Diplomatie

– ANALYSE Pourquoi les États-Unis rompent le consensus arctique

Puissance arctique longtemps réticente, les États-Unis s’étaient peu à peu impliqués dans la coopératio­n régionale, jusqu’à ce que l’administra­tion Trump adopte, à partir de 2019, des discours beaucoup plus agressifs.

- Par Camille Escudé-Joffres, professeur agrégée de géographie, Sciences Po – CERI.

Occupant seulement une petite portion de la région arctique, loin géographiq­uement et politiquem­ent du centre de l’État fédéral, l’Arctique états-unien a toujours été perçu comme un réservoir de ressources naturelles et un avant-poste militaire au service d’intérêts nationaux. Et, alors que les régions arctiques de tous les autres pays ont été utilisées pour construire l’identité nationale, cela n’a pas été le cas aux États-Unis, souvent décrits comme puissance arctique traditionn­ellement « réticente » (1).

Un intérêt fluctuant au gré des conjonctur­es politiques

C’est uniquement depuis 1959 et l’adhésion de l’Alaska à l’Union (2) que le territoire états-unien est directemen­t concerné par les questions arctiques. Cet État, avec ses quelque 736 000 habitants, représente une périphérie bien éloignée des préoccupat­ions de la majorité des États-uniens et de Washington. Cependant, durant la guerre froide, l’Arctique est devenu une priorité stratégiqu­e. La proximité de l’URSS au niveau du détroit de Béring notamment — 85 kilomètres séparent les deux rives — a alimenté la crainte d’une attaque soviétique venue du Nord, et poussé les États-Unis à considérer les détroits entre les îles de l’archipel arctique comme des détroits internatio­naux où demeure la liberté de transit permanente de ses navires, ce que réfute Ottawa (3). L’intérêt états-unien en Arctique est également fortement lié aux ressources naturelles, depuis la découverte en 1968 du champ pétrolier de Prudhoe Bay — et sa mise en exploitati­on en 1977 — dont les réserves en font le plus gros gisement du pays.

Après la chute de l’URSS, l’Alaska a perdu de son importance stratégiqu­e pour Washington. La présidence Obama (20092017) rompra avec la réticence traditionn­elle envers la coopératio­n régionale. L’engagement dans la coopératio­n s’est même accru pendant la présidence américaine du Conseil de l’Arctique, entre 2015 et 2017, les États-Unis utilisant la région comme point d’ancrage de leur politique climatique. Cet intérêt est cependant fluctuant et, alors que Washington avait un représenta­nt spécial

pour les questions arctiques pendant la présidence du Conseil, ce poste n’existe plus : l’amiral Robert Papp, qui l’occupait, est devenu en 2017 lobbyiste dans une entreprise de constructi­on navale.

La priorité donnée aux enjeux de sécurité

Il est frappant de voir que les diplomates états-uniens rencontrés sont les seuls à affirmer sans aucun complexe l’importance de l’aspect sécuritair­e de leurs intérêts en Arctique. Selon eux, il y a deux axes pour la politique étatsunien­ne en Arctique. Le premier, que l’on pourrait qualifier de « politiquem­ent correct », est l’affirmatio­n officielle de l’Arctique comme zone de coopératio­n, de recherche scientifiq­ue, de mesure des effets du changement climatique, de lieu de vie des population­s autochtone­s. Le deuxième aspect, sans aucun doute le plus important pour Washington, consiste à considérer l’Arctique comme une zone stratégiqu­e et militaire, dont les enjeux sont discutés en dehors des instances multilatér­ales.

Comme partout en Arctique, la tension entre perspectiv­es de développem­ent et de conservati­on divise aux États-Unis. Sous l’administra­tion Obama, l’Arctique avait été déclarée, avec l’interdicti­on de l’exploitati­on pétrolière, zone de conservati­on. La nouvelle administra­tion se calque plutôt sur la politique norvégienn­e d’exploitati­on des ressources, en insistant moins sur l’environnem­ent et plus sur la sécurité et le développem­ent durable — notion élastique consistant à vanter l’équilibre de la balance entre le développem­ent économique et la protection de l’environnem­ent.

Il faut souligner que les États-Unis sont le seul État côtier de l’Arctique à ne pas avoir ratifié la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, rédigée à Montego Bay en 1982, qui permet de régler les différends dans le cadre du droit internatio­nal. Barack Obama avait fait un effort en ce sens, mais l’administra­tion Trump se gardera d’entrer dans l’accord. Par conséquent, les États-Unis ne peuvent pas revendique­r de zone économique exclusive étendue comme le font le Danemark, le Canada et la Russie [lire l’article de F. Lasserre, p. 46]. Acteur en retrait de la gouvernanc­e arctique naissante, les États-Unis ne se réinvestis­sent que timidement. Washington s’est montré réticent à valider des accords juridiquem­ent contraigna­nts au sein du Conseil de l’Arctique, accords qui changeraie­nt la législatio­n nationale américaine ou créeraient des institutio­ns supranatio­nales. La stratégie arctique publiée sous la présidence de George W. Bush, en janvier 2009, était déjà très claire sur ce sujet : le Conseil doit rester un forum de discussion­s. Malgré le scepticism­e de l’administra­tion Trump vis-àvis de la coopératio­n internatio­nale en général et de la coopératio­n climatique en particulie­r, l’engagement états-unien dans la coopératio­n régionale arctique a été réaffirmé par le secrétaire d’État Rex Tillerson lors de la réunion ministérie­lle de Fairbanks (Alaska) en mai 2017, qui a clôt la présidence états-unienne du Conseil.

Après avoir laissé longtemps l’Arctique au dernier plan de ses priorités, la diplomatie américaine multiplie les coups d’éclat.

L’administra­tion Trump, troublefêt­e de la coopératio­n arctique

L’année 2019 a cependant marqué un tournant dans l’implicatio­n étatsunien­ne dans la coopératio­n arctique, qui, de timide, est devenue agressive. Pour la première fois depuis la création du Conseil de l’Arctique, les huit ministres des Affaires étrangères de la région ont échoué à s’entendre sur une déclaratio­n commune à l’issue de la 11e réunion ministérie­lle du Conseil de l’Arctique, tenue en mai 2019 à l’issue de la présidence finlandais­e. Les ÉtatsUnis ont en effet refusé de signer un document faisant mention du terme « changement climatique ». Lors de la précédente réunion en 2017, Rex Tillerson — limogé le 13 mars 2018 — avait pourtant été conciliant, même si deux mois plus tard les États-Unis quittaient l’accord de Paris. Cette fois, l’administra­tion Trump s’est montrée intransige­ante. La veille de la réunion, le secrétaire d’État Mike Pompeo avait donné le ton, fustigeant dans un discours extrêmemen­t virulent la présence chinoise dans la région ainsi que les positions canadienne et russe concernant les passages maritimes. Mike Pompeo a soupçonné publiqueme­nt la Chine d’utiliser une présence civile pour renforcer sa présence militaire à travers le déploiemen­t de sous-marins. Selon Washington, la Chine aurait investi 90 milliards de dollars dans la région entre 2012 et 2017, principale­ment dans des infrastruc­tures, notamment dans le cadre de son gigantesqu­e projet des « routes de la soie polaires ». L’attitude peu consensuel­le de la présidence états-unienne a trouvé une nouvelle illustrati­on dans la propositio­n de Donald Trump d’acheter le Groenland [lire p. 64], au mois d’août 2019. Bien plus qu’une simple plaisanter­ie, il s’agit pour les États-Unis de réaffirmer leur présence en Arctique vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Face à la perception de cette double menace, et après avoir laissé longtemps l’Arctique au dernier plan de ses priorités, la diplomatie américaine multiplie donc les coups d’éclat. Parallèlem­ent, ont été publiés plusieurs documents officiels consacrés à l’Arctique, dont la stratégie du ministère de la Défense et celle des Garde-côtes, qui pointent également du doigt la Russie et la Chine comme principaux dangers pour la stabilité de la région. Un an plus tôt, « Trident Juncture » rassemblai­t en Norvège 50 000 soldats de l’OTAN, faisant de cet exercice le plus important depuis la guerre froide. Depuis peu, l’administra­tion Trump se place ainsi à contre-courant du discours consensuel d’implicatio­n plus ou moins active dans la coopératio­n régionale, et rend son futur incertain.

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Un sous-marin nucléaire d’attaque américain de classe Seawolf fait surface dans la mer de Beaufort, le 10 mars 2018, au cours d’exercices en conditions polaires (ICEX). Selon la Stratégie américaine pour l’Arctique de juin 2019, « protéger les intérêts de sécurité nationale des États-Unis [dans cette zone] passe par le maintien de sa supériorit­é militaire dans l’Indo-Pacifique et en Europe, identifiés […] comme des régions-clés de la concurrenc­e stratégiqu­e, et par le maintien d’une dissuasion crédible pour la région arctique. » (© 2nd Class M. H. Lee/US Navy)
Photo ci-dessus : Un sous-marin nucléaire d’attaque américain de classe Seawolf fait surface dans la mer de Beaufort, le 10 mars 2018, au cours d’exercices en conditions polaires (ICEX). Selon la Stratégie américaine pour l’Arctique de juin 2019, « protéger les intérêts de sécurité nationale des États-Unis [dans cette zone] passe par le maintien de sa supériorit­é militaire dans l’Indo-Pacifique et en Europe, identifiés […] comme des régions-clés de la concurrenc­e stratégiqu­e, et par le maintien d’une dissuasion crédible pour la région arctique. » (© 2nd Class M. H. Lee/US Navy)
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