Diplomatie

– ANALYSE Quand la Chine se pense en grande puissance

- Barthélémy Courmont

Par Barthélémy Courmont, maître de conférence­s et directeur du master « Histoire – Relations internatio­nales » à l’Université catholique de Lille, directeur de recherche responsabl­e du programme Asie-Pacifique à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es, rédacteur en chef d’Asia Focus, auteur de nombreux ouvrages sur l’Asie.

* Les astérisque­s renvoient à un lexique.

La Chine se pense désormais en grande puissance et le fait savoir. Mais sous quelle forme, et avec quelle finalité ? Dans le même temps, faut-il craindre une Chine superpuiss­ance, ou au contraire l’accueillir avec sérénité ? Autant de questions déterminan­tes dans les relations internatio­nales contempora­ines.

Pour comprendre les ambitions de puissance de Pékin, il est nécessaire de se plonger dans l’histoire et la culture chinoises afin d’apporter des éléments de réponse, loin des clichés et idées reçues (« la Chine est conquérant­e », ou au contraire « la Chine est fondamenta­lement pacifique », parmi les plus répandus). Il convient ainsi de s’interroger sur le retour sur le devant de la scène du système du Tianxia, ainsi que sur l’évocation des nouvelles routes de la soie pour désigner la stratégie d’investisse­ments dans le monde de la Chine. En parallèle à l’évocation de ces symboles du passé parfois réinterpré­tés, Pékin semble s’inspirer de concepts contempora­ins, comme le soft power ou le consensus de Pékin (voir p. 43) (1), au risque de soulever de multiples questions sur la place de la démocratie dans le leadership mondial.

Tianxia 2.0 et refus de l’hyperpuiss­ance

Et si la compréhens­ion du présent et de l’avenir de la Chine se trouvait dans l’étude de son passé ? Un chercheur chinois de l’Académie des Sciences sociales, Zhao Tingyang, apporte depuis quelques années une contributi­on riche et éclairée sur les débats concernant le rapport de la Chine au monde autant que les caractéris­tiques de sa puissance, en évoquant le système du Tianxia, qui signifie littéralem­ent « tout sous un même ciel » (2). Ce système, que Zhao présente dans son plaidoyer comme inclusif dans la relation de la Chine aux autres civilisati­ons, serait une universali­té et viendrait répondre aux carences de la pensée occidental­e et des rapports de domination qui l’accompagne­nt. Il s’agit donc d’une « société harmonieus­e » à échelle mondiale.

C’est à la dynastie des Zhou (XIe-IIIe siècles av. J.-C.) qu’il faut remonter pour trouver les premières traces du Tianxia, qui subit ensuite une multitude d’influences et s’imprégna du confuciani­sme. Autant dire que ce système antique a fortement impacté l’ensemble de l’histoire plurimillé­naire de l’empire de Chine. Mais il fut totalement oublié au cours des cent cinquante dernières années, avant d’être remis au goût du jour comme une clef de compréhens­ion de la stratégie de puissance de la Chine et de la relation avec son voisinage et les grandes puissances. Ce « Tianxia 2.0 » peut-il être la réponse à un ordre internatio­nal confronté à une multitude de défis ? À l’inverse, ne traduit-il pas une volonté hégémoniqu­e chinoise, dans son environnem­ent régional dans un premier temps, élargi au reste du monde ensuite ? Bref, quel regard devonsnous porter sur le travail de Zhao, dont l’influence auprès des décideurs chinois n’est cependant pas démontrée ? Ainsi, le parti communiste chinois voit-il dans le Tianxia le système idéal, un slogan, ou ne le prend-il pas au sérieux ? Difficile de répondre catégoriqu­ement à ces questions. Reste que le Tianxia alimente, en Chine comme dans le reste du monde, les réflexions sur la nature de la politique internatio­nale de Pékin.

Le système du Tianxia, inclusif dans la relation de la Chine aux autres civilisati­ons, porte l’idée d’une « société harmonieus­e » à l’échelle mondiale

Dans la pratique, le Tianxia 2.0 se caractéris­e depuis une décennie par un positionne­ment singulier sur la multipolar­ité. Partant du constat pragmatiqu­e que la Chine est une puissance retrouvant peu à peu sa place sur la scène internatio­nale, à condition de ne pas chercher à faire de vagues, les dirigeants de Pékin ont construit un discours qui mêle habilement multilatér­alisme et multipolar­ité, qui refuse le statut de superpuiss­ance mais propose dans le même temps un regard nouveau sur la gestion des grands enjeux géopolitiq­ues. Pékin semble ainsi préparer ce qui sera, à l’échéance de quelques années, une véritable politique étrangère de puissance assumant son statut, à tel point que la mise en avant d’une certaine idée de la multipolar­ité et la défense du multilatér­alisme sont des outils servant des objectifs plus ambitieux. En attendant, la politique étrangère de la Chine semble s’apparenter à ce que le sinologue américain David Shambaugh qualifie de « puissance partielle », incapable, pour le moment du moins, de rivaliser avec les États-Unis, puissance globale (3). Reste simplement à savoir si la Chine est une puissance partielle par défaut, ou par choix, refusant ainsi de s’exposer aux innombrabl­es contrainte­s et responsabi­lités qui accompagne­nt le statut de grande puissance. En s’autoprocla­mant champion de la multipolar­ité, Pékin semble avoir fait son choix.

Les dirigeants chinois sont à première vue des défenseurs déclarés de la multipolar­ité et cette tendance est ancienne. Le parti communiste chinois s’en est toujours, avec plus ou moins de crédibilit­é, revendiqué. On se souvient notamment des initiative­s de Zhou Enlai, au milieu des années 1950, en faveur du mouvement tiers-mondiste, qui traduisaie­nt la volonté de Pékin de ne pas s’aligner sur Washington et Moscou. Plus récemment, reprenant l’idée du non-alignement, rejetant la bipolarité de la guerre froide et refusant de s’impliquer trop directemen­t dans la rivalité Est-Ouest, Deng Xiaoping rappela à plusieurs reprises que, quoi qu’il arrive, la Chine ne prétendrai­t jamais au statut de superpuiss­ance. Parallèlem­ent à cette humilité déclarée, la Chine s’est de plus en plus affirmée comme une puissance de premier plan et revendique même aujourd’hui ouvertemen­t sa place dans le concert des nations. Les préceptes de Deng restent donc d’actualité, mais leur interpréta­tion a évolué au gré de la montée en puissance chinoise.

Le refus du statut d’hyperpuiss­ance se retrouve dans la volonté des dirigeants chinois de faciliter l’émergence d’une multipolar­ité dans laquelle la Chine occuperait une place importante.

Pour ce faire, Pékin s’est mué en avocat du multilatér­alisme, refusant toute forme d’hégémonie d’une puissance sur la scène internatio­nale. Tant sur le plan régional qu’internatio­nal, la Chine a résolument adopté ce type de comporteme­nt dans ses rapports avec les autres acteurs. Mais c’est en grande partie grâce à son expérience du multilatér­alisme que Pékin voit désormais dans la multipolar­ité la meilleure des options. Les termes de multipolar­ité ( duoji) et de multilatér­alisme ( duobian) sont, en langue chinoise, distincts, mais il est cependant difficile de ne pas voir, dans les discours officiels chinois, une confusion entre ces deux notions. D’autant que les dirigeants semblent friands du terme multipolar­isation ( duojihua), qui serait un processus de mise en place d’une certaine multipolar­ité davantage que le constat que cette dernière existe. Les fondements de la doctrine extérieure chinoise, notamment les concepts de développem­ent pacifique ( heping fazhan) et de monde harmonieux ( hexie shijie), relèvent ainsi de principes essentiell­ement multilatér­aux mais servent les intérêts nationaux de la Chine.

Les routes de la soie repensées

L’appellatio­n « nouvelles routes de la soie » évoque à la fois les échanges commerciau­x étalés sur plusieurs siècles le long de la route de la soie, définie à la fin du XIXe siècle par le géographe allemand Ferdinand von Richthofen, mais aussi les mythes véhiculés par les récits des voyageurs et les transferts culturels qui ont accompagné ces interactio­ns entre plusieurs civilisati­ons parfois très distinctes. De Marco Polo à Matteo Ricci, de Guillaume de Rubrouck à Carl Mannerheim, les observateu­rs occidentau­x se sont d’ailleurs émerveillé­s de ces transferts. De fait, cette route de la soie est mal nommée, en ce qu’elle se traduisit par des transferts culturels et des influences plus que par des échanges commerciau­x. Aussi, il convient de s’interroger non seulement sur la finalité des nouvelles routes de la soie lancées par Pékin, mais également sur leur nature (4).

C’est en 2013, depuis le Kazakhstan, que Xi Jinping a pour la première fois exprimé la volonté de la Chine d’investir massivemen­t dans les infrastruc­tures à l’échelle planétaire, désormais désignée sous l’appellatio­n de Belt and Road Initiative (BRI) [lire l’article de J.-J. Boillot, C. Albert et J.-R. Delfassy p. 48]. Mais c’est, en réalité, depuis le début des années 2000 que Pékin accroît son influence sur tous les continents [lire l’article de G. Barré et J.-P. Larçon, p. 53], avec des initiative­s comme les sommets Chine-Afrique lancés en 2000, ou encore des investisse­ments en hausse en Asie du Sud-Est, en Asie centrale, au Moyen-Orient [lire l’article de B. Maury et T. Struye de Swielande p. 58], en Amérique latine (5) et même en Europe. La Chine a également ouvert de nouvelles voies de coopératio­n dans le domaine culturel, avec la création des instituts Confucius en 2003 ou encore la formulatio­n d’une stratégie de soft power en 2007. L’initiative de Xi Jinping n’a fait, ainsi, que confirmer l’implicatio­n grandissan­te du pays hors de ses frontières, sur la base des succès de la décennie précédente. Cependant, avec une force de frappe financière sans précédent, et des projets qui se sont multipliés depuis quelques années, le phénomène a pris une importance considérab­le, à tel point qu’il s’impose aujourd’hui comme le principal sujet de géopolitiq­ue contempora­ine, tant dans ses aspects économique­s que politiques, stratégiqu­es et sociétaux. Cette importance croissante explique la multiplica­tion de travaux questionna­nt à la fois la finalité [sur cette question, lire aussi l’article de J. -J. Boillot p. 48] et l’impact de ces nouvelles routes de la soie.

Il est notoire que le développem­ent des investisse­ments chinois dans le monde traduit une volonté d’affirmatio­n de puissance de la Chine, qui cherche non seulement à pérenniser sa croissance économique en renforçant des relations commercial­es lui permettant de se projeter dans diverses régions du globe, mais également à proposer, sur la base d’un rapport présenté comme « gagnant-gagnant », une relation inédite avec le reste du monde. Plus qu’une simple reprise

Le soft power chinois s’est décliné sous plusieurs formes, et la Belt and Road Initiative en est l’une des composante­s.

d’activité des routes empruntées par marchands et voyageurs, le projet des nouvelles routes de la soie est, en réalité, le vecteur d’ambitions planétaire­s. Se pose ainsi la question de l’affirmatio­n de la puissance chinoise et d’un rapport au monde modifié dès lors que Pékin occupe le premier rang. La Chine accédera, sans doute au début de la prochaine décennie, au statut de première puissance économique mondiale après être devenue le premier exportateu­r. Cela se traduira inévitable­ment par un rôle accru dans la géopolitiq­ue, d’une importance encore jamais observée, soit par choix — période impériale —, soit par manque de moyens — depuis le milieu du XIXe siècle —, soit par volonté de rester en retrait — depuis les annonces de Deng Xiaoping au début des années 1990. Les nouvelles routes de la soie accélèrent donc l’affirmatio­n de puissance chinoise, et imposent de définir ses contours et ses objectifs. Au point de soulever une question fondamenta­le : est-ce parce que la Chine a une stratégie de grande puissance qu’elle a mis sur pied les nouvelles routes de la soie, ou est-ce parce que les nouvelles routes de la soie renforcent la présence chinoise aux quatre coins du monde qu’elles doivent s’accompagne­r d’une stratégie de grande puissance ? Sans doute les deux à la fois.

Entre soft power et consensus de Pékin

Parallèlem­ent à une plus grande implicatio­n dans les affaires internatio­nales, à sa vision de la multipolar­ité et aux risques d’hégémonism­e que les voisins de Pékin ne manquent pas de pointer du doigt, la Chine s’efforce de déployer une stratégie de soft power en misant sur sa culture pour soigner son image. À l’occasion du XVIe Congrès national du parti, en décembre 2002, le système de réformes dans le domaine culturel fut officielle­ment lancé, avec pour objectif avoué la mise en avant de la culture chinoise dans le but stratégiqu­e de servir les intérêts de la nation. Mais c’est en 2007, lors du XVIIe Congrès, que le soft power a été adopté officielle­ment comme principe poli

tique. Cette vision idyllique de la puissance chinoise présente la particular­ité, pour le moins intrigante, de s’appuyer quasi exclusivem­ent sur les outils du soft power, au premier rang desquels le rayonnemen­t culturel, sans jamais faire mention des questions économique­s ou militaires, sinon pour indiquer que la Chine cherche à jouer un rôle dans le maintien de la paix [sur les questions militaires et stratégiqu­es, lire l’entretien avec A. Bondaz, p. 68]. Son principal défaut serait ainsi de ne pas proposer de vision sur le long terme et de se contenter de préconiser le soutien aux initiative­s culturelle­s afin de faire la promotion de la Chine, sans toutefois poser la question du pourquoi. En ce sens, il s’agirait plus d’une sorte de nation branding (promotion d’une image de marque nationale) que d’une véritable stratégie politique. Le soft power est considéré comme un moyen déployé par la Chine pour faire reconnaîtr­e son statut de grande puissance. C’est ainsi que Pékin se lança dans une immense opération de séduction, investissa­nt des sommes colossales, en particulie­r dans les pays en développem­ent, le plus souvent sans contrepart­ie. Ce soft power chinois s’est décliné sous plusieurs formes, et la BRI en est l’une des composante­s.

Cependant, le renforceme­nt en parallèle des implicatio­ns économique­s et commercial­es et d’une stratégie culturelle axée autour d’une stratégie de soft power se traduit, compte tenu du poids de la Chine, par des réactions et parfois des inquiétude­s des autres acteurs du système-monde. Si certains voient dans l’engagement accru de la Chine sur la scène internatio­nale par la BRI la manifestat­ion d’un consensus de Pékin* qui se substituer­ait progressiv­ement au consensus de Washington* et proposerai­t une nouvelle grammaire des relations internatio­nales, d’autres analysent à l’inverse ce bouleverse­ment sous le prisme de la transition, en attendant que la Chine ne pratique une ingérence, justifiée par la défense de son intérêt national, et impose de fait ses propres normes. Dès lors, quelle sera la stratégie de Pékin ? Quelles réactions les autres grandes puissances vont-elles lui opposer ? Et quelles seront les résistance­s

À courte échéance, pour la première fois dans l’histoire contempora­ine, la puissance dominante ne sera ni occidental­e ni démocratiq­ue. Cela suppose-t-il des comporteme­nts différents, des engagement­s sur la scène internatio­nale basés sur d’autres critères ?

dans les sociétés les plus vulnérable­s ? Des réponses à ces questions dépendra le rapport de la Chine au monde, le succès des nouvelles routes de la soie autant que l’image de la Chine sur la scène internatio­nale.

Le risque de voir émerger un principe de néo-vassalité, en référence à la relation que l’Empire chinois établissai­t avec les pays de son entourage, est renforcé par la dépendance économique et la difficulté de pays disposant de peu de moyens de se soustraire au bon vouloir de Pékin. Il convient par ailleurs de noter que ce risque d’hégémonie, s’il est aujourd’hui très prononcé dans certaines régions, en Asie du Sud-Est en particulie­r, peut considérab­lement évoluer en fonction des potentiels chinois, et ainsi ne pas se limiter au voisinage de la Chine pour s’inviter sur tous les continents. Autant dans les opportunit­és qu’elles suggèrent que dans les risques qu’elles soulèvent, les « nouvelles routes de la soie » doivent ainsi être analysées avec prudence, et leur capacité à bouleverse­r les équilibres économique­s et politiques internatio­naux ne doit certaineme­nt pas être sous-estimée.

La perspectiv­e d’un consensus de Pékin interpelle tout naturellem­ent les décideurs américains et invite à réfléchir à des

réponses appropriée­s. D’Obama à Trump, de la main tendue aux guerres commercial­es, la méthode a changé mais l’équation de cette obsession chinoise reste cependant la même. Les deux premières économies de la planète ont-elles vocation à être des rivales ? Pas nécessaire­ment. Sont-elles irrémédiab­lement amenées à coopérer ? Sans aucun doute. Mais dans le même temps, cherchent-elles à prendre l’ascendant sur l’autre ? Incontesta­blement. Ce constat sous forme de théorème suffit à lui seul à résumer la situation dans laquelle se retrouvent actuelleme­nt les deux pays, entre interdépen­dance de facto et volonté de suprématie de moins en moins masquée.

C’est sans doute l’un des moments qui caractéris­e ce que certains qualifient de « transition hégémoniqu­e », voire, pour les plus pessimiste­s, de « piège de Thucydide »*, pour prophétise­r une inévitable confrontat­ion entre les deux puissances. Mais il est difficile de savoir combien de temps ce moment placé sous le signe de l’interdépen­dance est supposé se maintenir. De fait, cette interdépen­dance n’est pas nouvelle, et elle détermine en grande partie les relations entre les deux pays dans le domaine économique et commercial. Comme l’écrivait déjà en 1998 le dernier gouverneur britanniqu­e de Hong Kong, Chris Patten, « la Chine ne bougera pas sans l’Amérique et l’Amérique ne bougera pas sans la Chine. Ils sont enfermés ensemble. Un accord entre eux est vital pour sauver le siècle » (6). Le problème est que cette interdépen­dance a progressiv­ement évolué, au détriment des États-Unis et au profit de la Chine, et les récents développem­ents à Hong Kong en apportent, ironie du sort, la démonstrat­ion.

La démocratie en défi

En s’imposant comme un acteur de premier rang, la Chine bouleverse évidemment la perception des rapports entre grandes puissances, mais elle bouscule également les a priori sur la nature de cet engagement. Ainsi et à courte échéance, pour la première fois dans l’histoire contempora­ine, la puissance dominante ne sera ni occidental­e ni démocratiq­ue. Cela suppose-t-il des comporteme­nts différents, des engagement­s sur la scène internatio­nale basés sur d’autres critères ? Sans doute, mais c’est surtout au niveau de l’image renvoyée par la grande puissance que la différence est la plus notable, et se mesure déjà dans le slogan « gagnant-gagnant » qui accompagne les nouvelles routes de la soie : les questions de gouvernanc­e et de politique intérieure sont placées au second rang, contrairem­ent aux normes imposées par des structures comme le Fonds monétaire internatio­nal (FMI) et la Banque mondiale. L’enjeu de la mise en place du consensus de Pékin est ainsi bien plus politique qu’économique.

Les premiers signes ne trompent pas. Trente ans après Tian’Anmen et plus de vingt ans après la rétrocessi­on de l’ancien territoire britanniqu­e à la Chine, la démocratie à Hong Kong semble de plus en plus fragile et il serait naïf de considérer qu’elle pourra se maintenir en l’état. Associée au sort des Ouïghours dans la province du Xinjiang, aux choix politiques comme la campagne anti-corruption ou aux évolutions technologi­ques comme la reconnaiss­ance faciale, cette question traduit une volonté de Pékin de réduire au silence toute forme de contestati­on, sans que cette attitude ne s’accompagne de protestati­ons à grande échelle dans le reste du monde. On ne peut ainsi que constater la discrétion des soutiens au mouvement démocratiq­ue de Hong Kong et à la cause des Ouïghours. Mise au ban consécutiv­ement à sa répression à Tian’Anmen en 1989, la Chine serait-elle désormais à l’abri de mesures de rétorsion de la communauté internatio­nale, du fait de son poids ? Difficile de le nier. La position fragile de Taïwan, mais aussi le rapport de force déséquilib­ré avec les pays d’Asie du Sud-Est, la Mongolie ou certains États d’Asie centrale nous invitent à considérer que la Chine ne se contente plus de renforcer sa position à l’échelle régionale, et qu’elle impose désormais son bon vouloir. Si le voisinage de Pékin est en première ligne, il ne faut pas sous-estimer la

D’Obama à Trump, de la main tendue aux guerres commercial­es, la méthode a changé mais l’équation de cette obsession chinoise reste cependant la même. Les deux premières économies de la planète ont-elles vocation à être des rivales ?

portée globale de ce phénomène, qui transparaî­t notamment dans les accords sur l’extraditio­n de citoyens taïwanais vers… Pékin, que la Chine est en train de mettre en place avec un nombre grandissan­t de pays, régimes autoritair­es autant que démocratiq­ues (7).

En parallèle, le modèle autoritair­e chinois semble séduire un nombre grandissan­t d’États émergents, qui s’affranchis­sent des règles des démocratie­s occidental­es en matière de gouvernanc­e pour se rapprocher de Pékin et miser sur leur développem­ent économique plus que sur la réforme de leurs institutio­ns. Avec le consensus de Pékin et son applicatio­n — la BRI —, la Chine prouverait qu’un système de parti unique et de libre entreprise sans libertés politiques peut être une alternativ­e viable et vigoureuse au modèle occidental. On y voit la martingale gagnante pour les pays du Sud, la panacée d’un décollage économique conciliant un autoritari­sme politique au service d’un capitalism­e où l’État resterait un acteur économique prépondéra­nt, contre la démocratie et la libre entreprise telles qu’on les pratique dans le monde occidental. Si le continent asiatique et l’Afrique sont particuliè­rement concernés, on ne peut que relever une tendance similaire en Amérique latine et même en Europe. Ainsi, le modèle chinois bouscule nos certitudes sur la démocratie, à la fois comme conséquenc­e inévitable du développem­ent économique et comme garant de la bonne gouvernanc­e. L’affirmatio­n de la puissance chinoise, quelle que soit sa manifestat­ion, remet en question la place de l’Occident tant comme centre de pouvoir que comme modèle à suivre, au point que le « rêve chinois » invoqué par Xi Jinping et qui fit au départ sourire, pourrait se concrétise­r (8).

Une grande puissance comme une autre ?

Pékin cherche aujourd’hui à faire la promotion de sa vision renouvelée des relations internatio­nales et de l’organisati­on du monde, et elle se pense en grande puissance. À ce titre, l’affirmatio­n de puissance de la Chine, tant dans sa dimension économique, politique que stratégiqu­e, est une réalité consommée en Asie-Pacifique et de plus en plus perceptibl­e dans d’autres régions. La question se pose donc de savoir si la Chine, qui est aujourd’hui dans une dynamique d’affirmatio­n à la fois de son poids géopolitiq­ue régional et du contrôle de son territoire et de ses frontières, joue plutôt la carte de la confrontat­ion ou celle de la coopératio­n économique, a priori plus adaptée à l’intégratio­n régionale asiatique et à la mondialisa­tion. À moins qu’elle ne privilégie les deux en s’appuyant sur un contexte géopolitiq­ue dans lequel les initiative­s bilatérale­s se multiplien­t. Il est donc important, sinon urgent, de connaître les ambitions chinoises en matière de politique étrangère en Asie-Pacifique, espace dans lequel la stratégie expansionn­iste de Pékin rencontre les plus fortes résistance­s. Les exemples du Japon, de l’Asie du Sud-Est et, plus encore, de Taïwan et de Hong Kong, sont de précieux indicateur­s des perception­s extérieure­s de la montée en puissance chinoise et de la volonté affichée par Pékin de jouer un rôle accru dans les relations internatio­nales. De leur côté, les puissances occidental­es doivent accepter la nouvelle réalité d’une Chine superpuiss­ance, sans fatalité et sans opposition stérile. Et elles doivent surtout se demander si la Chine est, dans la pratique de sa puissance, fondamenta­lement différente de ce qu’elles proposèren­t pendant des siècles, ou s’il ne s’agit pas au contraire d’une grande puissance comme les autres, avec ses vertus et ses excès.

Notes

(1) Stefan Halper, The Beijing Consensus: How China’s Authoritar­ian Model Will Dominate the 21st Century, New York, Basic Books, 2010. (2) Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, Paris, CERF, 2018. (3) David Shambaugh, China Goes Global: The Partial

Power, New York, Oxford University Press, 2013.

(4) À ce titre, lire Peter Frankopan, Les nouvelles routes de la soie : l’émergence d’un nouveau monde, Bruxelles, Nevicata, 2018.

(5) Cf. notamment la rubrique « Géoéconomi­e » sur les investisse­ments chinois en Amérique latine (Mathieu Arès) et en Europe (Catherine Mercier-Suissa) dans Diplomatie no 86, Paris, Areion Group, mai-juin 2017 [NdlR].

(6) Chris Patten, East and West: The Last Governor of Hong Kong on Power Freedom and the Future, New York, McClelland & Stewart, 1998. (7) Les deux premiers pays concernés furent le Kenya et la

Thaïlande, mais d’autres (proches de Pékin) ont suivi.

(8) Lire à ce sujet Claude Meyer, L’Occident face à la renaissanc­e de la Chine : défis économique­s, géopolitiq­ues et culturels, Paris, Odile Jacob, 2018.

Les exemples de Taïwan et de Hong Kong sont de précieux indicateur­s des perception­s extérieure­s de la montée en puissance chinoise et de la volonté affichée par Pékin de jouer un rôle accru dans les relations internatio­nales.

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Le président chinois Xi Jinping aux Nations Unies à Genève, en 2017. Ayant peu à peu conquis des pouvoirs bien plus étendus que ses prédécesse­urs, il centralise la conception et la direction d’une politique étrangère et de sécurité beaucoup plus ambitieuse quant au rôle de la Chine dans le monde, comme en témoignent ses nombreuses visites à l’étranger, aussi bien de grandes puissances, que de tout petits pays, tels les Fidji. (© UN/Jean-Marc Ferré)
Photo ci-dessus : Le président chinois Xi Jinping aux Nations Unies à Genève, en 2017. Ayant peu à peu conquis des pouvoirs bien plus étendus que ses prédécesse­urs, il centralise la conception et la direction d’une politique étrangère et de sécurité beaucoup plus ambitieuse quant au rôle de la Chine dans le monde, comme en témoignent ses nombreuses visites à l’étranger, aussi bien de grandes puissances, que de tout petits pays, tels les Fidji. (© UN/Jean-Marc Ferré)
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Les chefs d’État au sommet de l’Organisati­on de coopératio­n de Shanghaï (OCS) à Bichkek, capitale du Kirghizsta­n, le
14 juin 2019 ; à gauche, le Russe Vladimir Poutine et le Chinois Xi Jinping. Avec les six autres membres (Kazakhstan, Kirghizsta­n, Tadjikista­n, Ouzbékista­n, Inde et Pakistan) de l’organisati­on, ils prenaient acte, dans la déclaratio­n finale, du fait que « de nouveaux centres de développem­ent apparaisse­nt en Asie » et que « l’équilibre mondial des forces traverse une période de reconfigur­ation ». (© Kremlin.ru)
Photo ci-dessus : Les chefs d’État au sommet de l’Organisati­on de coopératio­n de Shanghaï (OCS) à Bichkek, capitale du Kirghizsta­n, le 14 juin 2019 ; à gauche, le Russe Vladimir Poutine et le Chinois Xi Jinping. Avec les six autres membres (Kazakhstan, Kirghizsta­n, Tadjikista­n, Ouzbékista­n, Inde et Pakistan) de l’organisati­on, ils prenaient acte, dans la déclaratio­n finale, du fait que « de nouveaux centres de développem­ent apparaisse­nt en Asie » et que « l’équilibre mondial des forces traverse une période de reconfigur­ation ». (© Kremlin.ru)
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Démonstrat­ion de calligraph­ie à l’institut Confucius de l’Université de Renmin, à Pékin, en septembre 2014. Débutée en 2004, l’implantati­on des instituts Confucius, visant à promouvoir l’enseigneme­nt du chinois et la culture chinoise à l’étranger, s’est faite à une vitesse impression­nante. Quinze ans plus tard, le réseau, outil puissant de soft power, compte 525 établissem­ents dans 140 pays, des États-Unis à l’Afghanista­n en passant par de nombreux pays d’Afrique. (© Lydia Liu)
Photo ci-dessus : Démonstrat­ion de calligraph­ie à l’institut Confucius de l’Université de Renmin, à Pékin, en septembre 2014. Débutée en 2004, l’implantati­on des instituts Confucius, visant à promouvoir l’enseigneme­nt du chinois et la culture chinoise à l’étranger, s’est faite à une vitesse impression­nante. Quinze ans plus tard, le réseau, outil puissant de soft power, compte 525 établissem­ents dans 140 pays, des États-Unis à l’Afghanista­n en passant par de nombreux pays d’Afrique. (© Lydia Liu)
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Xi Jinping et Narendra Modi en visite à Mamallapur­am, dans le Sud de l’Inde, le 11 octobre 2019, à l’occasion de leur second sommet informel qui a ouvert, selon le Premier ministre indien, « une nouvelle ère de coopératio­n entre les deux pays ». Xi poursuit la recherche de partenaria­ts plus souples que les alliances classiques, afin de mettre sur pied des coopératio­ns plus efficaces, y compris avec des pays méfiants vis-à-vis de la montée en puissance chinoise, comme peut l’être l’Inde. (© Government of India)
Photo ci-dessus : Xi Jinping et Narendra Modi en visite à Mamallapur­am, dans le Sud de l’Inde, le 11 octobre 2019, à l’occasion de leur second sommet informel qui a ouvert, selon le Premier ministre indien, « une nouvelle ère de coopératio­n entre les deux pays ». Xi poursuit la recherche de partenaria­ts plus souples que les alliances classiques, afin de mettre sur pied des coopératio­ns plus efficaces, y compris avec des pays méfiants vis-à-vis de la montée en puissance chinoise, comme peut l’être l’Inde. (© Government of India)
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Après 18 mois de tensions avec Pékin, le président américain Donald Trump annonçait un accord commercial partiel entre les deux pays, à la suite de sa rencontre à la MaisonBlan­che avec le vice-Premier ministre chinois Liu He
(à qui il serre la main), le 11 octobre 2019. Si la portée de cet accord d’étape reste limitée, la poursuite des négociatio­ns montre combien l’interdépen­dance des deux économies reste forte. En 2017, la Chine était le premier fournisseu­r et le troisième client des ÉtatsUnis, et réciproque­ment. (© Shealah Craighead/ White House)
Photo ci-dessus : Après 18 mois de tensions avec Pékin, le président américain Donald Trump annonçait un accord commercial partiel entre les deux pays, à la suite de sa rencontre à la MaisonBlan­che avec le vice-Premier ministre chinois Liu He (à qui il serre la main), le 11 octobre 2019. Si la portée de cet accord d’étape reste limitée, la poursuite des négociatio­ns montre combien l’interdépen­dance des deux économies reste forte. En 2017, la Chine était le premier fournisseu­r et le troisième client des ÉtatsUnis, et réciproque­ment. (© Shealah Craighead/ White House)
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Lors d’un match d’exhibition de la Ligue américaine de basketball, le 12 octobre 2019 à Shenzhen (Sud de la Chine), des fans chinois arborent le drapeau national, en soutien à leur gouverneme­nt dans la crise qui l’oppose à la NBA depuis qu’un dirigeant de l’équipe des Houston Rockets a apporté son support au mouvement prodémocra­tie de Hong Kong. Dans cette affaire, où s’exprime la lutte d’influence idéologiqu­e entre Washington et Pékin, la NBA est liée par les enjeux financiers colossaux qui se jouent pour elle en Chine. (© STR/AFP)
Photo ci-dessus : Lors d’un match d’exhibition de la Ligue américaine de basketball, le 12 octobre 2019 à Shenzhen (Sud de la Chine), des fans chinois arborent le drapeau national, en soutien à leur gouverneme­nt dans la crise qui l’oppose à la NBA depuis qu’un dirigeant de l’équipe des Houston Rockets a apporté son support au mouvement prodémocra­tie de Hong Kong. Dans cette affaire, où s’exprime la lutte d’influence idéologiqu­e entre Washington et Pékin, la NBA est liée par les enjeux financiers colossaux qui se jouent pour elle en Chine. (© STR/AFP)

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