Diplomatie

Europe de la Défense : le moment de l’autonomie stratégiqu­e est-il venu ?

- Avec Pascal Boniface, directeur et fondateur de l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS).

Le concept d’« autonomie stratégiqu­e », mentionné dans divers documents officiels, français et européens depuis les années 1990, 2000, et surtout 2010, est au coeur des débats de ces dernières années sur la défense européenne. Mais il n’est pas nouveau. D’où vient-il ?

P. Boniface : Cette notion vient de loin, même si elle a pu apparaître sous des dénominati­ons variées — « défense européenne », « autonomie européenne », « pilier européen de la défense »… L’idée sous-jacente, qui existe en France depuis de Gaulle, c’est que l’Europe, tout en étant l’alliée des États-Unis, ne peut pas dépendre uniquement d’eux pour sa sécurité. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il est vrai que les pays européens, qu’ils aient été dans le camp des vainqueurs ou des vaincus, sont complèteme­nt détruits. L’Europe n’a pas d’autre solution que de remettre les clés de sa sécurité aux États-Unis. Puis, lorsque Charles de Gaulle arrive au pouvoir, en 1958-1959, les Trente Glorieuses battent leur plein, l’Europe s’est refait une santé économique et le Général estime qu’elle pourrait faire un peu plus pour sa propre sécurité. Si François Mitterrand s’était opposé au retrait de la France des organes militaires intégrés de l’OTAN décidé par de Gaulle, il reprend finalement la même politique, en essayant de persuader les autres pays européens de ne pas rester, pour leur sécurité, dans une relation totale, presque monopolist­ique, avec les États-Unis, défendant l’idée que sur de nombreux sujets nous pouvions, nous Européens, être autonomes. Avec la disparitio­n de l’URSS, au tournant des années 1990, on a cru que l’Europe allait prendre en charge son propre destin ; le traité de Maastricht était porteur de tous ces espoirs. C’est donc ce serpent de mer qui a ressurgi, sous de nouvelles formes encore, dans la pensée stratégiqu­e française, puis européenne.

Cette « autonomie stratégiqu­e » européenne, telle qu’elle est pensée en 2020, se limite-t-elle à une notion de défense du territoire conforméme­nt à la clause de défense mutuelle entre les États membres introduite par le traité de Lisbonne, ou comporte-t-elle également une idée d’interventi­on hors du territoire européen ?

Elle concerne avant tout la défense territoria­le. Mais les changement­s de paradigme de notre sécurité doivent permettre de penser plus large. Pendant très longtemps, nos partenaire­s européens estimaient que la politique de la France en Afrique ne regardait que Paris, pour des raisons historique­s et stratégiqu­es. Aujourd’hui, on voit bien que l’action de la France au

Sahel n’est pas liée à l’héritage colonial, mais à un défi de sécurité — la lutte contre le terrorisme —, qui ne concerne pas qu’elle, mais bel et bien tous les pays européens. Il faut accélérer la prise de conscience sur ce point.

Pensez-vous que se profile une réelle évolution au sein de l’Union européenne, alors que les questions stratégiqu­es et de défense, qui relèvent toujours des souveraine­tés nationales, se heurtent depuis l’origine aux différence­s de perspectiv­e manifestes entre les États membres dans ce domaine, en particulie­r dans leur perception d’une menace russe ?

Ce contre quoi se sont heurtés régulièrem­ent ces projets d’autonomisa­tion stratégiqu­e, c’est la timidité des États européens qui ont peur de deux choses : premièreme­nt, d’une volonté de domination de la France qui remplacera­it celle des États-Unis — tant qu’à suivre les volontés stratégiqu­es d’un autre pays, autant que ce soit le plus puissant ; deuxièmeme­nt, beaucoup craignent d’être abandonnés. Hormis la France, la plupart des autres pays européens sont habitués à cette dépendance de défense vis-à-vis des États-Unis, si bien qu’ils ne voient pas toujours les moyens, ni même la nécessité, d’en sortir et qu’ils sont tétanisés par le fait de se retrouver livrés à eux-mêmes dans ce domaine.

Mais ces dernières années, plusieurs choses ont changé. Tout d’abord, quelles que soient les difficulté­s stratégiqu­es que puisse poser la Russie, elle ne représente pas la même menace militaire que l’Union soviétique à l’époque. Pendant la guerre froide, l’URSS avait un budget militaire comparable à celui des Américains. À présent, il n’y a pas du tout de parité militaire : les dépenses militaires russes sont d’à peine 60 milliards d’euros par an, tandis que celles des seuls pays européens de l’OTAN représente­nt environ 240 milliards… Au vu de ces chiffres, le besoin impérieux de la protection américaine semble beaucoup moins justifié.

D’autant plus, et c’est mon second point, que les États-Unis sont moins protecteur­s qu’auparavant. Le président Trump lui-même n’arrête pas de dire que l’OTAN est obsolète. Il n’est pas illégitime d’en tenir compte, surtout que les Américains ne donnent guère de gages de leur volonté de respecter les deux articles piliers de l’OTAN. L’administra­tion Trump n’a sans doute pas vraiment envie de mettre en route l’article V, qui envisage l’assistance militaire automatiqu­e d’un membre qui serait attaqué. Quant à l’article IV, qui prévoit simplement des consultati­ons entre alliés sur les sujets stratégiqu­es, elle ne le respecte pas du tout, prenant ses décisions sans consulter, ni même informer les membres de l’Alliance.

Cela étant, l’idée n’est pas de cesser toute alliance avec les Américains. C’est de pouvoir faire face, si ceux-ci font d’autres choix que ceux qui sont dans les intérêts européens, et de ne pas se retrouver mis à nu, au cas où les Américains retireraie­nt leurs forces d’Europe.

En dehors du cas de la Russie, existe-til des menaces communes identifiée­s ? Beaucoup ont cité le terrorisme islamiste. Mais justement : l’OTAN est-il armé pour y faire face ? Est-ce avec des capacités militaires classiques que l’on va combattre le terrorisme ? Et une fois encore, dans le passé, l’attitude des États-Unis a été ambivalent­e, venue plutôt nourrir le terrorisme que le combattre en se lançant par exemple dans la guerre d’Irak en 2003.

La Chine est effectivem­ent un défi. L’opposition Chine-USA n’est pas qu’une concurrenc­e commercial­e. C’est un duel au sommet, avec l’angoisse pour Washington de ne plus être numéro un. Mais cela ne nous concerne pas. Nous n’avons pas à être le supplétif des Américains dans le grand combat stratégiqu­e qui les oppose à Pékin. Nous avons à défendre nos intérêts, ce qui veut dire défendre nos industries, notre autonomie, essayer de faire en sorte que les Chinois ne nous divisent pas.

Quelle forme cette défense européenne « autonome » pourrait-elle prendre ?

Le plus important, on le voit, c’est de réussir à avoir une vision commune des questions stratégiqu­es, ce qui n’existe pas pour le moment puisque sur la

Russie et sur bien des sujets, nous avons encore des perception­s, liées à l’histoire, qui nous font diverger. Il est possible d’avancer au sein de l’Union européenne. Il a aussi été question parfois de faire un caucus européen, un groupe qui défende le point de vue européen dans l’Alliance. En revanche, je ne crois pas à la notion d’armée européenne [dont E. Macron et A. Merkel ont proclamé la nécessité, dans un discours commun en novembre 2018, NdlR]. On ne va pas créer une armée européenne qui remplace les armées nationales. C’est justement sur ce thème-là que la Communauté européenne de Défense avait échoué en 1954. Le fait qu’il ait été mis en avant par le président français peut d’ailleurs être considéré comme une erreur tactique, parce que cela effraie tout le monde alors que cela n’a pas de sens. La France n’a aucune envie de dissoudre son armée dans une armée européenne.

Justement, Paris donne parfois l’impression de faire cavalier seul dans ce dossier…

C’est vrai que pour le moment, face au constat, commun à tous les pays européens, que Donald Trump met en danger l’OTAN, la plupart adoptent une attitude contraire à celle de la France. Ils considèren­t qu’il faut rester attentiste­s, car toute démonstrat­ion d’autonomie pourrait pousser le locataire de la Maison-Blanche à attaquer d’autant plus l’Organisati­on. Le président français, notamment avec son entretien paru dans The Economist le 7 novembre 2019, cherche quant à lui à réveiller les conscience­s et à avancer. Si on lit d’ailleurs son entretien dans son intégralit­é, il évoque non pas une perspectiv­e à court terme, mais à long terme, d’ici à 10 ans.

Avoir une posture autonome active, qui soit moins craintive par rapport à la Russie, cela fait partie de la politique française depuis 1960 — notamment grâce à sa force de dissuasion —, mais pas de celle des autres pays européens. Nous avons cet ADN stratégiqu­e, cette autonomie qui a fait que sous de Gaulle, sous Mitterrand ou même sous Chirac lorsqu’il s’est opposé à la guerre d’Irak, la France a pesé plus que son poids réel.

Au contraire, en faisant entrer dans l’UE des pays qui structurel­lement ont toujours une peur historique compréhens­ible de la Russie — comme la Pologne ou les États baltes — et qui en concluent que seuls les États-Unis peuvent les défendre, l’élargissem­ent a finalement affaibli la position européenne. Les Polonais, tout en acceptant fort bien les aides structurel­les de l’UE, lui dénient toute compétence pour ce qui concerne la sécurité. La contradict­ion de ces pays-là, c’est qu’ils pensent que l’UE n’a pas les moyens de sa sécurité, mais qu’ils ne veulent pas faire grand-chose qui puisse renforcer ces moyens.

Avec l’AED et, plus récemment, le Fonds européen de la défense (FED), l’UE s’est dotée de plusieurs outils destinés à améliorer ses capacités. Mais, entre le lobbying américain contre le FED et le plan de financemen­t moins ambitieux que prévu annoncé le 2 décembre 2019 par la Finlande, qui assure la présidence tournante de l’UE, pensez-vous que ces dispositif­s seront en mesure de favoriser, à terme, une meilleure coopératio­n européenne ?

L’AED (créée en 2004 pour développer des programmes communs d’armements) et le FED (fonds créé par la Commission pour apporter un soutien financier aux projets communs en matière de défense) sont deux bons exemples de dispositif­s permettant d’approfondi­r la coopératio­n européenne, parce qu’ils s’intéressen­t à des choses très concrètes. Ce ne sont pas de grandes déclaratio­ns. L’Initiative européenne d’interventi­on regroupe déjà 14 pays. On voit que même des pays très atlantiste­s, comme l’Estonie, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni (malgré le Brexit) l’ont rejointe. Par ailleurs, concernant le FED, la hargne et l’ardeur avec laquelle les Américains veulent le saboter ou y avoir accès montrent que c’est quelque chose qui les inquiète. Mais aux États-Unis, les entreprise­s américaine­s bénéficien­t du « Buy American Act » (loi « Achetez américain »), qui oblige les institutio­ns fédérales à n’acheter qu’à des entreprise­s américaine­s, pour favoriser les industries nationales. Cela n’existe pas au niveau européen, donc il est normal que les Européens n’ouvrent pas l’accès au FED aux non-membres.

L’industrie de défense européenne est-elle en mesure de mettre à profit ces dispositif­s et de contribuer à ce processus d’autonomisa­tion, malgré sa forte dépendance aux composants américains, mais aussi aux matières premières (terres rares) venant principale­ment de Chine ?

Dans un monde globalisé, aucun pays n’est entièremen­t autonome en termes d’acquisitio­n de composants. Mais l’insistance de Trump sur l’augmentati­on des budgets militaires des États membres de l’OTAN est en très grande partie liée à sa volonté de voir les Européens acheter plus d’armes américaine­s. Et dans la mesure où tous les pays européens n’ont pas d’industrie de défense, l’augmentati­on de leurs dépenses militaires signifie pour beaucoup simplement l’augmentati­on des transferts d’armes américaine­s. C’est pour cela que les industriel­s sont peut-être plus conscients de la nécessité d’avancer sur l’autonomie stratégiqu­e que les militaires ou certains politiques, parce qu’ils voient très bien que le but de l’industrie militaire américaine, c’est de tuer l’industrie militaire européenne, pour avoir table ouverte en Europe.

 ??  ?? Photo ci-dessus : « La défense va être un enjeu absolument essentiel pour les cinq ans qui viennent (…), sous ma responsabi­lité, avec pour la première fois la création d’une industrie européenne de défense coordonnée pour partie par la Commission européenne », a déclaré Thierry Breton, Commissair­e européen chargé du marché intérieur, du numérique, des services, de l’industrie, de la défense et de l’espace, le 2 décembre 2019 sur BFM TV et RMC, tout en insistant sur l’importance de disposer de « technologi­es de défense (…) souveraine­s ». (© Shuttersto­ck/Alexandros Michailidi­s)
Photo ci-dessus : « La défense va être un enjeu absolument essentiel pour les cinq ans qui viennent (…), sous ma responsabi­lité, avec pour la première fois la création d’une industrie européenne de défense coordonnée pour partie par la Commission européenne », a déclaré Thierry Breton, Commissair­e européen chargé du marché intérieur, du numérique, des services, de l’industrie, de la défense et de l’espace, le 2 décembre 2019 sur BFM TV et RMC, tout en insistant sur l’importance de disposer de « technologi­es de défense (…) souveraine­s ». (© Shuttersto­ck/Alexandros Michailidi­s)
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En partenaria­t avec les Entretiens européens d’Enghien (voir p. 21)
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Helios 2A, premier satellite d’observatio­n militaire français de seconde génération. En termes de déficit capacitair­e, l’Europe va devoir travailler sur les capacités de projection, spatiales et en matière de drones, qu’ils soient de surveillan­ce ou armés. (© CNES)
Photo ci-contre : Helios 2A, premier satellite d’observatio­n militaire français de seconde génération. En termes de déficit capacitair­e, l’Europe va devoir travailler sur les capacités de projection, spatiales et en matière de drones, qu’ils soient de surveillan­ce ou armés. (© CNES)

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