éditorial
Lors de son discours à la conférence des ambassadeurs en août 2019, Emmanuel Macron a développé devant un parterre de diplomates français sa « nouvelle » vision du monde, fondée sur le constat d’un probable déclassement de la France et de l’Europe (inexorablement vassalisées par les États-Unis ou la Chine) sans un sursaut d’ampleur. D’où cette brillante idée de repenser en profondeur notre relation avec la Russie, car la pousser loin de l’Europe (c’est-à-dire vers la Chine) procèderait d’une profonde erreur stratégique. Certes… Mais à moins de considérer l’annexion de la Crimée, la guerre du Donbass, celle de 2008 contre la Géorgie ou encore le soutien irréductible de Moscou envers l’enclave autonome de Transnistrie comme relevant de la responsabilité directe des Européens, il semble difficile d’accorder un quelconque crédit à ce type d’argument (bien que largement défendu du côté de Moscou). Car s’il y a bien une constante dans la politique étrangère russe depuis la chute de l’URSS (et plus encore après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine), il faut la chercher précisément dans la volonté continue du Kremlin de diviser l’Europe, affaiblir ses valeurs et tenter par tous les moyens d’agir contre ses intérêts. Nier cette évidence et faire sien le discours utilement victimaire de Poutine laisse perplexe. Certes, la configuration géopolitique actuelle est compliquée pour l’Élysée. Entre un allié américain devenu ingérable voire hostile, une puissance chinoise en expansion et des partenaires européens pétrifiés par le Brexit, l’horizon géopolitique de la France est plus qu’encombré, et ses marges de manoeuvre d’autant plus réduites. Mais on ne peut décemment prôner, dans le même discours, la nécessité pour la France et l’Europe de défendre les valeurs héritées des Lumières et fermer les yeux face au cynisme et la brutalité d’un État qui, par essence, est l’antithèse de ces mêmes valeurs. Par ailleurs, il est étonnant que dans le même discours, le président de la République analyse avec justesse la réalité de ce qu’est la « puissance » russe — une puissance « en creux » se nourrissant de nos propres faiblesses — et qu’en même temps, il s’évertue à prôner une posture d’ouverture qui sera inévitablement interprétée par le Kremlin comme un aveu de faiblesse. Cette fameuse dialectique du « en même temps » qu’affectionne tant le président de la République incarne hélas les limites conceptuelles d’une politique étrangère qui cherche la relance par la rupture et n’obtiendra que les dividendes de sa propre faiblesse. Comme en Afrique, où l’actuel rapprochement franco-russe n’a nullement empêché Moscou d’accroître sa stratégie d’influence auprès d’États africains liés historiquement à la France (et pas seulement en Centrafrique), au grand dam des intérêts français dans la région. Une posture d’autant plus regrettable que la politique russe de « grande puissance » révèle vite ses limites. Face à la faiblesse économique du pays, Moscou a ainsi dû réduire ses dépenses militaires de près de 20 % en 2017, et de 3,5 % en 2018, de nouvelles réductions étant attendues entre 2019 et 2021. Une situation que peine à masquer la propagande du Kremlin, toujours plus insistante sur de supposées nouvelles capacités militaires hors normes. La mise en sommeil de nombreux programmes de modernisation de l’armée russe, tel le gel de la production du char T-14 « Armata » (l’une des fiertés du complexe militaro-industriel russe), dépeint une tout autre réalité, que la chute durable du cours du baril de brut ne peut que renforcer. Une faiblesse qui se trouve par ailleurs amplifiée par les limites du rapprochement avec la Chine. Car la Russie, comme le rappelle d’ailleurs Emmanuel Macron dans ce même discours, est un pays vieillissant à la démographie déclinante, dont le produit intérieur brut est proche de celui de l’Espagne, et dont les tensions socio-politiques internes sont croissantes. Une situation qui, face à Pékin, met inexorablement Moscou en situation de faiblesse. Et nombreux sont ceux qui, en Russie, savent les limites de la posture actuelle du Kremlin vis-à-vis de la Chine, laquelle a toutes les chances de se transformer à moyen terme en une vassalisation progressive, conduisant notamment à la perte des territoires de l’Extrême-Orient russe (à l’ouest du lac Baïkal notamment, déjà considéré par Pékin comme relevant de sa sphère d’influence). Dans ce contexte, la fameuse « ouverture » prônée par Emmanuel Macron (sans concertation et au grand dam de la plupart de ses partenaires européens) risque malheureusement de conforter l’idée qu’a Poutine d’une Europe faible et divisée dont il n’y a rien à attendre, plutôt que d’un modèle de société auquel s’arrimer face à la Chine. Or, c’est précisément en installant l’Union européenne dans une posture de puissance souveraine, stratégiquement autonome et définitivement affranchie de toute tutelle (qu’elle soit américaine, russe ou chinoise) que le Vieux Continent pourra se faire entendre avec davantage d’acuité du côté de Moscou, dans un rapport de force à l’avantage des Européens. La « nouvelle » diplomatie de la France défendue par Emmanuel Macron nous éloigne malheureusement, et sans doute pour longtemps, d’un tel défi…