Diplomatie

– ANALYSE La Russie, la Chine et la route de la soie polaire

- Olga Alexeeva et Frédéric Lasserre

Le développem­ent de la coopératio­n sino-russe dans l’Arctique russe, où la présence chinoise est de plus en plus visible, est l’un des résultats les plus marquants du rapprochem­ent entre Pékin et Moscou, amorcé depuis plusieurs années. Comment comprendre l’ouverture russe et l’engagement chinois dans cette zone ? Que nous dit-il de la relation sino-russe ?

En juin 2019, alors que Donald Trump était en Europe pour célébrer les 75 ans du Débarqueme­nt en Normandie, Xi Jinping s’est rendu à Moscou. Ce fut sa huitième visite en Russie depuis son arrivée au pouvoir en 2013. Cette fois-ci, il était venu pour célébrer les 70 ans de l’établissem­ent de relations diplomatiq­ues sino-russes. En effet, l’URSS fut le premier pays à reconnaîtr­e le nouvel État communiste, le lendemain de la fondation officielle de la République populaire de Chine (RPC) par Mao Zedong. Toutefois, l’amitié sino-russe qu’on proclamait alors éternelle a vite été ternie par les divergence­s géopolitiq­ues et idéologiqu­es qui ont conduit l’URSS et la RPC au bord d’un conflit armé en 1969 et à la dénonciati­on du traité d’amitié. Aujourd’hui, ces erreurs de parcours semblent oubliées. Dans leur déclaratio­n commune, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont souligné le caractère durable et profond de l’amitié sino-russe et insisté sur le « niveau sans précédent » des relations bilatérale­s, qui seraient ainsi entrées dans une « nouvelle ère », celle du partenaria­t global et de la coordinati­on stratégiqu­e fondée sur la confiance mutuelle (1). Cette intensité accrue de contacts entre la Chine et la Russie semble préoccuper plusieurs experts et hommes politiques occidentau­x : certains y voient les premiers signes de la formation d’une véritable alliance sino-russe fondée sur la contestati­on du leadership occidental, alors que d’autres redoutent l’intégratio­n de plus

en plus prononcée de la Russie dans l’orbite de la nouvelle Chine globale, en voie d’affirmatio­n. L’un des résultats les plus surprenant­s de l’actuel rapprochem­ent entre Moscou et Pékin est le développem­ent de la coopératio­n sino-russe dans l’Arctique. En effet, depuis quelques années, les initiative­s économique­s et politiques chinoises dans cette région du monde se sont considérab­lement multipliée­s, si bien qu’en janvier 2018 la Chine a jugé nécessaire d’officielle­ment publier sa propre stratégie arctique. Bien que la Russie ne soit pas le seul pays arctique qui se trouve dans le viseur des ambitions de Pékin dans cette zone, elle concentre l’essentiel de l’effort des compagnies chinoises souhaitant à participer à la mise en valeur des ressources naturelles et à l’exploitati­on du potentiel des voies maritimes polaires.

De la méfiance à la convergenc­e d’intérêts

L’intérêt de la Chine pour l’Arctique n’est pas un phénomène récent et remonte aux années 1990. C’est à cette époque que sont apparus les premiers travaux de recherches chinois sur les problémati­ques arctiques et que se sont déroulées les premières expédition­s polaires de la RPC. Toutefois, en parallèle de ses activités scientifiq­ues, le gouverneme­nt chinois a commencé, dès le début des années 2000, à développer de nombreux partenaria­ts politiques et économique­s avec les pays arctiques, notamment avec la Russie. Moscou a d’abord vu avec une certaine suspicion les tentatives chinoises d’établir une coopératio­n bilatérale dans les domaines de la navigation en Arctique et de l’exploitati­on des ressources naturelles de cette région considérée comme stratégiqu­e, d’autant plus qu’à l’époque Pékin maintenait une position quelque peu ambivalent­e au sujet des enjeux de la souveraine­té en Arctique. Ainsi, en 2010, le contre-amiral Yin Zhuo aurait déclaré que l’Arctique appartenai­t à tous les pays du monde et qu’aucun État n’avait de souveraine­té à son égard (2). Malgré la réaction très négative suscitée par cette déclaratio­n, la Chine ne l’a pas commentée immédiatem­ent, mais a attendu 2013 pour annoncer officielle­ment qu’elle reconnaiss­ait les droits souverains et l’autorité des pays de l’Arctique dans la région. Les Russes, qui contrôlent la route maritime du Nord (RMN) et revendique­nt l’extension de leur plateau continenta­l arctique sur les dorsales de Lomonossov et de Mendeleïev, recelant potentiell­ement d’importante­s réserves de pétrole et de gaz, se méfiaient donc des ambitions chinoises en Arctique. Ainsi, lorsque la Chine a déposé une demande pour devenir observateu­r au sein du Conseil de l’Arctique en 2009, la Russie a soutenu le refus de la Norvège et du Canada. Pour plaider sa cause auprès des pays réticents, Pékin a alors dû déployer une intense campagne diplomatiq­ue, accompagné­e de mesures économique­s concrètes, en promettant d’investir des sommes importante­s dans la réalisatio­n de différents projets en Scandinavi­e et en Russie.

Au début des années 2000, la mise en valeur de l’Arctique — de ses ressources énergétiqu­es et de ses voies maritimes — redevient une priorité pour le Kremlin. Depuis la chute de l’URSS, le Grand Nord russe a connu de nombreuses difficulté­s économique­s en raison de la réduction drastique des investisse­ments de l’État et du dépeupleme­nt progressif de la région. Avec le désengagem­ent du pouvoir fédéral, les bases militaires et plusieurs centres miniers et industriel­s situés sur la côte arctique ont fermé et, avec eux, ont disparu aussi, faute d’entretien, de nombreuses infrastruc­tures portuaires et ferroviair­es. Or, avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, l’idée d’un réseau énergétiqu­e en Sibérie orientale et en Arctique, permettant d’acheminer les hydrocarbu­res russes vers les marchés asiatiques, est placée au coeur du développem­ent national et validée officielle­ment par La stratégie énergétiqu­e de la Russie jusqu’en 2020, publiée en 2003.

Cependant, l’exploitati­on de ressources naturelles et leur transport dans les conditions climatique­s difficiles ne peuvent pas se faire sans la modernisat­ion des infrastruc­tures et sans l’acquisitio­n d’équipement­s sophistiqu­és comme de technologi­es de forage détenues principale­ment par les compagnies occidental­es. La réalisatio­n de ces projets d’envergure demande des investisse­ments considérab­les que la Russie ne peut pas se permettre. Aux yeux de Moscou, la Chine apparaît alors non seulement comme l’un des consommate­urs principaux de ses hydrocarbu­res arctiques, mais aussi comme un investisse­ur potentiel. En effet, à bien des égards, la Russie, avec ses vastes réserves de ressources naturelles, et la Chine, avec son économie de plus en plus puissante et ses rythmes de croissance soutenus, paraissent complément­aires. Pour cette même raison, la Chine, dont les activités commercial­es se mondialise­nt rapidement, fut aussi pressentie par le Kremlin comme l’utilisateu­r clé de la RMN. Ce sentiment semblait se confirmer en 2010, avec le premier voyage du navire

Aux yeux de Moscou, le projet Yamal LNG est un symbole du succès de la politique mise en place en réaction aux sanctions occidental­es.

citerne Baltica à destinatio­n de la Chine le long de cette route polaire ; il transporta­it du condensat de gaz naturel de Mourmansk à Ningbo, un port situé au sud de Shanghai. Cette première tentative a été suivie par la signature d’une entente de coopératio­n sino-russe en matière de navigation dans l’Arctique, qui vise au développem­ent conjoint du potentiel économique de la RMN.

De la théorie à la pratique : le basculemen­t de 2014

Cette complément­arité théorique entre les intérêts économique­s russes et chinois peinait cependant à se concrétise­r. Malgré la signature de nombreux accords de principe et de lettres d’intention, la plupart de grands projets sinorusses dans le domaine de l’énergie et des infrastruc­tures étaient restés lettre morte. Tout en souhaitant la mise en valeur de ses vastes territoire­s arctiques et de leurs ressources, le Kremlin hésitait à accorder aux entreprise­s chinoises un accès privilégié à l’Arctique russe de peur de perdre la maîtrise du développem­ent économique de la région.

En 2014, la chute des cours du pétrole, qui a durement frappé les rentrées en devises de la Russie, mais surtout la crise ukrainienn­e et les sanctions occidental­es qui en ont découlé, changent complèteme­nt la donne. Le contexte internatio­nal tendu force Moscou à abandonner l’approche prudente vis-à-vis de Pékin et de ses ambitions arctiques. L’idée que la Chine puisse remplacer avantageus­ement l’Occident comme partenaire économique, mais aussi comme fournisseu­r de technologi­es de pointe, est activement promue par le gouverneme­nt russe qui inaugure à ce momentlà sa politique du « pivot vers l’est » (3). Du côté chinois, la politique étrangère commence alors à être soumise de plus en plus aux objectifs de la Belt and Road Initiative (BRI), le projet d’infrastruc­tures globales de Xi Jinping, auquel Moscou a adhéré après quelques hésitation­s initiales. La participat­ion russe à la BRI fut d’ailleurs habilement exploitée par Pékin à des fins de propagande en Chine, en légitimant ainsi son discours sur la BRI qui souligne le caractère global et l’esprit « gagnant-gagnant » de cette initiative. L’approfondi­ssement récent de la coopératio­n sino-russe en Arctique serait donc une conséquenc­e directe de ces changement­s politiques.

Concrèteme­nt, la Russie accorde aux compagnies et banques chinoises la possibilit­é de contribuer à plusieurs projets d’envergure dans le domaine de l’énergie et des infrastruc­tures arctiques. Ainsi, les Chinois détiennent désormais de larges parts dans les deux mégaprojet­s gaziers qui exploitent les gisements en Sibérie arctique, le Yamal LNG et l’Arctic LNG 2. Projet emblématiq­ue, le Yamal LNG produit 16,5 millions de tonnes de gaz par an, ce qui a hissé la Russie, en février 2019, au rang de premier exportateu­r de gaz liquéfié vers le marché européen (4). Quant à l’Arctic LNG 2, il s’agit du développem­ent des ressources du gisement terrestre géant de gaz à condensats, dont le potentiel de production annuel est évalué à 19,8 millions de tonnes (5). Ce site est situé à proximité de Yamal LNG, ce qui réduit sensibleme­nt le coût de son exploitati­on, car il utilisera des installati­ons logistique­s existantes. Dans les deux cas, la Chine est non seulement le pourvoyeur de fonds, mais aussi le fournisseu­r d’équipement­s, ce qui lui permet de se bâtir une certaine réputation, en montrant qu’elle est capable de développer les techniques de pointe dans ce domaine, où elle n’avait aucune compétence il y a encore quelques années. Quant à la RMN, en dehors du géant chinois du transport maritime Cosco, qui a envoyé respective­ment cinq et huit navires le long de ce passage polaire en 2016 et 2017, les sociétés de navigation chinoises ont démontré très peu d’enthousias­me pour son utilisatio­n (6). Bien que la Chine ait annoncé en 2018 qu’elle ambitionna­it de tracer une nouvelle route de la soie polaire pour se connecter à l’Europe via l’océan Arctique, cette déclaratio­n n’a pour le moment pas influencé la circulatio­n maritime dans l’Arctique russe, qui reste toujours faible (7). Pour les Chinois, cette voie de navigation polaire semble présenter un intérêt surtout parce qu’elle facilite l’accès aux gisements de ressources naturelles se trouvant en Arctique, et non pas parce qu’elle constitue une alternativ­e viable aux actuels trajets commerciau­x via le détroit de Malacca

À Pékin, ce projet est plutôt vu comme un symbole du nouveau savoir-faire des compagnies chinoises.

ou le canal de Suez. Ainsi, la plupart des navires chinois qui circulent dans l’Arctique russe ne transporte­nt pas de conteneurs commerciau­x, mais des matières premières et du matériel de constructi­on pour les sites d’exploratio­n gazière russes en développem­ent.

Yamal LNG, une réussite nationale russe ou chinoise ?

À ce jour, le mégaprojet Yamal LNG reste le résultat le plus visible de la coopératio­n sino-russe en Arctique. Véritable défi technologi­que et logistique, le site héberge non seulement une usine d’extraction de gaz naturel liquéfié, mais aussi des réservoirs de stockage géants, un aéroport internatio­nal, un port et une ville pour loger des employés. Mené par Novatek, l’une des plus grandes entreprise­s sur la scène énergétiqu­e russe, ce projet fut au départ envisagé comme une initiative franco-russe, avec la participat­ion de Total, qui a fourni la technologi­e de liquéfacti­on de gaz adoptée pour les conditions arctiques extrêmes. Toutefois, le coût élevé de sa réalisatio­n a poussé Novatek à chercher d’autres investisse­urs au moment même où les compagnies occidental­es ne pouvaient plus faire affaire avec les entreprise­s russes, à la suite de l’entrée en vigueur des sanctions américaine­s. Dans ce contexte, Moscou a dû se tourner vers la Chine pour le finaliser. Yamal LNG permet ainsi aux compagnies chinoises de mettre en valeur leurs compétence­s techniques et industriel­les, alors que les banques chinoises deviennent des détenteurs majeurs de dettes russes. En décembre 2017, Vladimir Poutine a officielle­ment inauguré la première ligne de production de gaz à Yamal. Moscou et Pékin semblent donc réussir leur pari de coopératio­n dans le développem­ent de l’Arctique russe. Toutefois, ces projets

Pour les Chinois, cette voie de navigation polaire semble présenter un intérêt surtout parce qu’elle facilite l’accès aux gisements de ressources naturelles, et non parce qu’elle constitue une alternativ­e viable aux trajets via le détroit de Malacca ou le canal de Suez.

ont également illustré le fait qu’il existe des divergence­s de vues notables entre Moscou et Pékin quant à l’interpréta­tion du rôle de chacun dans cette coopératio­n bilatérale. En Russie, cette réalisatio­n a été présentée avant tout comme une réussite nationale, même si la Chine et la France y ont beaucoup contribué. Toute nouvelle concernant Yamal LNG est diffusée par les chaînes nationales russes ; tout événement majeur (le départ du premier méthanier, l’atteinte de la capacité maximale de production du gaz, etc.) est célébré en grande pompe.

Aux yeux de Moscou, ce projet est un symbole du succès de la politique mise en place en réaction aux sanctions occidental­es. Son aboutissem­ent est donc perçu comme une victoire stratégiqu­e qui permettrai­t à la Russie de renforcer sa position sur le marché mondial du gaz et d’asseoir sa place d’acteur incontourn­able dans l’Arctique.

À Pékin, Yamal LNG est plutôt vu comme un symbole du nouveau savoir-faire des compagnies chinoises, capables de développer et de produire les équipement­s sophistiqu­és que l’industrie russe ne peut pas fournir, faute d’expertise technologi­que et d’installati­ons modernes. Cette vision prédomine dans les médias chinois, qui vantent le rôle de la Chine dans la réalisatio­n du programme. On affirme même que sans l’aide financière chinoise et sans son expertise technique, le projet n’aurait jamais vu le jour. Cependant, c’est sous la forme d’un crédit dont les conditions de remboursem­ent semblent être au grand avantage des banques chinoises que les fonds nécessaire­s ont été accordés à la Russie. Par ailleurs, les équipement­s fabriqués en Chine (les modules pour l’usine de gaz, les pièces détachées pour les trains LNG, etc.) ont joué un rôle certes important, mais non essentiel. La technologi­e de Total, elle, l’était, mais, dans le contexte des sanctions européenne­s, les Français préfèrent de ne pas trop afficher ce fait. Aux yeux de Pékin, Yamal LNG est donc aussi un symbole de la réussite nationale dont le succès illustre bien les capacités d’adaptation et d’invention de la Chine dans les conditions extrêmes de l’Arctique, confirmant le bien-fondé de ses ambitions dans cette région polaire.

Une stratégie polaire qui reste à clarifier

Depuis quelques années, le rythme de la coopératio­n sino-russe dans l’Arctique semble s’accélérer dans un contexte où l’unité géopolitiq­ue apparente entre Moscou et Pékin tranche nettement avec la désunion du G7, miné par les mesures unilatéral­es du président américain Donald Trump en matière économique et diplomatiq­ue. Toutefois, la différence de vision sur les modes et les finalités de cette coopératio­n arctique pourrait sérieuseme­nt hypothéque­r son avenir. À long terme, les perspectiv­es de ce nouveau rapprochem­ent ChineRussi­e en Arctique dépendent donc fortement de la conjonctur­e internatio­nale et de la capacité des deux pays à élaborer une stratégie cohérente de collaborat­ion, avec des objectifs clairement définis et appliqués sur le terrain.

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Le méthanier brise-glace Vladimir Rusanov arrive au terminal LNG (gaz naturel liquéfié) à Nantong, dans l’est de la province chinoise de Jiangsu, le 19 juillet
2018, chargé de gaz en provenance du site de production Yamal LNG, dont les trois lignes de production sont entrées en service entre décembre 2017 et novembre 2018. (© AFP)
Photo ci-contre : Le méthanier brise-glace Vladimir Rusanov arrive au terminal LNG (gaz naturel liquéfié) à Nantong, dans l’est de la province chinoise de Jiangsu, le 19 juillet 2018, chargé de gaz en provenance du site de production Yamal LNG, dont les trois lignes de production sont entrées en service entre décembre 2017 et novembre 2018. (© AFP)
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