– FOCUS Les routes de la soie et le 36e stratagème
Le jeu de go aurait été inventé il y a plus de 4000 ans par les empereurs mythiques Yao et Shun pour éduquer leurs fils moins avisés qu’eux et on a souvent tendance à interpréter la Belt and Road Initiative (BRI) comme une partie de go avec l’Ouest. Quoi de plus naturel, puisque son nom chinois, « Yi
Dai Yi Lu » signifie « une ceinture, une route », et qu’à la différence du jeu d’échecs, il s’agit au go d’encercler un adversaire tout en lui laissant encore de l’espace. Sa temporalité de long terme correspond également plus à la logique d’une partie de go que d’échecs : une partie stratégique sur un espace géographique fini avec des conquêtes de territoires, de marchés, de sources de matières premières et de plus en plus de technologies dont la Chine a absolument besoin. Cette vision laisse peu de place à la coopération. C’est clairement la vision américaine qui voit la Chine en rivale stratégique.
Peut-on imaginer un autre scénario stratégique ? L’idée par exemple d’un jeu gagnantgagnant ? C’est le leitmotiv à Pékin. Mais il y a aussi le « ni suprématie américaine, ni suprématie chinoise ». Ce jeu multipolaire, comme le souhaite la France, s’inscrit certes dans la doctrine officielle de Pékin : celle d’un New Deal planétaire fondé sur une croissance mondiale tirée par les infrastructures dans les pays en développement. Un jeu multipolaire suppose cependant certaines conditions d’équilibre et renvoie à son tour à un jeu stratégique, coopératif ou non, avec Pékin. On sait par exemple que l’Inde est très opposée à la BRI, qu’elle perçoit comme une menace sur son entourage immédiat en raison du déséquilibre des forces. Comment peut-on en fait décrypter le jeu stratégique de Pékin ?
On peut faire une hypothèse simple : les autorités chinoises sont conditionnées par leur formation, dans laquelle les traités classiques de stratégie ont joué un rôle essentiel. Mais plutôt que d’essayer de décrire des intentions ex ante, comme c’est l’objet de L’Art de la guerre de Sun Tzu, on peut se tourner vers le fameux traité des
36 Stratagèmes qui porte davantage sur l’art des coups tactiques et permet alors de décrypter ex post des comportements « révélés ». Retrouvé par hasard en 1939 sur un marché de Chine du Nord, il fut publié par l’Armée populaire de libération en 1961 et fort en vogue au cours de la Révolution culturelle (1966-1976), période au cours de laquelle les dirigeants actuels à Pékin firent leurs débuts en politique.
Les 36 stratagèmes distinguent notamment six catégories de situations selon qu’il s’agit de batailles déjà gagnées, de batailles indécises, de batailles offensives, de bataille à partis multiples, de batailles d’union et annexion, ou enfin de batailles presque perdues. Quels sont les types de stratagèmes et de parties implicitement joués par Pékin dans le cas de la BRI ? La surprise est de taille. Tant sur le plan de la propagande que de la mise en oeuvre, Pékin applique implicitement une bonne vingtaine de stratagèmes sur les 36, dont la totalité de ceux des batailles déjà gagnées (6 sur 6), autant pour les batailles offensives, mais aussi pour les batailles indécises. Par contre, la proportion tombe à la moitié pour les batailles à partis multiples ou pour les Unions et Annexions, et surtout à zéro pour les batailles presque perdues… pour l’instant.
Photo ci-dessus : Entre 1405 et 1433, sous la dynastie Ming, les expéditions de l’amiral chinois Zheng He — représentées ici sur un mur de Malacca, en Malaisie — passèrent par la quasi-totalité des ports et sites d’intérêts de l’océan Indien. Celles-ci avaient moins pour objectif le développement de routes commerciales, déjà connues et fréquentées pour la plupart, que de faire connaître et reconnaître les accomplissements de la Chine et de son empereur dans le monde. La Chine fit ainsi une entrée spectaculaire sur la scène internationale, nouant des relations diplomatiques avec une trentaine de pays, juste avant d’entamer une période de repli national qui la conduira à interrompre son commerce extérieur et à concentrer ses dépenses sur la construction de la Grande Muraille pour se protéger des menaces mongole et mandchoue… Une application du
36e stratagème ? (© Shutterstock/enciktat)
Reste en effet l’interrogation sur le fameux 36e stratagème : « La fuite est la suprême politique. » Ce dernier correspond au paradoxe soulevé par une note provocatrice récente de l’économiste Patrick Artus : « Le nouveau modèle économique “autarcique” de la Chine : quels effets sur l’économie mondiale ? » Tous les indicateurs structurels de l’économie chinoise montrent en effet un repli autarcique depuis quelques années, alors même que la BRI est souvent interprétée comme une conquête impériale du monde par la Chine. On peut sans doute conjecturer que ce n’est qu’un paradoxe. Mais en cas d’échec de la BRI, ou d’oppositions trop fortes,
Pékin dispose désormais d’une stratégie de repli, un peu comme la dynastie Ming au XVe siècle en rapatriant la fameuse flotte de l’amiral Zheng He et en optant pour la fermeture de l’Empire. Si la fuite semble pour l’instant peu probable, le 36e stratagème permet en tout état de cause de renforcer la position de négociation de Pékin dans un jeu totalement ouvert, tout du moins à l’aune de ce vieux traité de stratégie. Jean-Joseph Boillot
Notes
Pour une version en ligne du traité (en français), voir par exemple : http://wengu.tartarie.com/wg/wengu.php?l=36ji&lang=fr&no=0
Natixis, « Flash économie » du 6 août 2019 (https://bit.ly/2N4ewp1).