– ANALYSE L’Europe réussira-t-elle à s’imposer comme un acteur de premier plan dans l’Arctique ?
Si l’Arctique fait son retour sur l’agenda politique européen, sous l’impulsion de la présidence finlandaise du Conseil européen, l’Union européenne n’a pas encore réussi à trouver un discours suffisamment convaincant pour s’y imposer comme un acteur de poids.
Il devrait y avoir plus d’UE en Arctique et plus d’Arctique dans l’UE », avait déclaré le Premier ministre finlandais, Antti Rinne, en octobre 2019 à Reykjavik, lors de l’Arctic Circle (1). L’Union européenne (UE) y annonçait ainsi la préparation d’une nouvelle politique arctique. Selon l’ambassadrice de l’UE pour l’Arctique, Marie-Anne Coninsx, celle-ci devrait développer un nouvel axe stratégique afin de renforcer la coopération régionale au regard des enjeux sécuritaires de la région (2). Peu avant, les 3 et 4 octobre, l’UE avait organisé à Umea, en Suède, le premier EUArctic Forum, un espace de discussion qui a réuni des politiques, des scientifiques et des représentants des sociétés locales arctiques autour des enjeux de la région — l’occasion de réaffirmer l’importance des intérêts européens en Arctique à l’heure des bouleversements environnementaux.
L’Union européenne s’est initialement engagée en Arctique pour des raisons environnementales, climatiques, géopolitiques et stratégiques. Mais elle fait face à une pression externe de la part notamment des États côtiers, soucieux de préserver leur souveraineté et qui remettent en cause sa légitimité à s’immiscer dans les affaires arctiques. Cela est vrai y compris pour la Norvège qui, sans être membre de l’UE, est pourtant traditionnellement un de ses soutiens en Arctique. Le phénomène a été accentué par les maladresses de Bruxelles, ainsi
que par un manque de clarté de sa politique arctique ayant affaibli sa crédibilité.
Les premiers pas difficiles de l’UE en Arctique
L’Europe commence à se tourner timidement vers l’Arctique au début des années 2000, sous l’impulsion de la Suède et de la Finlande, mais ce n’est qu’à partir de 2007 que l’UE s’est véritablement engagée dans la région. Plusieurs événements ont joué un rôle de catalyseur cette année-là. En septembre, la banquise arctique battait le record de la couverture minimale de glace. Les effets du changement climatique sur l’Europe furent mis en avant également d’un point de vue économique, géopolitique et stratégique (nouvelles routes maritimes polaires). Un mois plus tôt, la Russie plantait, au fond de l’océan Arctique, à l’endroit du pôle Nord, un drapeau russe en titane. Mais l’UE fait une entrée maladroite dans les affaires arctiques entre 2008 et 2010. Deux problèmes principaux ont obéré la crédibilité de son action jusqu’à aujourd’hui. En effet, en 2008, dans sa résolution sur La gouvernance arctique, le Parlement européen propose de renforcer la gouvernance de la région par un traité semblable à celui établi pour l’Antarctique afin de protéger les ressources naturelles. Mais l’Arctique étant un océan entouré d’États souverains et non un continent inhabité, la proposition du Parlement européen a été perçue comme une volonté d’ingérence de la part de l’Union. Par ailleurs, en 2009, l’UE a pris un moratoire sur les produits dérivés de la chasse aux phoques. Les populations autochtones, en particulier les Inuits, ont été économiquement touchées par cette décision. De ce fait, le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique est refusé à l’UE. À partir de 2011, elle adopte en réaction une position plus nuancée. Mettant davantage l’accent sur les aspects socio-économiques, elle souligne le rôle de la recherche et l’importance du développement durable. Elle ne cherche plus à améliorer la gouvernance arctique mais à promouvoir la coopération internationale et obtient un statut d’observateur de facto (sur invitation) au Conseil, conditionné au règlement du différend relatif au moratoire de 2009 (3).
L’impact de la crise ukrainienne et les nouveaux enjeux stratégiques
À partir de 2014, l’UE cherche à définir une nouvelle stratégie plus cohérente et à la hauteur des enjeux qu’elle perçoit comme étant de plus en plus importants, qui lui permette d’asseoir sa légitimité dans la région et d’obtenir formellement le statut d’observateur à part entière.
Le Canada lève ainsi ses réserves après la signature en octobre 2014 de la déclaration UE-Canada garantissant aux communautés autochtones canadiennes la possibilité de commercialiser les produits issus de leur chasse aux phoques sur le marché européen. Cependant, en avril 2015, la Russie s’oppose à l’octroi du statut d’observateur à l’UE dans le contexte de la crise ukrainienne et des sanctions européennes. Pour éviter les tensions au sein du Conseil de l’Arctique, la question de l’octroi du statut d’observateur à de nouvelles entités a été reportée initialement à la réunion ministérielle de 2017. Mais aucune décision n’a été prise sur l’UE en 2019 (4), malgré le soutien de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, qui avait la présidence du Conseil de l’Arctique de 2017 à 2019. Dans l’attente d’un règlement définitif, l’UE conserve la possibilité d’assister aux réunions du Conseil de l’Arctique en tant « qu’invité spécial permanent ».
En avril 2016, une communication sur la vision d’une politique arctique de l’UE est publiée. Malgré le contexte géopolitique — ou en raison de celui-ci —, la communication est consensuelle. Elle focalise l’action de l’UE dans la partie européenne de l’Arctique et reconnaît l’importance du rôle du Conseil de l’Arctique dans la gouvernance de la région ainsi que la souveraineté des États riverains. La communication met la science, la recherche et l’innovation au coeur de l’action de l’UE à travers trois priorités stratégiques : la lutte contre les effets du changement climatique, le développement durable et la coopération internationale. C’est en ce sens qu’un poste d’ambassadeur de l’UE pour l’Arctique a été créé en 2017.
Si les enjeux stratégiques et militaires sont édulcorés dans cette communication, le Parlement européen met davantage l’accent sur les enjeux militaires et de sécurité, notamment la
Le discours de l’Union européenne est toujours délibérément ambigu, en particulier par rapport à la Russie, selon la position géographique et le point de vue qu’elle adopte : tantôt comme acteur extérieur voisin, tantôt comme acteur arctique, tantôt les deux.
menace russe, dans sa publication de 2017. De plus, l’Arctique est mentionné dans la stratégie globale pour la politique extérieure et de sécurité de l’UE, publiée en 2016 (5). Cette stratégie reconnaît notamment l’importance de garder les canaux de coopération qui subsistent avec la Russie en Arctique (6) et met l’accent sur l’intérêt stratégique pour l’UE que l’Arctique reste une aire pacifiée où les tensions géopolitiques demeurent peu élevées grâce à la coopération assurée par le Conseil de l’Arctique.
Depuis 2018, plusieurs éléments font penser qu’on est entré dans une nouvelle phase de la politique arctique européenne, la stratégie de 2016 étant « dépassée », selon Mme Coninsx (7). On distingue nettement l’importance prise par les enjeux de sécurité dans les dernières déclarations européennes.
Des liens indéniables
L’Arctique et l’Europe sont interdépendants à de nombreux égards : (géo)politique, changement climatique, échanges économiques et humains, enjeux énergétiques et stratégiques. D’un point de vue étatique, cinq des huit États arctiques sont liés à l’Union européenne, soit comme États-membres (Danemark, Finlande et Suède), soit comme membres de l’Espace économique européen et de l’Espace Schengen (Islande, Norvège). Huit États européens (dont sept États-membres de l’UE) ont obtenu le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique. Ces États ont tous développé une politique ou une stratégie arctique dénotant leur intérêt pour l’Arctique.
Par ailleurs, l’Arctique est l’un des endroits où le changement climatique est le plus important et il joue ainsi un rôle crucial dans la manière dont l’Europe est affectée par celui-ci, notamment en raison de la fonte des glaciers du Groenland et de la banquise de l’océan. Comme source majeure de pollution contribuant au réchauffement climatique arctique, l’UE a un impact écologique et socio-économique fondamental sur les régions arctiques. L’UE est responsable de 10 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales et sa part dans les émissions de carbone noir — la deuxième source contribuant au réchauffement climatique — atteint 59 % (8).
Parallèlement, le développement (durable) du Grand Nord est une priorité pour le gouvernement norvégien et s’inscrit dans une politique européenne d’infrastructures tournée vers l’Arctique. Dans le cadre du réseau transeuropéen de transport, il est proposé d’étendre le corridor allant de Scandinavie jusqu’en Méditerranée, qui doit connecter les ports de Lulea en Suède et de Narvik en Norvège, afin d’anticiper l’importance grandissante de la politique arctique de l’UE.
En matière énergétique, l’UE est dépendante des importations d’hydrocarbures provenant de pays arctiques. Depuis 1980, la dépendance des 28 pays de l’Union européenne aux importations énergétiques a augmenté de 40 %. En 2010, les 27 pays de l’Union européenne recevaient 24 % de la production de pétrole et de gaz arctique (9). En 2016, la Norvège était le deuxième fournisseur de gaz de l’UE, derrière la Russie. Cependant la capacité actuelle des infrastructures du pays ne lui permet pas d’augmenter significativement ses exportations vers l’Europe. Ainsi, la sécurité des approvisionnements énergétiques est devenue un enjeu central de la politique arctique et énergétique de l’UE, que la crise ukrainienne a remis à l’ordre du jour. Cette dernière a également fait prendre conscience de la proximité géographique de l’UE avec la Russie, accusée de remilitariser la région. Malgré la volonté des États arctiques de séparer les affaires arctiques de celles du reste du monde, celles-ci n’échappent pas à l’influence extérieure.
Vers une nouvelle stratégie européenne en Arctique ?
Si l’UE s’appuie sur ses atouts (acteur mondial de la pêche, défense du multilatéralisme notamment pour les négociations environnementales) et sélectionne les aires géographiques où elle est légitime, on peut penser qu’elle gagnera en crédibilité pour faire partie plus intégrante de la gouvernance arctique, comme le montre l’exemple du moratoire sur la pêche, signé en 2018 par l’UE [lire p. 63]. L’action de l’UE dans ce domaine est partie de la volonté d’être un acteur circum-arctique. Face aux réticences des acteurs arctiques et au regard de l’importance de cette activité dans l’Arctique européen, les dernières stratégies de l’UE recentrent leur action sur cette aire géographique, ainsi que dans l’océan Arctique central. Mais pour parvenir à généraliser ce type d’approche, l’UE devra surmonter un certain nombre d’obstacles internes et externes. La première difficulté est en fait d’ordre purement géographique. Les limites sont floues entre l’UE et l’Arctique, et l’Union a maintenu ce flou. Elle ne s’est jamais projetée territorialement en définissant de politique claire, à l’instar de ses politiques de voisinage à l’est ou au sud (qui sont inapplicables telles quelles en Arctique (10)). Son discours est ainsi toujours délibérément ambigu, en particulier par rapport à la Russie, selon la position géographique et le point de vue qu’elle adopte : tantôt comme acteur extérieur voisin, tantôt comme acteur arctique, tantôt les deux. Et en effet, la réalité est complexe, comme on l’a expliqué plus haut. De cela découle également la difficulté pour l’UE d’intégrer le bon niveau de gouvernance (local, national, international, régional, etc.).
Une deuxième complexité vient de l’architecture institutionnelle et légale de l’UE elle-même. Les compétences de l’Union et des États-membres sont déterminées par les traités : exclusives, partagées et complémentaires. Le rôle de l’UE dans ses États-membres arctiques est ainsi contraint par cette typologie. De plus, l’UE agit en Arctique également par le biais de sa
politique étrangère, qui reste un domaine intergouvernemental où les États-membres doivent trouver une position commune avant d’agir. Si les institutions européennes (Parlement, Commission, Conseil) ont des mandats différents, l’amélioration de la coordination entre elles est la clef pour que la politique arctique européenne soit plus cohérente. Des modifications institutionnelles ont par exemple été suggérées dans une note stratégique du think tank EPSC pour la Commission européenne, parue en juillet 2019 (11).
Récemment, lors de la conférence Arctic Circle d’octobre 2019, la création d’une nouvelle instance dédiée aux enjeux sécuritaires a été débattue. Alors que l’UE travaille depuis le 1er novembre sur une nouvelle stratégie arctique, faut-il pour autant envisager une nouvelle instance de gouvernance pour les enjeux sécuritaires, indépendante du Conseil de l’Arctique ? Estce le bon niveau de gouvernance et quels acteurs impliquer ? Le précédent du traité proposé par le Parlement européen en 2009 indique qu’il est délicat de vouloir imposer de l’extérieur un nouveau cadre de gouvernance aux États arctiques qui ont volontairement laissé les questions de sécurité en dehors du cadre de gouvernance actuel. Le format de discussion et le cadre légal devront être déterminés par eux. Si l’UE venait à être invitée dans cette nouvelle instance au regard des enjeux pour sa sécurité, la concrétisation d’une telle proposition devrait prendre en compte le fait que la politique de défense et extérieure est intergouvernementale, et qu’une position de compromis devra être trouvée entre les États-membres. La capacité d’action de l’UE s’envisagerait dans ce cadre non seulement comme acteur arctique, mais aussi plus globalement au regard de la politique européenne de défense.
En tout état de cause, la question fondamentale qui restera à éclaircir est la définition des problèmes sécuritaires en jeu. En effet, pour l’instant, il est difficile de savoir si l’on parle des enjeux « sécuritaires » au sens large (comprenant conséquences du réchauffement climatique, sécurité humaine, etc.) ou strictement militaires. Mais en levant ce doute, l’UE devra également se positionner plus clairement sur sa relation ambiguë avec la Russie dans la zone et risque donc de fermer, contre la volonté des pays d’Europe du Nord (voir encadré), les canaux de coopération encore existants en Arctique.