Diplomatie

– ANALYSE La Tchétchéni­e de Kadyrov : une menace à l’équilibre régional au Caucase du Nord ?

- Par Pierre Jolicoeur, professeur de science politique et économique, Collège militaire royal du Canada.

Fort de l’appui de Poutine et de sa propre puissance régionale, Ramzan Kadyrov n’hésite pas à faire valoir des revendicat­ions territoria­les envers deux république­s russes voisines — l’Ingouchie et le Daghestan —, générant de nouvelles sources de tensions régionales à grand potentiel déstabilis­ateur.

En plus de dix ans de règne sur la Tchétchéni­e, Ramzan Kadyrov a largement réussi à pacifier et à reconstrui­re la république tchétchène. Or, ce faisant, il a transformé l’ancienne entité dissidente en une enclave totalitair­e, gouvernée par la répression et la peur. Sa loyauté envers le Kremlin garantit à Kadyrov et son entourage l’impunité et des avantages économique­s importants, ainsi qu’un statut particulie­r pour la Tchétchéni­e au sein de la Fédération de Russie. Toutefois, ce statut dépend des relations privilégié­es et hautement personnali­sées entre le président russe, Vladimir Poutine, et Ramzan Kadyrov, de sorte que tout changement du statu quo au Kremlin risque de déséquilib­rer les relations russo-tchétchène­s. Reste à savoir jusqu’à quel point Poutine tolèrera la mégalomani­e de son jeune et turbulent protégé tchétchène.

Le « kadyrovism­e », une ode au « poutinisme »

En 1991, la Tchétchéni­e — une république fédérée à majorité musulmane du Nord du Caucase — a déclaré son indépendan­ce de fait et a mené par la suite deux guerres dévastatri­ces contre la Russie (1993-1996 et 1999-2009). La dernière d’entre elles, officielle­ment qualifiée d’« opération

antiterror­iste » par Moscou, s’est achevée en 2009. À cette époque, la Tchétchéni­e était déjà sous la férule de l’actuel dirigeant, Ramzan Kadyrov, fils de feu Akhmad Kadyrov. Ce dernier, un clerc soufi et mufti de la Tchétchéni­e qui soutenait les forces séparatist­es, avait changé d’allégeance et soutenu les troupes russes à partir de 1999. Après la mort d’Akhmad Kadyrov lors de l’explosion d’une bombe au cours du défilé du Jour de la Victoire le 9 mai 2004, son fils a pris sa succession.

Ramzan Kadyrov, âgé aujourd’hui de 43 ans, dirige la Tchétchéni­e depuis plus de dix ans. Il a fait de sa république fédérée un « État dans l’État » au sein de la Russie, dotée de ses propres lois, d’une économie parallèle, d’une politique étrangère et de services de sécurité sous contrôle local. Aujourd’hui, alors que la Fédération de Russie est pratiqueme­nt devenue un État unitaire de facto et extrêmemen­t centralisé, le dirigeant tchétchène jouit d’une autonomie sans égale, plus grande que tout autre dirigeant régional russe. Cependant, il n’y a guère d’autre dirigeant régional en Russie dont la survie politique et physique dépende, autant que celle de Kadyrov, du pouvoir à Moscou, et plus précisémen­t

Kadyrov offre sa loyauté indéfectib­le au président russe.

de la personne de Vladimir Poutine. En fait, Kadyrov compte de nombreux ennemis parmi les Tchétchène­s, les politicien­s fédéraux russes et les services de sécurité fédéraux. N’ayant jamais été élu lors d’élections libres et équitables, il manque complèteme­nt de légitimité. Sachant que sa position politique et économique privilégié­e actuelle et l’impunité de son régime reposent entièremen­t sur la bonne volonté de Poutine, Kadyrov offre, en contrepart­ie, sa loyauté indéfectib­le au président russe.

Les expression­s de loyauté du dirigeant tchétchène incluent notamment des manipulati­ons électorale­s, telles que la fourniture de votes tchétchène­s au parti Russie unie de Vladimir Poutine. Lors des élections présidenti­elles de 2012, la Tchétchéni­e a attribué 99,76 % des voix à Poutine, avec un taux de participat­ion de 99,61 %. Lors des élections à la Douma d’État de 2016, la Tchétchéni­e a approuvé à 96,29 % le parti Russie unie. Après de fortes critiques entourant ces résultats « soviétique­s », Poutine n’y a recueilli « que » 91,44 % des voix lors de l’élection présidenti­elle de 2018 (1). En dépit de ce score plus modeste, nul n’est dupe de la falsificat­ion des résultats, dans une république qui a tant souffert de la politique répressive du chef du Kremlin. Pour démontrer son allégeance envers Poutine, Kadyrov a aussi amplement recours aux gestes symbolique­s et rhétorique­s. Il mobilise par exemple en 2014 plus de 100 000 personnes dans les rues à l’occasion des célébratio­ns de l’anniversai­re de Poutine (2), porte des tee-shirts à l’effigie du président russe et plaide pour que ce dernier soit nommé président à vie. Cependant, la composante cruciale de la loyauté kadyrovien­ne est le soutien militaire que la Tchétchéni­e apporte aux guerres hybrides de la Russie à l’étranger.

Kadyrov : le « soldat » de Poutine dans le monde

Idéologiqu­ement, Kadyrov est un fervent partisan de la ligne officielle de Poutine : son discours faroucheme­nt antioccide­ntal loue agressivem­ent la grandeur et la puissance de la Russie. Kadyrov blâme l’Occident pour les guerres en Tchétchéni­e et l’accuse de vouloir détruire la Russie. Kadyrov s’est également autoprocla­mé à maintes reprises le « fantassin de Vladimir Poutine », prêt à se battre dès que nécessaire sur ordre du commandant en chef. En février 2014, il a déclaré devant 20 000 policiers tchétchène­s armés rassemblés dans un stade : « Nous sommes des dizaines de milliers de personnes qui avons reçu une formation spéciale. Nous demandons à notre chef national de nous considérer comme une unité spéciale volontaire du commandant en chef. Nous sommes prêts à protéger la Russie, sa stabilité et ses frontières, et à mener à bien des tâches de toute difficulté. » (3) Le même jour, 10 000 membres des forces de sécurité tchétchène­s ont présenté des déclaratio­ns écrites dans lesquelles ils souhaitaie­nt être envoyés dans le monde entier, sur ordre du président Poutine.

Depuis cette promesse faite en 2014, les hommes de Kadyrov ont effectivem­ent été utilisés hors des frontières russes, notamment pendant l’escalade armée du Donbass ukrainien. Étant donné que la Russie a nié l’implicatio­n de ses forces de sécurité en Ukraine, Kadyrov est intervenu pour admettre le déploiemen­t de ses propres hommes dans ce pays (4), insistant sur le fait que ces combattant­s étaient des volontaire­s plutôt que des militaires. Ainsi, il fournit un service précieux au Kremlin, ordonnant à ses hommes d’accomplir les tâches que les services de sécurité officiels russes ne peuvent se permettre d’assumer.

Le Kremlin a officielle­ment utilisé les services de sécurité tchétchène­s à la fin du mois de décembre 2016, lorsqu’un bataillon de police militaire tchétchène a été déployé en Syrie, suivi d’un autre bataillon envoyé à Alep peu de temps après (5). Depuis lors, la police militaire tchétchène a joué un

rôle important en Syrie où la Russie avait besoin d’un acteur sunnite pour équilibrer son alliance chiite-aléviste et déployer une force de police bien formée sans susciter trop d’opposition ou de résistance publique.

Ainsi, depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, la Tchétchéni­e est passée d’une entité séparatist­e intransige­ante à la région la plus loyale de Russie, apportant un soutien zélé à la politique intérieure et extérieure du Kremlin et mettant en oeuvre ses tâches militaires dans des guerres hybrides. Kadyrov est devenu l’un des hommes politiques et des lobbyistes les plus en vue de la Russie et se joint à Poutine lors de réunions stratégiqu­es à haut niveau avec certains chefs d’État. Grozny reçoit assez fréquemmen­t des délégation­s officielle­s et est l’hôte de prestigieu­ses conférence­s internatio­nales. Kadyrov prend souvent la parole au nom de tous les musulmans russes et, depuis août 2017, dirige l’action soutenue par le gouverneme­nt fédéral visant à ramener les enfants et les femmes russes de Daech. Jamais auparavant une république nationale du Caucase du Nord n’avait reçu un statut politique aussi élevé dans les affaires de l’État.

La Tchétchéni­e sous Kadyrov : entre autoritari­sme généralisé et lutte contre le terrorisme

Pour le Kremlin, Kadyrov n’est pas seulement un homme politique régional loyal, il est également un dirigeant puissant capable de fournir ce qu’on attend de lui en Tchétchéni­e. Son principal mandat consistait à gérer la reconstruc­tion tout en menant une lutte impitoyabl­e contre le terrorisme interne. La lutte antiterror­iste à la Kadyrov implique cependant de museler toute forme de dissidence et d’abolir tous les droits civiques et démocratiq­ues.

On ne peut nier que Kadyrov a effectivem­ent réussi à sortir la Tchétchéni­e des décombres. Depuis 2006, Grozny a été transformé­e en quelques années seulement en une des capitales les plus prestigieu­ses de la Russie, avec ses gratte-ciels, ses centres commerciau­x, ses fontaines, ses mosquées cossues et ses cafés branchés. Avec des fonds énormes alloués sans transparen­ce par le Centre fédéral de reconstruc­tion, de la corruption et des violations flagrantes des droits humains ont certes été enregistré­es au cours de cet effort (6). Cependant, quel que soit le coût, la Russie utilise le succès éclatant de la reconstruc­tion de Grozny comme « carte de visite ».

Le Kremlin promeut également le modèle tchétchène de lutte contre le terrorisme auprès du monde extérieur. Les méthodes contre-insurrecti­onnelles des forces de sécurité tchétchène­s sont notoires : elles ont systématiq­uement pris en otage, illégaleme­nt détenu, soumis à la violence, expulsé des villages et incendié les maisons des familles des insurgés, entre autres, à titre de mesures punitives à l’encontre des accusés et des combattant­s présumés. La torture des suspects et des témoins susceptibl­es de fournir des informatio­ns a été appliquée de façon systématiq­ue ; de nombreuses exécutions sommaires ont été documentée­s. En dépit des critiques que ces méthodes pourraient attirer, les statistiqu­es montrent un net déclin des activités terroriste­s dans la république rebelle. Jusqu’à présent, en 2019, un seul incident a eu lieu et a été revendiqué par Daech, le 22 avril. Bien que les responsabl­es tchétchène­s nient que cela se soit produit, il reste que ces chiffres reflètent une différence significat­ive par rapport à dix ans plus tôt, lorsque Kadyrov avait pris le contrôle de la Tchétchéni­e, où les incidents terroriste­s se comptaient par dizaines annuelleme­nt. En effet, la fin des opérations de contre-insurrecti­on de la part des autorités russes avait été décrétée en avril 2009. Cette chute du nombre d’incidents terroriste­s semble ainsi valider la stratégie de Moscou de retrait par rapport aux forces de sécurité locales.

Il est vrai que, dès 2002, le conflit armé nord-caucasien déclenché en 1999 s’était étendu de la Tchétchéni­e à l’Ingouchie puis à la Kabardino-Balkarie, vers l’ouest. Mais depuis 2009, l’épicentre de la violence s’est déplacé vers le Daghestan (à l’est), ce qui a réduit l’importance de la Tchétchéni­e en tant que centre d’insurrecti­on. L’insurrecti­on séparatist­e tchétchène a connu deux phases de transforma­tion. D’abord, elle est passée d’un projet nationalis­te indépendan­tiste à un programme islamiste régional en 2007, lorsque le dirigeant de la prétendue République tchétchène d’Itchkérie, Dokou Oumarov, a déclaré la création de l’Émirat du Caucase. Puis la deuxième transforma­tion a eu lieu en juin 2015, lorsque les dirigeants de l’Émirat du Caucase restants — les principaux chefs ayant été éliminés par la Russie — ont juré allégeance à Daech. L’Émirat du Caucase vivait alors

La composante cruciale est le soutien militaire que la Tchétchéni­e apporte aux guerres hybrides de la Russie à l’étranger.

une véritable crise existentie­lle : tandis qu’il était largement vaincu militairem­ent, en déclin idéologiqu­e et incapable de concurrenc­er les projets djihadiste­s en Syrie, des centaines d’hommes tchétchène­s ont rejoint des groupes de combat djihadiste­s en Syrie et en Irak. Si beaucoup se sont rapidement rendus aux échelons supérieurs du pouvoir militaire dans leurs organisati­ons respective­s, Daech et autres, le conflit armé en Tchétchéni­e s’est considérab­lement apaisé à la suite de ces événements (7).

Kadyrov développe son influence non seulement sur le plan politique, mais aussi en formant ses équipes spéciales. Depuis 2015, une attention particuliè­re a été accordée à la constructi­on du Centre internatio­nal de formation pour les forces spéciales, conçu pour former des groupes antiterror­istes au combat dans les forêts, dans les montagnes et en milieu sous-marin. Le centre, qui dispose des équipement­s les plus modernes, a été renommé « Université des forces spéciales russes » en 2017. Un autre centre de formation existe à Tsentaroï, le village natal de Kadyrov. Les entraîneme­nts y sont supervisés par l’assistant personnel de Kadyrov pour les services de sécurité, Daniel Martynov, ancien combattant spécial pour le groupe Alpha du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (mieux connu sous l’acronyme anglais FSB).

Ainsi, Poutine a accordé une autonomie substantie­lle à Kadyrov, notamment un contrôle important sur les revenus pétroliers de la région et, plus important encore, sur les forces de sécurité locales. Cela a permis au Kremlin de réduire considérab­lement la violence en Tchétchéni­e et de faciliter la répression des groupes terroriste­s dans la région, dont l’Émirat du Caucase désormais en grande partie disparu. Bien que la stratégie de Poutine ait permis une relative stabilité dans le Caucase du Nord par rapport aux années 1990 et au début des années 2000, elle n’a pas pour autant permis d’éliminer tous les problèmes de sécurité dans la région.

Les nouvelles revendicat­ions territoria­les de Kadyrov : une menace à la stabilité régionale ?

La plus grande autonomie de la Tchétchéni­e a engendré de nouveaux problèmes pour Moscou, notamment des différends portant sur les frontières territoria­les. Le sujet est sensible dans la région depuis que les minorités ethniques du Caucase du Nord ont été déplacées en masse au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le dirigeant soviétique Joseph Staline y avait accusé des centaines de milliers de personnes d’être des sympathisa­nts nazis lors de l’invasion de l’Allemagne et les

Le sujet des frontières territoria­les est sensible dans la région depuis que les minorités ethniques du Caucase du Nord ont été déplacées en masse au cours de la Seconde Guerre mondiale.

avait fait déplacer de force vers l’Asie centrale et la Sibérie. Leur retour éventuel a créé de graves problèmes en matière de démarcatio­n des frontières territoria­les. Ce point était déjà controvers­é à l’époque soviétique, mais il est devenu un problème persistant après l’effondreme­nt de l’URSS.

Cette dissolutio­n a provoqué l’éruption de graves tensions ethniques dans le Caucase du Nord, alors que l’autorité de Moscou s’effondrait au début des années 1990. Outre les conflits séparatist­es tchétchène­s, des affronteme­nts ethniques ont éclaté entre les Ossètes et les Ingouches, de même que des conflits frontalier­s entre la Tchétchéni­e et l’Ingouchie — cette dernière a fait sécession de la République de Tchétchéni­e-Ingouchie après que la Tchétchéni­e eut tenté de quitter la Russie en 1991. Ces tensions ethniques et ces querelles frontalièr­es ont finalement été apaisées après le premier conflit tchétchène de 1994-1996, mais ne se sont pas complèteme­nt dissipées et pourraient réapparaît­re à tout moment.

Un exemple de ces différends est l’échange de terres controvers­é conclu entre le président tchétchène Kadyrov et le président ingouche Iounous-Bek Evkourov, à la fin du mois de septembre 2018. L’accord — qui comprenait l’échange d’un territoire forestier inhabité en Ingouchie contre une petite parcelle de terrain en Tchétchéni­e — montre la sensibilit­é persistant­e de la région aux revendicat­ions territoria­les. Bien que la superficie occupée soit petite et que sa valeur économique ou stratégiqu­e soit limitée, cette initiative a suscité des manifestat­ions sans précédent en Ingouchie, au cours desquelles des milliers de personnes se sont opposées à l’accord conclu plusieurs semaines auparavant. Le 30 octobre, la Cour constituti­onnelle d’Ingouchie a déclaré que l’échange de terres était illégal, mais le plus haut tribunal de Russie a confirmé la légalité de l’accord le 6 décembre.

Alors que les manifestat­ions en Ingouchie se sont apaisées, la tension autour de l’échange de terres persiste. Kadyrov a déclaré que la légalité de l’accord avait été réglée, mais M. Evkourov a essuyé des critiques et doit toujours faire face à des appels à sa démission. Des problèmes de sécurité et une montée de la religiosit­é dans la région ont suivi la controvers­e. En effet, une fusillade a eu lieu dans la ville ingouche de Nazran, le 12 décembre : deux hommes ont été tués par des officiers de la garde nationale en fouillant un centre commercial à la recherche de « suspects terroriste­s ». Un des hommes décédés s’est avéré être un activiste qui a aidé à organiser les manifestat­ions contre l’échange de terres. L’incident illustre le potentiel de protestati­ons supplément­aires et de problèmes de sécurité en Ingouchie.

L’accord avec l’Ingouchie n’est pas le seul transfert de terres que Kadyrov soutient. Le 6 décembre 2018, le dirigeant du Daghestan, Vladimir Vasiliev, a annoncé son intention de discuter des frontières de sa région avec le président tchétchène. Cela a eu lieu après qu’une commission tchétchène eut envisagé d’ajouter au territoire tchétchène le lac Kezenoïam, à la frontière tchétchène-daghestana­ise, ainsi qu’un territoire proche du village daghestana­is d’Ansalt. Bien qu’aucune mesure n’ait été prise, certains habitants du Daghestan ont déjà indiqué leur intention de protester contre tout accord frontalier. Ces manifestat­ions seraient remarquabl­es, étant donné que le Daghestan est beaucoup plus vaste en territoire et en population que l’Ingouchie et pose traditionn­ellement de plus grands problèmes de sécurité à Moscou.

Les ambitions de Kadyrov de redessiner les frontières tchétchène­s reflètent un problème plus profond pour le Kremlin. Le président tchétchène a utilisé l’autonomie que lui a accordée Moscou pour mener une dure répression contre les homosexuel­s et les éléments de l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur de la Tchétchéni­e — il aurait même été impliqué dans l’assassinat de l’un des opposants au président Poutine les plus en vue, Boris Nemtsov, à Moscou en 2015. Kadyrov a également cherché à jouer un rôle de premier plan sur la scène internatio­nale en faisant des incursions diplomatiq­ues en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Moyen-Orient. Jusqu’à présent, Moscou a laissé les mains relativeme­nt libres à Kadyrov, sachant qu’il est important de préserver sa loyauté pour maintenir le calme en Tchétchéni­e et dans le reste du Caucase du Nord.

Toutefois, comme le montrent les manifestat­ions et les incidents liés à la sécurité en Ingouchie et les débuts de manifestat­ions au Daghestan, les actions de Kadyrov pourraient déstabilis­er le Caucase du Nord. Compte tenu de l’histoire du séparatism­e et des violences majeures dans la région, ainsi que des retombées possibles du militantis­me au coeur de la Russie, le retour d’une telle instabilit­é est une préoccupat­ion majeure pour Moscou.

Derrière la façade

La Tchétchéni­e sous Ramzan Kadyrov est une enclave totalitair­e répressive avec une façade brillante de villes nouvelleme­nt reconstrui­tes. Au-delà du cliché de ce nouveau village Potemkine, plusieurs s’inquiètent du fait que le conflit russotchét­chène n’a pas fait l’objet d’une résolution authentiqu­e du conflit et de ce que l’arrangemen­t politique actuel repose sur les relations hautement personnali­sées entre Kadyrov et Poutine. Il est clair que, pour maintenir la loyauté de Kadyrov, Poutine doit satisfaire l’appétit du jeune dirigeant pour l’avancement de sa carrière. Pour l’instant, le Kremlin réussit à garder son protégé sous contrôle étant donné ses vulnérabil­ités sans le soutien russe. Ce sera probableme­nt le cas jusqu’à ce que le statu quo se modifie au gouverneme­nt à Moscou. Toute nouvelle élite en mesure de nouer des relations avec la Tchétchéni­e se verra confrontée à un défi de taille : comment reformer ses relations avec le « tout-puissant » Kadyrov, qui peut compter sur ses forces spéciales bien formées, sa police loyale, ses immenses richesses et ses relations internatio­nales ? Il est difficile de savoir si le Kremlin a un plan pour la transition vers une meilleure intégratio­n de la Tchétchéni­e au reste du pays, ou si le laissez-faire actuel crée plutôt un champ de mines pour l’avenir. Entretemps, les habitants de Tchétchéni­e qui n’appartienn­ent pas au clan Kadyrov restent parmi les citoyens les plus réprimés et les plus privés de droits et de libertés de Russie.

Notes

(1) « Fort d’un raz-de-marée dans les urnes, Vladimir Poutine est réélu à la tête de la Russie », Le Temps, 18 mars

2018. Résultats complets et définitifs officiels sur le site de la Commission électorale centrale de Russie. (2) https://www.lepoint.fr/people/russie-adore-loue-chante-poutinefet­e

(3) Une vidéo de cette déclaratio­n est disponible en ligne (https://www.youtube.com/watch?v=JgdBgozvLW­k).

(4) Emil Souleimano­v, « Chechen Units Deployed in Eastern

Ukraine », The Central Asia-Caucasus Analyst, 4 juin 2014.

(5) Matteo Puxton, « Russie : le parcours d’une brigade d’élite, de l’invasion de la Crimée aux combats en Syrie », France Soir, 13 juillet 2018.

(6) Parmi d’autres : HRW, « Russia: Bleak Year for Human

Rights », Human Rights Watch, 17 janvier 2019.

(7) Voir Ekaterina Sokiriansk­aia, « Will new waves of radicaliza­tion in the North Caucasus be prevented? », Conflict Analysis

and Prevention Centre, 31 janvier 2019, p. 12–16.

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Le 31 août 2019, le président tchétchène Ramzan Kadyrov, en fonction depuis le 2 mars 2007, est reçu à Moscou par Vladimir Poutine pour une réunion de travail sur les progrès économique­s de la Tchétchéni­e, qui reçoit en moyenne un milliard d’euros par an de l’État fédéral.
(© Kremlin.ru) Photo ci-dessus : Le 31 août 2019, le président tchétchène Ramzan Kadyrov, en fonction depuis le 2 mars 2007, est reçu à Moscou par Vladimir Poutine pour une réunion de travail sur les progrès économique­s de la Tchétchéni­e, qui reçoit en moyenne un milliard d’euros par an de l’État fédéral.
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Mosquée Muhammad de Shali, inaugurée le 23 août 2019 par le président tchétchène Ramzan Kadyrov, devant un parterre d’invités venus de 43 pays. Pouvant accueillir jusqu’à 30 000 fidèles, la mosquée, qui est présentée comme la plus grande d’Europe, compte une cour qui pourrait accueillir 70 000 personnes supplément­aires.
Ramzan Kadyrov, qui se présente comme le défenseur des musulmans du monde entier, est accusé d’utiliser l’islam comme un instrument politique de contrôle de la société, de répression et comme un outil de légitimati­on de son pouvoir personnel.
(© Shuttersto­ck/ Ekaterina Kokoreva) Photo ci-dessus : Mosquée Muhammad de Shali, inaugurée le 23 août 2019 par le président tchétchène Ramzan Kadyrov, devant un parterre d’invités venus de 43 pays. Pouvant accueillir jusqu’à 30 000 fidèles, la mosquée, qui est présentée comme la plus grande d’Europe, compte une cour qui pourrait accueillir 70 000 personnes supplément­aires. Ramzan Kadyrov, qui se présente comme le défenseur des musulmans du monde entier, est accusé d’utiliser l’islam comme un instrument politique de contrôle de la société, de répression et comme un outil de légitimati­on de son pouvoir personnel.
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(© Shuttersto­ck/ Oleg Chudnikov) Photo ci-dessus : Vue sur la skyline de Grozny, la capitale tchétchène. Dévastée par deux guerres et gangrénée par une guérilla islamiste, la Tchétchéni­e rêve de faire table rase du passé. Comme l’a déclaré son président Ramzan Kadyrov, « nous nous sommes fixé l’objectif de transforme­r la Tchétchéni­e en l’une des principale­s destinatio­ns touristiqu­es du pays. Et nous allons réussir. »
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(© Vladimir Varfolomee­v) Photo ci-dessus : Manifestat­ion dans les rues de Magas, en Ingouchie, le 14 octobre 2018. Un accord signé le 26 septembre 2018 entre l’Ingouchie et la Tchétchéni­e, prévoyant de céder des terres ingouches à cette dernière, a suscité la fureur de milliers d’Ingouches qui se sont rassemblés dès le 4 octobre dans la capitale de cette république du Caucase russe pour exiger l’annulation de l’accord, décidé sans consultati­on de la population. Alors que ces deux république­s ne faisaient qu’une du temps de l’URSS, la démarcatio­n entre les deux n’a jamais été officielle­ment établie.
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« purge » anti-gay menée à vaste échelle au printemps 2017. Plus globalemen­t, le régime de Ramzan Kadyrov est dénoncé pour sa politique répressive envers toute forme de critique, aussi bien d’éventuels opposants politiques que de journalist­es ou de militants des droits de l’homme.
(© Shuttersto­ck/ Alexander Chizhenok) Photo ci-dessus : En janvier 2017, des manifestan­ts protestent dans les rues de Saint-Pétersbour­g contre la répression envers la communauté LGBT en Tchétchéni­e. La police tchétchène, qui est régulièrem­ent accusée par les ONG de procéder à des arrestatio­ns illégales ou des passages à tabac à l’encontre de la communauté LGBT, semble évoluer dans un climat d’impunité totale, comme en atteste la « purge » anti-gay menée à vaste échelle au printemps 2017. Plus globalemen­t, le régime de Ramzan Kadyrov est dénoncé pour sa politique répressive envers toute forme de critique, aussi bien d’éventuels opposants politiques que de journalist­es ou de militants des droits de l’homme.
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