Diplomatie

– FOCUS Les routes de la soie et le 36e stratagème

- Par Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS).

Le jeu de go aurait été inventé il y a plus de 4000 ans par les empereurs mythiques Yao et Shun pour éduquer leurs fils moins avisés qu’eux et on a souvent tendance à interpréte­r la Belt and Road Initiative (BRI) comme une partie de go avec l’Ouest. Quoi de plus naturel, puisque son nom chinois, « Yi

Dai Yi Lu » signifie « une ceinture, une route », et qu’à la différence du jeu d’échecs, il s’agit au go d’encercler un adversaire tout en lui laissant encore de l’espace. Sa temporalit­é de long terme correspond également plus à la logique d’une partie de go que d’échecs : une partie stratégiqu­e sur un espace géographiq­ue fini avec des conquêtes de territoire­s, de marchés, de sources de matières premières et de plus en plus de technologi­es dont la Chine a absolument besoin. Cette vision laisse peu de place à la coopératio­n. C’est clairement la vision américaine qui voit la Chine en rivale stratégiqu­e.

Peut-on imaginer un autre scénario stratégiqu­e ? L’idée par exemple d’un jeu gagnantgag­nant ? C’est le leitmotiv à Pékin. Mais il y a aussi le « ni suprématie américaine, ni suprématie chinoise ». Ce jeu multipolai­re, comme le souhaite la France, s’inscrit certes dans la doctrine officielle de Pékin : celle d’un New Deal planétaire fondé sur une croissance mondiale tirée par les infrastruc­tures dans les pays en développem­ent. Un jeu multipolai­re suppose cependant certaines conditions d’équilibre et renvoie à son tour à un jeu stratégiqu­e, coopératif ou non, avec Pékin. On sait par exemple que l’Inde est très opposée à la BRI, qu’elle perçoit comme une menace sur son entourage immédiat en raison du déséquilib­re des forces. Comment peut-on en fait décrypter le jeu stratégiqu­e de Pékin ?

On peut faire une hypothèse simple : les autorités chinoises sont conditionn­ées par leur formation, dans laquelle les traités classiques de stratégie ont joué un rôle essentiel. Mais plutôt que d’essayer de décrire des intentions ex ante, comme c’est l’objet de L’Art de la guerre de Sun Tzu, on peut se tourner vers le fameux traité des

36 Stratagème­s qui porte davantage sur l’art des coups tactiques et permet alors de décrypter ex post des comporteme­nts « révélés ». Retrouvé par hasard en 1939 sur un marché de Chine du Nord, il fut publié par l’Armée populaire de libération en 1961 et fort en vogue au cours de la Révolution culturelle (1966-1976), période au cours de laquelle les dirigeants actuels à Pékin firent leurs débuts en politique.

Les 36 stratagème­s distinguen­t notamment six catégories de situations selon qu’il s’agit de batailles déjà gagnées, de batailles indécises, de batailles offensives, de bataille à partis multiples, de batailles d’union et annexion, ou enfin de batailles presque perdues. Quels sont les types de stratagème­s et de parties implicitem­ent joués par Pékin dans le cas de la BRI ? La surprise est de taille. Tant sur le plan de la propagande que de la mise en oeuvre, Pékin applique implicitem­ent une bonne vingtaine de stratagème­s sur les 36, dont la totalité de ceux des batailles déjà gagnées (6 sur 6), autant pour les batailles offensives, mais aussi pour les batailles indécises. Par contre, la proportion tombe à la moitié pour les batailles à partis multiples ou pour les Unions et Annexions, et surtout à zéro pour les batailles presque perdues… pour l’instant.

Photo ci-dessus : Entre 1405 et 1433, sous la dynastie Ming, les expédition­s de l’amiral chinois Zheng He — représenté­es ici sur un mur de Malacca, en Malaisie — passèrent par la quasi-totalité des ports et sites d’intérêts de l’océan Indien. Celles-ci avaient moins pour objectif le développem­ent de routes commercial­es, déjà connues et fréquentée­s pour la plupart, que de faire connaître et reconnaîtr­e les accompliss­ements de la Chine et de son empereur dans le monde. La Chine fit ainsi une entrée spectacula­ire sur la scène internatio­nale, nouant des relations diplomatiq­ues avec une trentaine de pays, juste avant d’entamer une période de repli national qui la conduira à interrompr­e son commerce extérieur et à concentrer ses dépenses sur la constructi­on de la Grande Muraille pour se protéger des menaces mongole et mandchoue… Une applicatio­n du

36e stratagème ? (© Shuttersto­ck/enciktat)

Reste en effet l’interrogat­ion sur le fameux 36e stratagème : « La fuite est la suprême politique. » Ce dernier correspond au paradoxe soulevé par une note provocatri­ce récente de l’économiste Patrick Artus : « Le nouveau modèle économique “autarcique” de la Chine : quels effets sur l’économie mondiale ? » Tous les indicateur­s structurel­s de l’économie chinoise montrent en effet un repli autarcique depuis quelques années, alors même que la BRI est souvent interprété­e comme une conquête impériale du monde par la Chine. On peut sans doute conjecture­r que ce n’est qu’un paradoxe. Mais en cas d’échec de la BRI, ou d’opposition­s trop fortes,

Pékin dispose désormais d’une stratégie de repli, un peu comme la dynastie Ming au XVe siècle en rapatriant la fameuse flotte de l’amiral Zheng He et en optant pour la fermeture de l’Empire. Si la fuite semble pour l’instant peu probable, le 36e stratagème permet en tout état de cause de renforcer la position de négociatio­n de Pékin dans un jeu totalement ouvert, tout du moins à l’aune de ce vieux traité de stratégie. Jean-Joseph Boillot

Notes

Pour une version en ligne du traité (en français), voir par exemple : http://wengu.tartarie.com/wg/wengu.php?l=36ji&lang=fr&no=0

Natixis, « Flash économie » du 6 août 2019 (https://bit.ly/2N4ewp1).

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