– ANALYSE Ukraine : un conflit mal éteint
Trois ans et demi après son déclenchement, le conflit armé dans le Donbass semble relégué au second plan de l’actualité et des préoccupations internationales. Il constitue pourtant toujours une menace majeure pour la sécurité du continent européen.
Sur le terrain, les accrochages entre les forces ukrainiennes et les séparatistes prorusses se poursuivent, malgré les cessez-le-feu décrétés à intervalles réguliers ; chaque semaine apporte son lot de victimes civiles et militaires, aggravant un bilan qui s’élève déjà à plus de 10 000 morts selon l’ONU. Sur le plan politique, ces derniers mois ont vu une radicalisation des positions de Kiev et des « républiques » de Donetsk et Lougansk : les fractures s’accentuent, rendant de plus en plus hypothétique la mise en oeuvre des accords de Minsk conclus en février 2015 sous l’égide de la France et de l’Allemagne. Le regain de tension entre Moscou et Washington, consécutif à la récente adoption de nouvelles sanctions contre la Russie, de même que l’éventualité de livraisons d’armes américaines à Kiev ajoutent aux risques – bien réels – de reprise du conflit ukrainien, à grande échelle cette fois.
Les grandes étapes de la crise
Les premiers incidents armés dans l’Est de l’Ukraine surviennent au début d’avril 2014, un mois et demi après le renversement du président Ianoukovitch par les activistes de Maïdan et trois semaines après l’annexion de la Crimée par la Russie. Le contexte de l’époque est avant tout celui d’une quasi-vacance du pouvoir à Kiev et d’une grande confusion dans « l’arc russophone » du pays. Des bâtiments publics, des commissariats de police et des services de sécurité sont pris par des hommes en armes rejetant le nouveau pouvoir à Kiev. Ils seront rapidement mis en échec à Kharkov, la deuxième ville du pays, tandis que la tragédie d’Odessa (le 2 mai, près de cinquante militants prorusses périssent dans l’incendie de la Maison des syndicats à l’issue de violents affrontements dans le centre-ville) suscitera effroi et stupeur chez nombre d’Ukrainiens hostiles à Maïdan. La géographie du conflit en gestation se réduit bientôt
aux districts industriels des régions de Donetsk et Lougansk. Cela ne doit rien au hasard : fief de l’ancien régime, haut lieu d’une culture minière et métallurgique fortement empreinte de soviétisme, rétif depuis l’indépendance en 1991 à tout projet national ukrainien qui se construirait en rupture avec la Russie, le Donbass était en outre la seule région du pays où régnait un sentiment séparatiste significatif – quoique très minoritaire – au printemps 2014.
Désorganisée, mal équipée, impréparée au combat – y compris psychologiquement –, l’armée ukrainienne subit d’abord des revers cuisants. Elle se reprend après l’éphémère trêve de juin et avance rapidement, si bien que, à la mi-juillet, la chute de l’ensemble des villes et territoires rebelles paraît inéluctable. Le tournant intervient à la mi-août. Alors que l’armée ukrainienne semble en passe de réussir une manoeuvre d’encerclement et de recouvrer le contrôle de la frontière avec la Russie, les séparatistes lancent une contre-offensive, mettent hors de combat de nombreuses unités loyalistes dans la ville d’Ilovaïsk et avancent sur l’ensemble du front. Cet épisode donne lieu à des discours inconciliables. Cependant, aucun analyste sérieux ne peut douter de l’intervention directe de la Russie. Cette dernière décide, durant l’été 2014, de ne pas laisser Kiev l’emporter militairement dans le Donbass, au risque de sanctions économiques et d’une forte détérioration de ses relations avec les Occidentaux. Le soutien de Moscou aux séparatistes prend plusieurs formes : livraisons d’armes, envois de volontaires, déploiement de forces spéciales, bombardements depuis son territoire et, finalement, engagement – clandestin mais peu discret – d’unités de combat. Les évaluations quant à l’ampleur de la présence militaire russe dans le Donbass divergent : des sources ukrainiennes et certains médias anglo-saxons ont évoqué des dizaines de milliers de soldats ; plus prudent, le général Gomart – à l’époque directeur du renseignement militaire français – avait quant à lui parlé, lors de son audition au Sénat en 2015, de plusieurs centaines de militaires russes dans la zone. Moscou ne poussera cependant pas son avantage sur le terrain : ainsi, Marioupol, le grand port ukrainien en mer d’Azov, où les idées prorusses trouvent un écho certain auprès d’une partie de la population, n’est pas attaqué à la fin du mois d’août 2014 ; de même, les séparatistes ne tentent pas de reconquérir les villes perdues quelques semaines plus tôt, alors même que l’armée ukrainienne ne semblait plus en mesure de tenir ses lignes de défense. Le 5 septembre, un premier cessezle-feu est conclu. Ce document (Protocole de Minsk) fait provisoirement baisser les tensions, mais les combats reprennent à l’aéroport de Donetsk et dans le saillant de Debaltsevo, deux pointes ukrainiennes en territoire séparatiste. Là encore, à l’issue de combats acharnés et à la faveur d’un engagement militaire russe décisif, l’armée de Kiev est lourdement défaite. C’est dans ce contexte que sont signés, le 12 février 2015, les accords de Minsk, censés mettre un terme aux combats et proposer un cadre pour une solution politique.
Depuis, la situation militaire s’est stabilisée dans le Donbass. Les séparatistes prorusses et l’armée ukrainienne échangent certes quotidiennement des tirs d’artillerie, mais ils n’ont pas entrepris d’actions offensives d’ampleur susceptibles de modifier sensiblement les rapports de forces. Les accrochages les plus sérieux ont lieu dans la « zone grise », cette bande située entre les lignes qui n’a été attribuée ni à l’une ni à l’autre des parties par les accords de Minsk-1 et Minsk-2. A contrario, les principaux protagonistes du conflit dans le Donbass ont cherché, ces derniers mois, à faire bouger les choses sur les plans économique et politique. En mars 2017, le président ukrainien, Petro Porochenko, décidait de fermer aux marchandises la ligne de contact avec les territoires contrôlés par les séparatistes et de suspendre les liaisons ferroviaires et routières. Ce blocus a été présenté comme une riposte à la « nationalisation » de plusieurs dizaines de grandes entreprises annoncée quelques jours plus tôt par les autorités des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk (depuis le début du conflit, des flux économiques non négligeables – notamment dans les secteurs énergétique et métallurgique – demeuraient entre le Donbass sous contrôle séparatiste et le reste de l’Ukraine). Kiev a par ailleurs renforcé ses sanctions contre Moscou, obligeant par exemple les établissements bancaires russes à quitter – en subissant de fortes pertes – le marché ukrainien ; l’introduction d’un système de visas pour les res-
La situation militaire s’est stabilisée dans le Donbass. Les séparatistes prorusses et l’armée ukrainienne échangent certes quotidiennement des tirs d’artillerie, mais ils n’ont pas entrepris d’actions offensives d’ampleur susceptibles de modifier sensiblement les rapports de forces.
sortissants russes a également été évoquée, mais sa mise en oeuvre n’est pas envisagée à court terme compte tenu du risque qu’elle ferait courir aux millions d’Ukrainiens – des travailleurs saisonniers pour la plupart – se trouvant en territoire russe. La Russie a pour sa part annoncé, en février 2017, reconnaître provisoirement la validité des documents d’identité émis par les entités séparatistes, une décision qui a été vivement critiquée par l’Ukraine et les chancelleries occidentales. Elle a en outre adopté une loi facilitant la naturalisation des ressortissants ukrainiens – une mesure destinée avant tout aux quelque 800 000 réfugiés du Donbass présents sur son sol depuis 2014, mais qui pourrait intéresser de nombreuses autres personnes en raison de l’important écart entre la Russie et l’Ukraine en matière de PIB et de revenus par habitant (le ratio est désormais de 1 à 3).
Accords de Minsk
Le conflit dans le Donbass n’est donc pas « gelé » militairement et présente de nombreux risques d’escalade politique. Cette situation traduit avant tout l’échec des accords de Minsk. Pour mémoire, le « paquet de mesures » adopté le 12 février 2015 dans la capitale biélorusse est un document en treize points qui comporte des volets sécuritaire (modalités du cessez-lefeu, retrait des armes lourdes, etc.), humanitaire (libération des prisonniers, accès de l’aide, etc.), économique (rétablissement des liens financiers, commerciaux et socio-économiques) et politique stricto sensu (amnistie, élections locales, réforme constitutionnelle notamment). Il a été négocié en « format Normandie » (Ukraine, Russie, Allemagne et France) au niveau des chefs d’État et de gouvernement, qui l’ont endossé par une déclaration conjointe. Les accords de Minsk en tant que tels ont été signés par le Groupe de contact trilatéral (la diplomate suisse Heidi Tagliavini au nom de l’OSCE, l’exprésident ukrainien Leonid Koutchma et l’ambassadeur russe à Kiev, Mikhaïl Zourabov), ainsi que par les représentants des entités séparatistes de Donetsk et Lougansk. La résolution 2202 du Conseil de sécurité des Nations Unies, adoptée le 17 février 2015, appelle à la pleine mise en oeuvre de cet ensemble de mesures. Depuis, le Groupe de contact – lui-même organisé en quatre sous-groupes spécialisés – s’est réuni régulièrement. Les garants du processus de Minsk ont également eu des contacts fréquents – que ce soit au plus haut niveau, dans un cadre ministériel ou par le biais de conseillers diplomatiques des chefs d’État et de gouvernement concernés. En pure perte ou presque. Très rapidement, en effet, le processus s’est enlisé, résultat d’interprétations divergentes des textes, de circonstances politiques nouvelles et, plus fondamentalement, de l’absence totale de confiance entre les belligérants.
Stratégies et scénarios
Quelles sont, à ce jour, les positions, les priorités et les arrièrepensées des différents protagonistes ? Le dossier du Donbass est un exemple de jeu à fronts renversés. Tout en invoquant la restauration de son intégrité territoriale, l’Ukraine a en réalité tiré un trait sur le Donbass. Ses élites politiques et médiatiques le considèrent comme un élément contagieux dont il convient de se prémunir. Le blocus des territoires sous contrôle séparatiste et le refus de toute approche de nature à favoriser leur réintégration dans l’ensemble national s’inscrivent dans cette logique de « cordon sanitaire ». Les accords de Minsk, reflets d’un rapport de forces extrêmement défavorable au moment de leur conclusion, sont quant à eux perçus comme un « cheval de Troie » du Kremlin. Éviter de les appliquer tout en veillant à ne pas apparaître comme leur fossoyeur : tel semble être le fil conducteur de l’action diplomatique de l’Ukraine. Un temps inquiète d’une possible évolution de la position américaine à son égard après l’élection de Donald Trump, elle a désormais pour priorité le maintien des sanctions européennes contre la Russie et le développement maximal des coopérations sécuritaires avec l’OTAN et ses pays membres. La campagne qui va bientôt s’ouvrir en vue de la présidentielle du printemps 2019 n’est en outre guère propice à des concessions de la part des autorités de Kiev.
La Russie est quant à elle dans une situation délicate. Certains observateurs et responsables politiques à Moscou estiment certes qu’elle a atteint ses objectifs stratégiques, à savoir entraver durablement, peut-être même définitivement, l’entrée
Tout en invoquant la restauration de son intégrité territoriale, l’Ukraine a en réalité tiré un trait sur le Donbass. Ses élites politiques et médiatiques le considèrent comme un élément contagieux dont il convient de se prémunir.
de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique et l’Union européenne (organisations aujourd’hui mises sur le même plan en termes de nocivité pour les intérêts russes). Mais le prix de cette « victoire » est élevé. Outre se voir infliger des sanctions économiques et avoir durablement écorné son image en Occident, la Russie doit composer avec un voisin qui sera pour longtemps l’État le plus hostile à son égard. Après trois ans de conflit dans le Donbass, Moscou n’a pratiquement plus de leviers d’influence à Kiev : les élites russophiles y sont désormais marginalisées, ce qui rend très improbable dans un avenir prévisible un « retour de balancier » tel que ceux qui s’étaient produits après la « révolution orange » en 2006, puis à la faveur de la présidentielle de 2010. Si l’on ne croit plus au Kremlin à l’hypothèse d’un effondrement de l’Ukraine, on espère sans doute que les difficultés socioéconomiques produiront, notamment dans les régions industrielles de l’Est et du Sud, une fermentation favorable à une normalisation bilatérale. En attendant, la Russie cherche à parachever la construction d’infrastructures critiques contournant le territoire ukrainien : elle vient de le faire s’agissant de la voie ferrée Moscou-Rostov et souhaite avancer rapidement dans le dossier des gazoducs Nord Stream 2 et Turkish Stream. L’Union européenne est un acteur incontournable de la crise ukrainienne depuis sa gestation. Après avoir proposé à Kiev – sous la présidence Ianoukovitch – de signer un accord d’association dans le cadre du Partenariat oriental puis négocié la sortie de crise entre le pouvoir et Maïdan en février 2014, elle s’est saisie du règlement du conflit dans le Donbass, qu’elle continue de promouvoir malgré les difficultés. Sa crédibilité est en jeu, de même que celle de la France et de l’Allemagne, qui ont apparemment décidé de reprendre en main une politique ukrainienne longtemps confiée à la Commission et à certains États membres intéressés (Pologne, pays baltes, Suède notamment). L’équation est, là encore, compliquée : comment faire en sorte que l’Ukraine garde le cap des réformes démocratiques et libérales sans lui offrir de perspectives d’intégration ? Ces derniers mois, une certaine impatience est apparue dans les chancelleries européennes à l’égard du président Porochenko, que beaucoup jugent peu résolu dans la lutte contre la corruption. Le scénario d’une transition à la polonaise, rapide et aboutissant à un arrimage irréversible dans le camp occidental, paraît plus incertain. Pour autant, un aggiornamento n’est pas à l’ordre du jour : personne à Bruxelles ne souhaite en effet donner l’impression de se déjuger
La Russie cherche à parachever la construction d’infrastructures critiques contournant le territoire ukrainien : elle vient de le faire s’agissant de la voie ferrée Moscou-Rostov et souhaite avancer rapidement dans le dossier des gazoducs Nord Stream 2 et Turkish Stream.
ni a fortiori de « lâcher » l’Ukraine au profit de Poutine. Cela vaut également pour les sanctions contre la Russie, dont la levée est liée à l’application pleine et entière des accords de Minsk, un scénario improbable pour de nombreuses raisons. À court terme, la France semble vouloir relancer le processus de Minsk en procédant à un audit confié à l’OSCE et en privilégiant une politique des petits pas. Il est cependant à craindre que le « plan Macron », comme l’a promptement baptisé la presse, se heurte aux mêmes obstacles que les initiatives de François Hollande et Angela Merkel depuis février 2015.
Trois scénarios majeurs s’esquissent pour le conflit dans le Donbass. Le premier – le plus improbable – est celui d’un règlement rapide et définitif dans le cadre des accords de Minsk. Le deuxième – le plus probable – est celui du statu quo, c’est-à-dire celui d’un conflit de basse intensité durable entre Union européenne et Russie. Le troisième – qui peut être une conséquence du précédent – est celui d’un (ré)embrasement du Donbass. A priori, aucune des parties ne le souhaite. L’exclure serait néanmoins imprudent. Les observateurs attentifs savent que de nombreux responsables ukrainiens rêvent de rééditer à Donetsk et à Lougansk une opération éclair de reconquête du même type que celle des forces croates en Krajina durant l’été 1995. Selon toute vraisemblance, la Russie réagirait de la même façon qu’en 2014, peut-être même plus massivement. Elle met en tout cas en place un dispositif militaire lourd et inédit dans les régions frontalières de Briansk, Voronej et Rostov, en plus des éléments déployés en Crimée. Dans ce contexte, espérons – avec Calderon et contre Montherlant – que le pire ne soit pas toujours certain.