– FOCUS Canada : le Cadre stratégique 2019 marque-t-il un renouveau de la politique d’Ottowa en Arctique et dans le Nord ?
L’Arctique canadien correspond à un immense territoire. Comme pour la région Arctique, il est difficile d’en définir les limites. Or, définir l’Arctique a d’importantes implications politiques, y compris à l’échelle locale.
Pour le Canada, la limite du cercle polaire n’inclut par exemple que l’archipel Arctique, excluant effectivement une partie du Grand Nord canadien. Mais le nouveau cadre stratégique pour l’Arctique publié en septembre 2019, « tient compte à la fois de la région de l’“Arctique” et de celle du “Nord” » (1). En choisissant cette définition du territoire, il prend en compte la totalité de l’Inuit Nunangat (régions inuites du Canada), sans exclure les autres territoires du Nord — c’est la définition que nous utiliserons ici. Cette région telle que définie dans ce cadre politique est stratégique à l’échelle du Canada : elle représente environ 75 % des côtes et 40 % des terres émergées, dispersées sur plus de 36 000 îles. C’est aussi une région riche en ressources, notamment minières : or, nickel, cuivre, cobalt… Le coût d’exploitation demeure élevé, mais une augmentation du cours des matières premières pourrait accélérer le développement de l’activité minière dans le Nord canadien. Marqué par un climat rigoureux, ce territoire l’est aussi par la présence de populations établies ici depuis plusieurs siècles, faisant donc partie intégrante de l’histoire du pays. Avec ce nouveau cadre stratégique, Ottawa tente de mieux les prendre en compte, tout en affirmant son positionnement à l’échelle internationale.
Le Canada et son territoire Arctique : une relation complexe
Le Grand Nord canadien se caractérise par son relatif isolement vis-à-vis du Sud du pays : par exemple, il n’y a pas de routes qui relient à l’année le Nunavut ou le Nunavik au Sud du pays. Les questions d’accessibilité ou d’infrastructure constituent dès lors un enjeu majeur. Les changements climatiques, spécialement la fonte du pergélisol, posent de vrais problèmes d’ingénierie pour le développement d’infrastructures. Un chemin de fer reliait ainsi la ville de Churchill, en bordure de la baie d’Hudson — l’un des seuls ports en eau profonde sur le passage du Nord-Ouest — à Winnipeg, capitale du Manitoba. Mais en raison de plusieurs inondations, en partie liées à la fonte du pergélisol, la compagnie Omnitrax qui gérait le chemin de fer et le port s’est retirée en 2017. Depuis août 2018, c’est l’Arctic Gateway Group qui a repris les rênes, grâce à des investissements importants et à un partenariat public-privé, impliquant les Premières Nations et les communautés du Manitoba. Mais la rentabilité des infrastructures demeure précaire, car les inondations successives impliquent des coûts d’entretien très importants (2) : il a fallu 18 mois de travaux pour que le chemin de fer devienne à nouveau fonctionnel, et ce n’est qu’en septembre 2019 qu’une première cargaison a pu quitter le port. À Iqaluit, au Nunavut, la navigation demeure saisonnière et la seule voie d’accès à l’année est aérienne ; les tarifs sont prohibitifs : il est moins cher de relier Ottawa et Auckland, à l’autre bout du monde, que de faire Ottawa-Iqaluit.
Or, la question de l’accessibilité est d’importance : elle a des conséquences sur la sécurité alimentaire, sur la santé publique, sur l’éducation… Au Nunavut par exemple, 70 % des ménages inuits vivent dans l’insécurité alimentaire. Dans l’Inuit Nunangat, la prévalence de maladies transmissibles comme la tuberculose est aussi plus élevée qu’ailleurs au Canada. Le territoire fait face à des défis de taille, qui ne sont pas comparables à l’Arctique européen notamment, venant une fois de plus souligner l’importance de ne pas considérer l’Arctique comme une région uniforme. En Arctique comme au Canada, la question de l’échelle est essentielle.
L’Arctique canadien est aussi marqué par une histoire coloniale difficile et dont l’héritage est encore très visible : on peut penser à l’assimilation culturelle, aux pensionnats, aux réinstallations forcées, ou même à la délimitation des frontières. La Commission de vérité et de réconciliation n’a rendu ses conclusions qu’en 2015, après presque dix ans d’auditions et d’enquêtes. Le Premier ministre Justin Trudeau a accepté les conclusions de cette enquête au nom du Canada.
C’est donc dans ce contexte particulier que s’inscrit le nouveau cadre stratégique.
Une nouvelle feuille de route, mais peu de moyens concrets
À l’occasion de la réunion annuelle de l’organisation Arctic Circle à Reykjavik, tenue en octobre 2019, la présidente du Conseil Circumpolaire Inuit (ICC),
Dalee Sambo, soulignait que le nouveau cadre politique canadien devait représenter la nouvelle norme en matière de politique arctique. Ce cadre repose en effet sur un processus nouveau allant bien au-delà d’une simple consultation des populations autochtones, puisque celles-ci ont réellement participé au travail de rédaction. Ont été ainsi incluses plus de 25 organisations autochtones, ainsi que les gouvernements du Nunavut, des Territoires du Nord-Ouest, du Yukon, du Manitoba, de Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador.
Comme le souligne notamment Whitney Lackenbauer, chercheur spécialisé dans la politique arctique canadienne, le principal enjeu réside dans la définition des problèmes lorsque l’on parle de politique arctique au Canada (3). Or, en incluant directement les populations concernées dans la définition d’objectifs politiques, on évite l’écueil de politiques « made in Ottawa » pour, dans un premier temps, développer une compréhension commune de ces problèmes. Mais justement, il semble que le consensus soit difficile à atteindre. On peut d’ailleurs lire en introduction aux chapitres partenaires que « bien [qu’ils] fassent partie intégrante de ce processus, ils ne reflètent pas nécessairement les points de vue du gouvernement fédéral, ni celui des autres partenaires ».
Cette nouvelle politique, promise depuis la première élection de Trudeau en 2015, a finalement été publiée en catimini, sans véritable annonce officielle ni déplacement dans le Nord, la veille du début de la campagne pour les élections fédérales d’octobre 2019. Le document reflète quatre années de travail, mais ce manque de consensus apparaît comme une limite certaine : on peut légitimement se demander comment cela pourrait se traduire en action politique. Il manque aussi un échéancier précis : le document indique simplement que le gouvernement se donne dix ans pour transformer ces objectifs en réalité, sans notion de budget ou de moyens concrets. La stratégie affiche des objectifs louables, avec au sommet des questions de santé, de développement économique ou d’infrastructures. La démarche est intéressante et renouvelle la politique canadienne dans la région, alors que le document rédigé sous le gouvernement Harper était beaucoup moins concentré sur l’humain et la réconciliation avec les populations autochtones. Il n’en demeure pas moins que la question de la traduction en action politique concrète demeure posée.
L’Arctique et le Canada : relations circumpolaires
À l’échelle internationale, le Canada se trouve à la croisée de plusieurs enjeux majeurs, concernant notamment la navigation et la question des plateaux continentaux, deux questions distinctes et qu’il ne faut pas confondre [lire p. 46-52]. Le développement de la navigation via le passage du Nord-Ouest, bien que lent et limité, contrairement à ce que l’on peut parfois lire, ravive la querelle du statut des détroits. En revendiquant une ligne de base qui longe son archipel arctique, le Canada considère que le passage traverse ses eaux intérieures. Les États-Unis notamment, mais également l’UE, considèrent au contraire qu’il s’agit de détroits internationaux reliant la mer de Baffin à la mer de Beaufort — où prévaut donc la liberté de navigation. La question des plateaux continentaux étendus représente un enjeu bien distinct, en cours de résolution selon les conditions prévues par la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer (CNUDM). Tous les États sauf les États-Unis ont déposé leurs faisceaux de preuves scientifiques auprès de la Commission des limites des plateaux continentaux et attendent qu’elle statue en fonction de ces éléments. Le tracé effectif des frontières devra ensuite, quoi qu’il en soit, faire l’objet de négociations bilatérales. Le nouveau cadre politique s’intéresse donc aussi au positionnement international du Canada en Arctique : « Le Canada renforcera son leadership international sur les questions touchant l’Arctique et le Nord », tout en reprécisant l’attachement du pays au respect du droit international pour les questions qui restent en suspens. À l’échelle de la communauté internationale, l’Arctique est un territoire de plus en plus considéré. Dans ce contexte, le positionnement du Canada dans la région est d’importance : le pays a la deuxième plus longue côte sur l’océan Arctique après la Russie, et le passage du Nord-Ouest longe très largement le pays. Il possède donc les arguments pour faire valoir ses prises de position et devenir un chef de file dans la région. Là encore, cependant, le cadre politique reste flou quant aux moyens et actions concrètes à mettre en oeuvre. Et les défis pour la maîtrise de cet immense territoire encore très difficile d’accès sont de taille.
Si cette nouvelle politique canadienne est intéressante en ce qu’elle marque une nouvelle façon de véritablement intégrer les populations autochtones tout au long du processus, le manque de moyens affichés et l’absence de véritables solutions tangibles posent la question de la transformation de ces grands objectifs en une action politique concrète, à toutes les échelles. Il s’agit maintenant de voir comment la nouvelle administration Trudeau, désormais minoritaire, mettra en oeuvre les grands principes développés dans ce cadre stratégique.
Pour aller plus loin
Chapitres consacrés aux peuples autochtones et au Canada in Camille EscudéJoffres (dir.), Les régions de l’Arctique, Neuilly, Atlande, octobre 2019, 414 p.