avoir, à cette époque, utilisé la carte de crédit de l’entreprise à des fins personnell­es. Cette mise en cause judiciaire pour corruption risque de compromett­re la poursuite de sa carrière politique alors qu’il apparaissa­it comme la relève du Frente Amplio. (© Presidenci­a.gub.uy)
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Notes(1) Aux prix du marché en dollars constants de 2010 (https:// donnees.banquemond­iale.org/pays/uruguay).(2) Horacio Bafico et Gustavo Michelin, « Crecimient­o histórico del salario real », www.elpais.com.uy, 23 mars 2015, d’après des données de l’Institut national des statistiqu­es uruguayen.(3) http://www.ine.gub.uy/actividad-empleo-y-desempleo(4) Carlos Tapia, « Uruguay en el podio de los países con más funcionari­os de la región », www.elpais.com.uy, 22 mars 2015.(5) En date du 8 août 2017, on attendait encore l’ouverture des «scellés» contenant le jugement de la commission d’éthique du FA. (6) http://www.ine.gub.uy/web/guest/ ipc-indice-de-precios-al-consumo(7) « Déficit fiscal fue 4% del PIB en 2016, el peor en27 años », www.elpais.com.uy, 1er février 2017.Photo ci-dessus :Les ministres des Affaires étrangères des pays membres du MERCOSUR ont annoncé lors d’une conférence de presse, le 5 août 2017 à Sao Paulo, la suspension politique du Venezuela du marché commun sud-américain pour « rupture de l’ordre démocratiq­ue ». Jusque-là, le gouverneme­nt uruguayen s’était refusé à clarifier sa position vis-à-vis de Caracas, suscitant de vifs débats, y compris au sein du Frente Amplio. (© AFP/ Nelson Almeida)

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