– FOCUS Les États asiatiques dans l’Arctique, d’observateurs à acteurs engagés ?
L’intérêt pour les ressources naturelles et les voies de navigation arctiques manifesté par des États non riverains pose la question du rôle actuel et futur des acteurs émergents tels que la Chine, le Japon et la Corée du Sud dans cette région.
Par Julie Babin, doctorante en sciences géographiques à l’Université Laval (Canada), travaillant sur la politique et les intérêts du Japon dans l’Arctique.
La Chine, la Corée du Sud et le Japon, bien que n’étant pas des États arctiques, étudient les impacts sur la dynamique climatique globale et régionale du changement climatique en Arctique. Ils notent que la fonte des glaces permet une ouverture saisonnière plus longue des routes maritimes telles que le passage du Nord-Ouest le long de l’archipel arctique canadien, et la route du Nord, le long des côtes russes. Cette dernière doit notamment réduire la distance de navigation entre l’Europe du Nord et l’Asie du Nord-Est. Cela permet aussi d’explorer le potentiel d’exploitation des ressources naturelles. Le projet Yamal, en Russie, est un bon exemple du développement de l’Arctique et des nouvelles relations commerciales internationales qui en découlent. En effet, le gaz naturel liquide produit est en partie transporté par des armateurs chinois et japonais (Cosco et MOL), sur des navires adaptés aux conditions polaires construits en Corée du Sud (DSME).
L’Asie au Conseil de l’Arctique, une menace pour les États membres ?
En 2013, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Singapour et l’Inde ont obtenu le statut d’observateurs au Conseil de l’Arctique, principale plateforme de coopération et de collaboration en Arctique. Alors que le Conseil comptait déjà plusieurs observateurs, dont la France depuis 2000, cette ouverture à des membres asiatiques, et
principalement à la Chine, a donné lieu à de nombreuses inquiétudes et interrogations quant à leurs motivations.
La presse occidentale, mais également de nombreux chercheurs, s’est alors interrogée sur les conséquences de la présence croissante des observateurs au sein du Conseil (1).
Ces articles soulignent, par exemple, une possible perte d’influence des États membres ou des communautés autochtones au sein de cette institution, au profit des nouveaux arrivants. Une autre crainte formulée était que ces États décident de créer leur propre plateforme d’échange qui, elle, ne garantirait pas la primauté des États arctiques. À la suite de ces inquiétudes sur l’« orientalisme polaire », « une façon de représenter, d’imaginer, voire d’exagérer, de déformer ou de craindre l’Orient et son implication dans les affaires arctiques » (2), deux tendances contradictoires émergent. D’une part, une vision de l’Asie menaçante, dirigée par la Chine, et prête à envahir le Conseil de l’Arctique pour le remodeler selon ses besoins. Le discours du secrétaire d’État américain Mike Pompeo devant le Conseil de l’Arctique, en 2019, avait choqué l’ensemble de l’assemblée, jusque-là très consensuelle, en attaquant ouvertement
Pékin : « Il n’y a que des États arctiques et des États non arctiques. Aucune troisième catégorie n’existe », avait-il déclaré, alors que la Chine s’était officiellement présentée comme un État « proche de l’Arctique » ( near Arctic State) dans le livre blanc sur sa politique dans cette zone, publié le 26 janvier 2018. Il soulignait aussi le caractère menaçant de la Chine tout en remettant en question la place des observateurs dans cette région et en s’opposant au caractère d’État du « proche-Arctique » avancé non seulement par les Chinois, mais aussi par d’autres pays comme l’Écosse.
D’autre part, certains chercheurs notent que les observateurs asiatiques, tout comme leurs homologues européens, souhaitent participer à la recherche scientifique et bénéficier ainsi des opportunités commerciales qu’offre la région. Pour accéder au statut d’observateur, ces États ont dû se soumettre à plusieurs règles définies dans les déclarations d’Ottawa (1996) et d’Ilulissat (2008), en particulier la reconnaissance de la souveraineté des États arctiques, de leurs droits souverains et de leur juridiction dans la région (3). Dans ce cadre, les observateurs participent aux différentes plateformes de collaboration afin de soutenir leurs intérêts nationaux tels que la sécurité et le commerce tout en affichant leur engagement devant les peuples des États arctiques et la communauté internationale.
Le développement de politiques arctiques
Les États non arctiques manifestent leur volonté d’avoir un rôle et une voix plus importants dans les débats arctiques. Ils soulignent leur implication légitime dans cette région où, selon eux, les États arctiques, bien qu’étant les principaux intéressés, ne sont plus les seuls concernés. En effet, on observe ces dernières années la multiplication de politiques, stratégies et visions vis-à-vis de l’Arctique aussi bien en Europe (4) qu’en Asie. Les politiques arctiques japonaise (2015), coréenne (2015, 2018) et chinoise (2018) se concentrent sur les impacts du changement climatique non seulement en Arctique, mais également sur leurs territoires : augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes, biodiversité endommagée, hausse du niveau de la mer, etc.
Depuis 2015, les représentants des ministères des Affaires étrangères se rencontrent chaque année pour promouvoir la coopération internationale et la recherche scientifique. La Chine, la Corée et le
Japon ont signé en 2018 un accord international pour la prévention d’activités non réglementées de pêche en haute mer dans le centre de l’océan Arctique (5). Ces États insistent sur les nouvelles opportunités commerciales telles que les ressources vivantes marines et minérales, l’ouverture de voies de navigation et le besoin de renforcer les règles internationales pour un développement durable. De plus, ces politiques soulignent le rôle de la diplomatie scientifique dans cette région, et son importance croissante sur la scène géopolitique internationale. Elles notent que le développement économique actuel découle des observations et des activités scientifiques passées. Si, dans sa politique officielle, la Chine se présente comme un État « du proche-Arctique », le Japon et la Corée du Sud se positionnent comme des États non arctiques, mais aux nombreuses contributions dans cette région (6).
Leurs politiques nationales sont organisées autour des principes de coopération internationale (scientifique et politique), de la promotion du développement durable, de la prévention et de l’adaptation nécessaires face au changement climatique. Ils mettent en avant la nécessité de garantir le droit international dans cette région.
Les États asiatiques mettent en exergue leur contribution dans les domaines de la recherche scientifique et le sauvetage en mer. Ils s’investissent aussi dans les différents groupes de travail du
Conseil de l’Arctique. Ils sont parties prenantes dans l’organisation des forums régionaux de l’Arctic Circle. Ce forum d’échanges scientifiques et culturels sur l’Arctique a ainsi été organisé en 2013 à Singapour, en 2018 en Corée et en 2019 en Chine avec une édition régionale. Et il est prévu de se retrouver en mars 2020 au Japon. Cette coopération à plusieurs niveaux permettrait, selon la Chine, de développer le tourisme.
Des opportunités commerciales
La stratégie chinoise en Arctique est à présent liée à son initiative des nouvelles routes de la soie, avec pour objectif de développer un nouveau réseau d’infrastructures connectées en Russie, mais aussi en Scandinavie : le « corridor arctique », une voie de chemin de fer reliant les États baltiques et traversant la Finlande pour déboucher sur l’entrée de la route du Nord à Kirkenes (Norvège). La Chine soutient financièrement les entreprises de pétrole et de gaz naturel liquéfié (LNG) dans l’Arctique russe, tels que les projets gaziers de Yamal et de l’Arctic LNG 2 en Sibérie, ainsi que l’installation de câbles internet dans l’océan Arctique et la construction d’infrastructures. Les chantiers navals coréens (DSME) ont enregistré et livré plusieurs commandes de pétroliers à capacité polaire (Arc7) pour le transport de ce gaz vers le marché européen en hiver, et le marché asiatique en été. Les infrastructures pour le projet Arctic LNG 2 seront en partie financées par un fonds auquel participent les groupes russe Novatek (60 %), français Total (10 %), chinois CNOOC et CNPC (10 % chacun), ainsi que le consortium japonais Mitsui-Jogmec
(10 %) (7). La Corée du Sud souhaite également mettre en avant la proximité et la qualité de ses infrastructures portuaires dans la ville de Busan pour devenir le hub maritime asiatique vers l’Arctique. Alors que des entreprises chinoises et coréennes s’engagent dans des partenariats commerciaux avec des États arctiques (principalement la Russie), la plupart des entreprises japonaises demeurent sceptiques quant à la rentabilité des ressources et routes arctiques dans le marché actuel. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, elles sont à la recherche de profits à court terme et préfèrent ne pas investir dans un environnement encore considéré comme risqué.
Malgré les craintes soulevées concernant l’intention des États asiatiques, et surtout de la Chine, en Arctique, cette région n’est pas, à l’heure actuelle, une priorité pour la politique étrangère de ces
États. Ils souhaitent en revanche, tout comme les observateurs européens, pouvoir contribuer aux débats de gouvernance et participer aux opportunités économiques présentes et futures.