– ANALYSE Arctique : une région sous tension ?
Certains observateurs parlent d’une « bataille pour le Grand Nord », d’une nouvelle « guerre froide », d’une course aux armements entre pays côtiers de l’océan Arctique pour le contrôle de ses richesses, des discours aujourd’hui moins présents mais récurrents… Y a-t-il réellement de vives tensions dans l’Arctique ?
Les médias font régulièrement état des jeux de pouvoir qui se mettent en place actuellement autour de l’Arctique, avec comme élément déclencheur, en 2007, le drapeau russe planté au pôle Nord. Alors que les États dévoilent progressivement leurs revendications sur des plateaux continentaux étendus, revendications dont plusieurs se chevauchent, il convient de mesurer le degré réel (et non fantasmé) des tensions internationales en région Arctique et les domaines qu’elles sont susceptibles de concerner.
Un fort impact des changements climatiques
C’est dans la région arctique que les impacts des changements climatiques (CC) sont les plus manifestes. Avec le réchauffement, la neige et la glace fondent plus tôt, libérant le sol ou la mer plus sombre et dont l’albédo (potentiel réfléchissant) est plus faible, ce qui entraîne une absorption plus grande de l’énergie incidente et donc une fonte accrue. Depuis 1979, la banquise de mer a perdu près de 42 % de sa superficie, de 7,2 millions de km2 à 4,15 millions de km2 à son minimum de septembre, tandis que la glace pluriannuelle (qui est restée au moins un été) est passée de 55 % à moins de 15 % du volume total, indice de la fonte accélérée de la vieille glace et donc de l’amincissement moyen de la banquise (1). L’inlandsis du Groenland fond de manière accélérée : si, dans les années 1970, il a gagné 47 gigatonnes de glace par an (Gt/an) en moyenne, avant d’en perdre un volume équivalent dans les années 1980, la fonte a continué à ce rythme dans les années 1990, avant une accélération marquée à partir des années
2000 (187 Gt/an) et surtout depuis 2010 (286 Gt/an) (2). La glace fond donc six fois plus vite aujourd’hui que dans les années 1980, contribuant notamment à la hausse du niveau des océans, et à une augmentation importante du nombre d’icebergs autour des côtes du Groenland. Enfin, sur terre, le pergélisol fond de manière accélérée, réduisant la période pendant laquelle le sol gelé peut être parcouru sur des routes de terre, bouleversant les écosystèmes et contribuant à libérer d’importantes quantités de gaz carbonique et de méthane, jusqu’ici piégées dans le sol gelé.
Ces transformations majeures ont des conséquences climatiques pour l’ensemble de la planète, ce qui justifie en partie l’intérêt scientifique de pays comme la Chine, le Japon et l’Inde, qui craignent les impacts de ces CC sur la circulation atmosphérique mondiale [lire le Focus de J. Babin p. 57]. Mais ils bouleversent surtout à court terme les conditions de vie des populations autochtones : les infrastructures bâties sur le pergélisol ne sont plus stables ; les lacs où puiser l’eau potable se drainent dans le sol ; la flore et la faune connaissent des changements majeurs qui remettent en cause la sécurité alimentaire des populations encore très dépendantes de la chasse et de la pêche ; les déplacements ne sont plus sûrs sur la banquise fragilisée.
Navigation commerciale : pas d’explosion du trafic en vue
Cette fonte accélérée de la banquise nourrit des types de projets à caractère économique. En premier lieu, le déclin de la glace de mer accrédite les scénarios climatiques qui laissent entrevoir la forte probabilité d’étés sans glace d’ici 2050 environ, permettant d’envisager des mers arctiques libres de glace. Un tel scénario se traduirait par l’explosion du trafic maritime arctique, annoncée mais fantasmée, scénario dans lequel l’ouverture des routes maritimes arctiques, effectivement plus courtes de plusieurs milliers de kilomètres entre l’Asie et l’Europe que par les itinéraires classiques via Suez ou Panama, se traduirait mécaniquement par l’accroissement rapide des trafics de transit dans l’Arctique.
Si un tel scénario paraît séduisant en théorie, il dénote surtout une piètre connaissance des contraintes du marché du transport maritime. Il suppose en effet que les armateurs raisonnent fondamentalement en termes de distance à parcourir. La technologie des navires à coque renforcée étant au point depuis des années, si tel était le cas, le déclin de la banquise aurait entraîné depuis déjà longtemps une augmentation très importante du trafic de transit par les routes des passages arctiques, du Nord-Ouest (PNO) dans l’archipel arctique canadien, et du Nord-Est (PNE) au nord des côtes sibériennes. Or, il n’en est rien : le trafic commercial de transit — donc des navires qui empruntent ces routes sans s’arrêter dans l’Arctique — demeure très faible : de zéro à deux cargos par an dans le PNO. Dans le PNE, le trafic a crû jusqu’à un maximum de 71 navires en 2013 avant de chuter à 18 en 2015 pour se stabiliser à 27 en 2017 et 2018. On est très loin des 11 500 transits via Panama et des 18 100 via Suez. Des enquêtes ont déjà démontré le faible intérêt de nombreuses compagnies maritimes pour les routes arctiques, malgré les distances plus courtes (3).
Dans le domaine du conteneur, la raison tient fondamentalement à l’incertitude entourant la fiabilité du temps de transit : les compagnies travaillent en juste-à-temps (ou flux tendu), vendant donc non seulement la livraison des produits transportés, mais aussi la garantie de leur livraison un jour convenu, d’après des horaires publiés six mois à l’avance. Chaque jour de retard implique des pénalités financières et une fiabilité écornée. Or, il est impossible de prévoir six mois avant si la fonte estivale aura permis de libérer les détroits arctiques, ceux-ci présentant une grande variabilité interannuelle dans le calendrier de la débâcle ; impossible de prévoir également si les courants et les vents ne transporteront pas de la glace dérivante ou des growlers, blocs de glace très dure issus de la désagrégation des icebergs de plus en plus nombreux, qui viendront obstruer les détroits par où passeront les navires. Cette incertitude, structurelle pour les routes arctiques, s’ajoute aux coûts qu’impliquent les primes d’assurances plus élevées, l’obligation de naviguer avec une coque renforcée, et sans doute à moyen terme de consommer, pour des raisons environnementales, du fioul plus léger (MDO) mais plus cher que le fioul lourd (HFO) (4). Dans ces conditions, l’annonce par plusieurs compagnies maritimes (CMA CGM, Hapag Lloyd, MSC) à l’automne 2019, de leur renoncement à l’usage
Le scénario selon lequel l’ouverture des routes maritimes arctiques se traduirait mécaniquement par l’accroissement rapide des trafics de transit dans l’Arctique paraît séduisant. Mais il dénote surtout une piètre connaissance des contraintes du marché du transport maritime.
des routes arctiques, ne représente pas en réalité un sacrifice commercial majeur (5). De plus, ces routes seraient nécessairement saisonnières : malgré la perspective de la disparition de la banquise pour une période indéterminée en été, celle-ci se reformera toujours, car malgré les CC, ce seront toujours des conditions polaires qui règneront en hiver : l’obscurité totale, le blizzard et des températures de –50°C. Les entreprises devraient se contenter de la saison estivale, et donc modifier radicalement leurs horaires deux fois par année, dans des opérations logistiques complexes, augmentant le risque de retard, et coûteuses.
Ce portrait du potentiel maritime arctique pourrait changer. Ainsi, la poursuite de la fonte en été aboutira probablement à des étés sans glace, dont la durée est encore incertaine. On observe également l’émergence de projets d’interconnexion avec les hinterlands sibériens dans le cadre de programmes russes ou chinois, liés aux nouvelles routes de la soie [lire l’article d’O. Alexeeva p. 53] : projet Belkomur de connexion du port d’Arkhangelsk au réseau ferroviaire russe ; projet de prolongement du réseau ferré jusqu’à Dudinka ; projet de développement de la navigation fluviale sur l’Ob, l’Ienisseï et la Léna pour ainsi valoriser les ports de Dudinka et de Tiksi en plateformes fluvio-maritimes. Dans ces conditions, il est possible que certaines compagnies décident de valoriser un marché, modeste au départ, avec des liaisons saisonnières qui pourraient également desservir les marchés intermédiaires sibériens. Cela relève encore de la prospective.
Dans le domaine du vrac, la réticence des armateurs est moindre, mais tout aussi réelle. Elle tient là encore à la structure du marché : les navires organisent leurs voyages sur la base d’un marché de tramp, c’est-à-dire de voyages ad hoc selon les possibilités d’affrètement. Or, investir dans un navire à coque renforcée pour naviguer dans des conditions arctiques, plus cher à l’achat et à l’exploitation, avec un équipage compétent selon les normes du Code polaire, suppose que ce navire sera amorti sur des routes arctiques, autrement il ne sera pas compétitif. Or, il est très difficile pour un armateur de vrac de s’assurer de contrats de long terme sur le transport de pondéreux. C’est pourquoi les armateurs qui souhaitent réellement obtenir la garantie de contrats de long terme, investissent dans les projets d’exploitation des ressources naturelles ou signent des contrats de long terme, comme Cosco, Teekay, Dynagas, Mitsui OSK, ou Sovcomflot pour le projet Yamal. Comme dans le domaine du conteneur, il est possible que certaines compagnies décident de développer un marché de niche, en tirant avantage du fait que la route plus courte permettrait d’effectuer quelques rotations estivales de plus que par Suez, par exemple pour le fer norvégien jusqu’en Asie — on est ici encore dans le registre de la prospective. Dans le domaine du vrac comme du conteneur, les facteurs structurels à l’industrie ne soutiennent guère l’avènement d’autoroutes maritimes en Arctique.
Pourtant, le trafic maritime général augmente en Arctique : il a par exemple quadruplé dans l’Arctique canadien de 1990 à 2018, passant de 89 voyages dans la zone arctique à 399 (6). Dans l’Arctique russe, si le tonnage de transit est en croissance mais demeure faible (passant de 111 000 t en 2010 à 491 000 t en 2018) (7), il explose pour le tonnage chargé ou déchargé dans les ports arctiques, passant de 2 millions de tonnes (Mt) en 2010 à 18 Mt en 2018. Il s’agit en réalité de trafic de destination, et non pas de transit, soit des navires qui viennent dans l’Arctique pour y effectuer une activité économique, puis repartent : pêche, tourisme, desserte des communautés, desserte des sites d’exploitation des ressources naturelles. Il s’agit là du principal moteur de l’expansion du trafic maritime dans la région arctique, et le second type d’activité économique dont les perspectives se voient profondément affectées par la fonte de la banquise.
Des ressources naturelles réelles, mais coûteuses à exploiter
Les ressources arctiques sont en effet abondantes et, pour certains gisements, connues depuis longtemps. Cependant, leur ampleur, souvent exagérée, demeure sujette à caution en l’absence de campagnes d’exploration systématiques du fait des conditions physiques. Pour les hydrocarbures, l’estimation la plus fréquemment citée et à ce jour la plus crédible, pour l’ensemble de la zone au nord du 60e parallèle, demeure l’étude du United States Geological Survey parue en 2008, qui faisait état de 13 % des réserves de pétrole à découvrir et 30 % des réserves de gaz à découvrir, et non, comme souvent reproduit dans la presse, 13 % des réserves mondiales (8). Ces réserves estimées sont évaluées à environ 90 milliards de barils de pétrole, 47 290 milliards de mètres cubes de gaz et 44 milliards de baril de condensat, soit environ respectivement 5,2 % et 24 % des réserves mondiales connues fin 2018 pour pétrole et gaz (selon le BP Statistical Review of World Energy 2019). Ces réserves estimées sont donc importantes, surtout pour le gaz, mais certes pas colossales. Elles rendent compte des gisements connus et probables en mer comme sur terre, sachant que ce portrait est incomplet, et peut soit
minorer soit exagérer les ressources réelles. Parmi ces gisements, certains sont déjà exploités, comme les gisements pétroliers du Nord de l’Alaska (North Slope), les gisements de gaz et de pétrole en mer de Barents, de pétrole en mer de Kara (Prirazlomoye), de gaz et de pétrole sur la presqu’île de Yamal et le delta de l’Ob, où les compagnies russes Gazprom, Novatek et Rosneft multiplient les investissements majeurs avec leurs partenaires chinois, indiens, japonais et français. D’autres demeurent intouchés, comme l’important gisement de gaz de Shtokman en mer de Barents (3200 milliards de m3), connu depuis 1988 mais encore inexploité du fait des conditions physiques qui le rendent peu rentable au vu des cours actuels. D’autres enfin demeurent de l’ordre du probable, mais ne suscitent plus guère l’intérêt des compagnies pétrolières ; ainsi les gisements en mer de Beaufort à la frontière contestée entre États-Unis et Canada, ou à l’ouest du Groenland. En 2015, la compagnie Shell a ainsi renoncé à 7 milliards de dollars d’investissements en mer de Beaufort au vu des maigres résultats de ses campagnes d’exploration et des conditions financières d’exploitation, suivie par la norvégienne Statoil la même année. En mer du Groenland, les compagnies Cairn Energy (2011), GDF (2014), Dong Energy (2014) et Statoil (2015) ont renoncé à la plupart de leurs blocs pétroliers après des campagnes d’exploration décevantes.
Deloitte estime que le coût de la production offshore dans l’Arctique atteint en moyenne 75 dollars par baril — soit presque le triple du coût de production des gisements terrestres au Moyen-Orient (9). Les évaluations d’IHS Energy sont encore moins encourageantes, soulignant que le seuil de rentabilité du pétrole arctique serait proche d’environ 100 dollars le baril (10). En novembre 2019, le cours du Brent était d’environ 62 dollars le baril. Ce n’est pas l’absence de gisement qui mine l’industrie pétrolière en Arctique, mais la déprime des cours mondiaux face à des coûts qui demeurent très élevés et à des découvertes pour l’heure assez limitées.
L’Arctique recèle également d’importantes ressources minières, avec des gisements parfois connus depuis longtemps. Ainsi le gisement de nickel de Norilsk, exploité depuis 1935 en Sibérie via le port de Dudinka, ou le gisement de fer de Mary River au Nunavut, découvert en 1962 et mis en exploitation en 2014 ; ou encore de Red Dog en Alaska, plus importante mine de zinc au monde (10 % de la production mondiale), ouverte en 1989. En Russie, de nouvelles mines devraient prochainement entrer en exploitation (mine de charbon dans la péninsule de Taymyr, de zinc et de plomb sur l’île de Nouvelle-Zemble notamment) et venir gonfler les chiffres du trafic maritime de la Route maritime du Nord — le Kremlin ayant fixé l’objectif de 80 Mt pour 2024. Une frénésie minière et pétrolière s’était emparée de l’Arctique jusqu’en 2014, tempérée d’abord par la crise de 2008 puis par la déprime des cours à la suite du ralentissement de la croissance en Chine. La prospection y est toujours active, mais nombre de projets ont été reportés ou annulés, comme la relance de la mine de fer de Sydvaranger près de Kirkenes (Norvège), de la mine de nickel du chinois Jilin Jien à la baie Déception (Québec), de la mine de fer d’Isua au Groenland. Alors qu’une quarantaine de projets miniers étaient en cours en 2008, seules huit mines étaient actives dans l’Arctique canadien fin 2019.
Il faut souligner que l’impact des CC complique la mise en oeuvre de l’exploitation des ressources. En mer, certes la fonte de la banquise ouvre les espaces maritimes pour des périodes plus longues, mais, moins compacte, la banquise se meut également plus rapidement et des bancs de glace peuvent parfois venir exercer de vives pressions sur les plateformes. Libre de glace, la mer est désormais sujette à des tempêtes jusqu’ici inconnues, qui de plus projettent parfois des blocs de glace sur les structures ou les englacent dangereusement si la température descend sous le point de congélation (phénomène de l’icing). Sur terre, la fonte du pergélisol, loin d’ouvrir le territoire, vient au contraire considérablement compliquer le transport en réduisant les périodes pendant lesquelles le sol est dur et stable : il faut donc construire, à grands frais, des routes qui se déforment au rythme de l’affaissement du sol, dans des régions où sable et gravier sont rares.
La fonte du pergélisol, loin d’ouvrir le territoire, vient considérablement compliquer le transport en réduisant les périodes pendant lesquelles le sol est dur et stable : il faut donc construire, à grands frais, des routes qui se déforment au rythme de l’affaissement du sol, dans des régions où sable et gravier sont rares.
Des différends sur les frontières maritimes
Dans ce contexte, la tension accordée aux différends, réels, sur les espaces maritimes, est à relativiser. Moscou peut bien planter le drapeau russe au fond de l’océan Arctique, comme en août 2007, son geste de revendication n’a aucune valeur juridique. Cet épisode, les déclarations du gouvernement russe quant aux risques d’une guerre pour les ressources arctiques, et les spéculations quant à l’ampleur des gisements arctiques, ont grandement contribué à ce glissement de l’actualité politique arctique. Le principe de la ZEE est acquis pour tous les États côtiers et la revendication d’un plateau continental étendu doit être avalisée par une organisation des Nations Unies, la Commission des limites du plateau continental (CLPC), qui examine les preuves géologiques de l’extension du plateau continental physique au-delà des 200 milles marins. Cependant, la Commission ne tient compte ni de l’ordre de présentation des dossiers, ni du caractère unilatéral de la revendication : le droit à un plateau continental étendu est imprescriptible, tous les États côtiers peuvent en bénéficier indépendamment des revendications de pays tiers, et toute revendication doit être avalisée sur le fond par la CLPC. Le plateau continental étendu est une zone marine au-delà de la limite des 200 milles marins qui forme l’enveloppe extérieure de la Zone économique exclusive (ZEE). Dans la ZEE, un navire étranger peut circuler librement tant qu’il ne s’engage pas dans une activité d’exploitation des ressources, mais l’État conserve des droits souverains sur toute activité économique en mer (pêche) comme dans les fonds marins (extraction minière) ; dans le plateau continental étendu (PCE), l’État côtier ne conserve que des droits souverains sur les ressources des fonds marins.
La ZEE est définie de manière géométrique : sa limite externe est située à 200 milles nautiques (320 km) de la ligne de base des côtes. Au-delà des limites de la ZEE, l’État côtier peut ainsi revendiquer des droits souverains sur les ressources du soussol marin (pas de la colonne d’eau) jusqu’à 350 milles marins (620 km), à condition que cet espace soit constitué par le prolongement physique de la plate-forme continentale en mer. Le plateau continental étendu est déterminé par la limite du talus continental, soit la ligne où s’arrête la plaque continentale et où débutent les grands fonds marins de la plaque océanique. C’est donc une limite à déterminer à travers des recherches géomorphologiques et géologiques, les États devant instruire leurs preuves dans un dossier remis à la CLPC. Autrement dit, c’est sur la base d’un critère géologique qu’un État peut se prévaloir de ce droit, et c’est justement ce à quoi s’affairent les États côtiers : ils multiplient les missions océanographiques dans le bassin arctique pour pouvoir prouver devant la CLPC que la géologie des fonds marins leur ouvre la porte à des revendications au-delà de la ZEE.
Ce n’est donc pas du tout sur la base du « premier arrivé, premier servi » que sont déterminées les attributions à des plateaux continentaux étendus. Il n’y a pas de course aux zones arctiques : il n’y a qu’une course contre la montre, les États devant déposer leur premier dossier moins de 10 ans après leur ratification de la Convention du droit de la mer [voir tableau]. Le feu vert de la Commission ne signifie pas qu’elle avalise les revendications, mais qu’elles sont légitimes d’un point de vue géologique : les frontières restent à négocier en cas de chevauchement.
Lorsque la Russie et la Norvège ont présenté leurs dossiers, respectivement en 2001 et 2006, leurs demandes n’ont guère soulevé de passion. Cette mise en scène d’une prétendue « course au plateau continental » est d’autant moins crédible
Moscou peut bien planter le drapeau russe au fond de l’océan Arctique, comme en août 2007, son geste de revendication n’a aucune valeur juridique.
que les États collaborent dans l’instruction de leurs dossiers.
De plus, la plus grande partie des gisements minéraux et en hydrocarbures (près de 95 %) se trouvent dans les ZEE. La prétendue course à l’appropriation des gisements arctiques n’a donc que peu de fondement, puisqu’elle ne concerne que les 5 % des ressources potentielles qui se trouveraient audelà des espaces des ZEE. Le contrôle de l’exploitation des ressources est donc déjà largement acquis, sauf dans quelques zones de chevauchements entre pays limitrophes (la mer de Beaufort entre le Canada et les États-Unis, notamment).
Une coopération qui se poursuit dans un contexte d’affirmation des États
Lors du sommet d’Ilulissat, tenu au Groenland le 29 mai 2008, les pays côtiers de l’Arctique sont convenus de la nécessité de procéder au tracé des frontières maritimes et se sont engagés, dans le cadre de leur coopération au sein du Conseil de l’Arctique, à respecter les principes du droit international de la Convention de 1982 pour la définition et la négociation des limites des plateaux continentaux. Dans chaque pays, la rhétorique sert les intérêts électoraux des gouvernements, mais ces derniers sont bien conscients de l’avantage qu’ils peuvent tirer de la poursuite de la coopération.
Contrairement à une idée répandue, les États ont collaboré activement dans la définition de leurs revendications et la recherche d’éléments géologiques. Depuis 2005, le Canada et le Danemark collaborent, malgré leur différend territorial mineur au sujet de l’île de Hans, afin de collecter des éléments géologiques appuyant leurs thèses respectives au sujet de la dorsale de Lomonossov. Des négociations ont eu lieu en février-mars 2009 entre le Canada et la Russie pour définir et approfondir leur coopération dans l’Arctique. Le Danemark et la Russie ont collaboré lors de la campagne océanographique danoise de 2007. À l’Ouest, le Canada et les États-Unis ont également coopéré depuis 2008 pour optimiser leurs recherches océanographiques. Certes, depuis la crise ukrainienne de 2014, cette coopération s’est relâchée. Mais il importe de souligner qu’elle n’a jamais cessé, malgré la vive tension entre les pays de l’OTAN et la Russie dans d’autres régions, en mer Baltique notamment. Ainsi, les frictions entre chasseurs et bombardiers sont réelles en Europe mais ne sont qu’occasionnelles dans l’Arctique (11). De nombreux médias rapportent une forte militarisation de la région. S’il est vrai que les États se dotent de matériel militaire pour patrouiller et contrôler des espaces maritimes qui s’ouvrent avec la fonte de la glace, force est de constater que les moyens mis en oeuvre demeurent très en deçà des niveaux observés pendant la guerre froide. Certes, la Russie, souvent pointée du doigt, s’efforce de réinvestir dans le domaine militaire, rouvrant des aérodromes fermés dans les années 1990 et lançant de nouveaux bâtiments pour la marine ; mais ces aérodromes constituent des points d’appui pour la surveillance de la région, et les nouvelles commandes navales russes ne parviennent pas à enrayer l’inexorable déclin de la flotte russe, passée de 65 sous-marins d’attaque en 1991 à 18 en 2018, de 60 sous-marins lanceurs de missiles à 11, et de 30 croiseurs à5 (12). La posture militaire russe dans l’Arctique est essentiellement défensive et vise également une fonction politique : affirmer la présence russe dans la région et le souci de Moscou d’être pris en compte dans la gouvernance arctique.
La posture militaire russe dans l’Arctique est essentiellement défensive.