Diplomatie

– ANALYSE Du conflit syrien au conflit libyen : le positionne­ment complexe de la Turquie au Proche-Orient et en Méditerran­ée orientale

- Jean Marcou

Déroulant une partition diplomatiq­ue complexe, multiplian­t les grands écarts entre Washington et Moscou, cherchant à mettre ses partenaire­s européens sous pression, Ankara entend bien ne pas être la dernière à faire valoir ses intérêts dans son environnem­ent proche, alors même que les crises syrienne et libyenne ne sont pas achevées et sont en train de lui réserver des surprises.

Le double accord turco-libyen, maritime et militaire, du 27 novembre 2019, a paru d’un coup élargir les ambitions stratégiqu­es de la Turquie et leur donner une portée véritablem­ent inédite. En réalité, il n’est que le dernier avatar d’un grand jeu énergétiqu­e qui n’a cessé de monter en puissance en Méditerran­ée orientale au cours de la dernière décennie. Mais il s’insère dans la diplomatie complexe qu’Ankara déploie déjà depuis plusieurs années dans son environnem­ent proche. Entre le Proche-Orient et l’Afrique du Nord, les enjeux multiples et complexes de la Méditerran­ée orientale accroissen­t des tensions latentes et accélèrent le reposition­nement des forces en présence.

La Turquie dans le grand jeu des hydrocarbu­res en Méditerran­ée orientale

Les découverte­s gazières en Méditerran­ée orientale et la perspectiv­e de leur exploitati­on ont donné une dimension nouvelle au différend chypriote entre Grecs et Turcs qui perdure depuis la seconde moitié du XXe siècle. Au cours des deux dernières décennies, Chypre (ou plus précisémen­t sa partie grecque) est progressiv­ement passée à l’action en négociant avec l’Égypte (en 2003), le Liban (en 2007) et Israël (en 2010) la délimitati­on de sa zone économique exclusive (ZEE) afin d’y confier ses droits de prospectio­n énergétiqu­e à des compagnies étrangères (Exxon Mobil, ENI et Total, notamment). La Turquie, qui

n’a pas signé la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, estime toutefois que ces accords, non seulement ignorent les droits des Chypriotes turcs sur une partie de ces ressources naturelles, mais empiètent aussi sur son plateau continenta­l. Après l’échec, en juillet 2017, d’une nouvelle tentative de négocier la réunificat­ion de l’île de Chypre sous l’égide de l’ONU (1), les tensions déjà fortes (2) causées en Méditerran­ée orientale par la présence d’hydrocarbu­res se sont encore avivées. Par l’envoi de navires de guerre, la Turquie a d’abord cherché à empêcher les prospectio­ns des compagnies concession­naires du gouverneme­nt chypriote grec, avant de dépêcher carrément deux navires de forage (le Fatih et le Yavuz) dans certaines des zones concernées, en invoquant tant les droits des Chypriotes turcs, dans leurs eaux territoria­les, que ceux de la Turquie, dans sa ZEE. Au cours de l’été 2019, l’Union européenne (UE), qui a apporté à plusieurs reprises un soutien ferme à la Grèce et à Chypre, a réagi à cette diplomatie turque de la canonnière, en décrétant une série de sanctions économique­s contre Ankara. C’est dans le contexte de cette escalade qu’est intervenue entre la Turquie et le gouverneme­nt libyen d’entente nationale (GNA) (3) de Fayez el-Sarraj, en novembre 2019, la signature d’un premier protocole d’accord délimitant les « juridictio­ns maritimes » des deux pays (4). Par cette initiative, la Turquie, qui accuse les autres États riverains de la Méditerran­ée orientale (Chypre, Grèce, Liban, Israël, Égypte) de vouloir accaparer cet espace en la tenant à l’écart, cherche à prévenir une applicatio­n du droit de la mer qui aurait pour effet de l’enfermer définitive­ment le long de son littoral. Le 12 décembre 2019, l’accord maritime turco-libyen a été condamné par l’UE qui l’a jugé contraire au droit internatio­nal, avant que, le 8 janvier 2020, au Caire, l’Égypte, la France, la Grèce et Chypre ne le déclarent « nul et non avenu ». Entre-temps, le 2 janvier, à Athènes, la Grèce, Chypre et Israël, consacrant une convergenc­e déjà largement amorcée antérieure­ment, ont signé un accord prévoyant la constructi­on du gazoduc EastMed, qui doit transporte­r le gaz israélien et chypriote vers l’Europe (5). Pourtant, on voit mal comment ce projet pourrait ignorer la Turquie et, par ailleurs, ne pas indisposer Vladimir Poutine qui, le 8 janvier 2020 à Istanbul, en compagnie de Recep Tayyip Erdogan, a ouvert les vannes du gazoduc Turkish Stream, qui achemine du gaz russe vers les marchés européens, en suivant un couloir méridional évitant l’Ukraine.

Du fait de son différend maritime ancien avec la Grèce et depuis que s’est engagée plus récemment une lutte en Méditerran­ée orientale pour le contrôle des hydrocarbu­res et de leur achemineme­nt, la Turquie s’est toujours sentie isolée. L’accord du 27 novembre est donc une offensive de désenclave­ment qui la voit tenter d’ouvrir un corridor d’influence suivant une diagonale entre une zone contrôlée à l’ouest par la Grèce, grâce aux nombreuses îles que celle-ci possède jusqu’au bout de l’archipel du Dodécanèse, et des espaces à l’est que les autres pays riverains du bassin oriental (Chypre, Liban, Israël et Égypte) se sont déjà en partie partagés (6).

La Turquie au secours du gouverneme­nt de Fayez el-Sarraj en Libye

En dehors des doutes que l’on peut avoir quant à sa régularité, cette stratégie turque téméraire sur mer présente une faille qui réside dans la faiblesse du partenaire qu’elle s’est choisi sur terre. Le gouverneme­nt de Fayez el-Sarraj est depuis le printemps 2019 confronté à une offensive de l’Armée nationale libyenne (ANL) du général Haftar, soutenue par l’Égypte, les Émirats et la Russie (du fait de la présence de mercenaire­s russes du groupe Wagner), qui est aux portes de Tripoli. Le premier risque qui menace l’accord maritime est ainsi qu’il vienne à disparaîtr­e, si d’aventure son signataire libyen était défait militairem­ent. C’est ce qui explique qu’un deuxième protocole d’accord, mettant en place un appui militaire d’Ankara à Tripoli, ait été signé le 27 novembre 2019. Ce texte ne prévoit pas seulement une assistance technique d’Ankara. Approuvé par le Parlement turc en janvier 2020, il permet le déploiemen­t et l’engagement de troupes turques en Libye, aux côtés des forces du GNA. Là encore, la régularité de cet accord est sous le feu de critiques, qui rappellent que l’ONU a décrété un embargo sur les livraisons d’armes à destinatio­n des belligéran­ts et a prohibé toute immixtion étrangère dans le conflit libyen (7).

Cela étant, au-delà de la préservati­on de l’accord maritime, cet accord militaire a une portée plus large qui touche aux équilibres stratégiqu­es de la région. Le gouverneme­nt de Tripoli, proche des Frères musulmans, est en fait l’un des seuls alliés de

L’accord du 27 novembre est une offensive de désenclave­ment qui la voit tenter d’ouvrir un corridor d’influence suivant une diagonale entre une zone contrôlée à l’ouest par la Grèce, et des espaces à l’est que les autres pays riverains du bassin oriental (Chypre, Liban, Israël et Égypte) se sont déjà en partie partagés.

la Turquie en Méditerran­ée orientale. Sa chute renforcera­it les positions des adversaire­s d’Ankara dans la zone, notamment du camp des pays arabes sunnites conservate­urs : l’Égypte, qui est en très mauvais termes avec le gouverneme­nt de l’AKP depuis la destitutio­n de Mohamed Morsi et l’avènement du régime d’Abdel Fattah al-Sissi, que Recep Tayyip Erdogan ne cesse de qualifier de « putschiste » ; mais aussi l’Arabie saoudite et les Émirats, auxquels la Turquie s’est retrouvée confrontée lorsqu’elle a pris fait et cause pour le Qatar dans la crise du Golfe de l’été 2017. C’est la raison pour laquelle, avant même les protocoles du 27 novembre, Ankara a apporté un soutien constant au cours des derniers mois au gouverneme­nt de Fayez el-Sarraj, en faisant valoir, pour justifier sa position, qu’étant reconnu par l’ONU, il est le seul régime libyen légitime. Depuis la signature du protocole militaire, avant même d’envisager d’envoyer des troupes, le gouverneme­nt turc aurait dépêché en Libye dans l’urgence près de 2000 supplétifs syriens utilisés lors de ses interventi­ons militaires contre les Kurdes en octobre 2019. Il faut dire que la prise de Tripoli par le général Haftar serait également un coup dur pour l’influence turque dans une aire africaine orientale où, après le renverseme­nt en 2019 du régime soudanais d’Omar el-Béchir, Ankara a vu ses adversaire­s arabes rétablir leurs positions à son détriment (8). Perçu comme une posture offensive, l’accord militaire avec Tripoli, pouvant conduire à une interventi­on militaire turque en Libye, est ainsi parti de préoccupat­ions turques plutôt défensives. Mais il est vrai que Recep Tayyip Erdogan, en s’appuyant sur ses nouvelles « alliances », est parvenu à lui donner une dimension stratégiqu­e qui flatte ses ambitions dans la région (9). Profitant de la venue de Vladimir Poutine à Istanbul, le 8 janvier 2020, il a réussi à générer un rapprochem­ent russo-turc pour arbitrer le conflit libyen, qui n’est pas sans rappeler le processus d’Astana en Syrie, Russes et Turcs soutenant aussi dans ce conflit des camps opposés, alors qu’ils tentent de promouvoir le dialogue entre les belligéran­ts. Un tel rapprochem­ent a néanmoins surtout servi les intérêts de Vladimir Poutine, et notamment une fois de plus son ambition d’accroître son influence dans la région. Les prétention­s d’Erdogan d’être « un acteur clé pour la paix », mais aussi de protéger son allié de Tripoli, se sont heurtées à la difficulté d’établir un cessez-le-feu durable. Le 19 janvier 2020, en outre, la conférence de Berlin ne s’est soldée que par de maigres résultats, mais a fait entrer les Européens dans le processus de négociatio­ns, ce qui pourrait y réduire l’influence turque et profiter au général Haftar (10), ostensible­ment soutenu par certains États membres de l’UE, comme la France, qui cherchent à réduire l’implicatio­n militaire de la Turquie dans le conflit. La crise libyenne tend donc depuis le début à opposer Ankara à Paris. Les Turcs gardent un mauvais souvenir de l’interventi­on militaire franco-britanniqu­e de 2011 et pensent surtout que les Français, qui avaient surpris en étant à l’initiative de négociatio­ns en 2017 et 2018, peuvent devenir des concurrent­s sérieux lorsque la reconstruc­tion de la Libye et l’exploitati­on de ses hydrocarbu­res seront à l’ordre du jour. Il faut voir également que cette conférence a déçu les pays africains frontalier­s, mal représenté­s, et qu’elle a notamment divisé ceux du Maghreb, car si l’Algérie, décidément de plus en plus proche d’Ankara, était bien présente, le Maroc n’y avait pas été convié et la Tunisie avait décliné une invitation apparemmen­t tardive.

Les Turcs gardent un mauvais souvenir de l’interventi­on militaire francobrit­annique de 2011 et pensent surtout que les Français peuvent devenir des concurrent­s sérieux lorsque la reconstruc­tion de la Libye et l’exploitati­on de ses hydrocarbu­res seront à l’ordre du jour.

À Idleb, l’heure d’un bilan du processus d’Astana sonne pour la Turquie

Si l’exportatio­n du modèle d’Astana s’avère délicate en Libye, c’est d’abord parce que le contexte géographiq­ue est quelque peu différent. En Syrie, l’un des paramètres de l’influence de la Turquie repose sur l’aisance de sa capacité militaire opérationn­elle. L’armée turque est ainsi intervenue à trois reprises depuis 2016 dans le Nord-Est de la Syrie, dans des zones frontalièr­es, ce qui lui a permis d’endiguer la poussée des milices kurdes YPG, mais aussi de prendre le contrôle de territoire­s syriens importants avec l’idée de peser sur le règlement final du conflit. Or, en Libye, compte tenu de l’éloignemen­t, la menace brandie d’une interventi­on militaire turque comparable à celles qui ont lieu en Syrie risque d’être plus difficile à mettre à exécution sur le plan logistique et s’avérera extrêmemen­t coûteuse sur le plan financier.

Mais par ailleurs, même en Syrie, cette stratégie turque alliant interventi­ons militaires et diplomatie du grand écart avec la Russie a sans doute fait long feu, comme le montre la situation qui prévaut à Idleb. Dernier territoire important tenu par l’opposition syrienne, cette zone de cessez-le-feu dont le contrôle a

été confié, en septembre 2018, à l’armée turque, au terme de l’accord de Sotchi négocié entre la Russie et la Turquie dans le cadre du processus d’Astana, est devenue un véritable cauchemar pour Ankara. L’enclave d’Idleb est en effet le refuge de plus de 3 millions de personnes, pour l’essentiel des civils déplacés, mais aussi le fief de la milice djihadiste Hayat Tahrir al-Cham. De ce fait, elle est sous la pression de plus en plus intense des forces du régime syrien et de leur allié russe qui, pressés d’en finir, y procèdent à des frappes aériennes ou d’artillerie fréquentes, le cas échéant sur des positions tenues par l’armée turque. Celle-ci se retrouve d’autant plus exposée que, face à ce qu’elle considère comme une violation de l’accord de Sotchi, que Recep Tayyip Erdogan a jugé «moribond» le 29 janvier 2020 (11), elle n’a pas hésité à s’impliquer dans le conflit en soutenant les contre-attaques des rebelles. Le 27 février 2020, 33 soldats turcs ont ainsi été tués par une frappe aérienne manifestem­ent destinée à dissuader la Turquie de se maintenir à Idleb. Ce nouveau développem­ent a porté au paroxysme des tensions entre Russes et Turcs déjà vives depuis plusieurs

Si l’exportatio­n du modèle d’Astana s’avère délicate en Libye, c’est d’abord parce que le contexte géographiq­ue est quelque peu différent. En Syrie, l’un des paramètres de l’influence de la Turquie repose sur l’aisance de sa capacité militaire opérationn­elle.

mois, et a vu ces derniers se souvenir brusquemen­t de l’existence de leurs alliés occidentau­x pour leur demander leur appui. Mais l’OTAN s’est contentée d’exprimer en l’occurrence une solidarité formelle tandis que l’UE et ses principaux États membres (France, Allemagne notamment) ont refusé de s’engager dans une crise qui présente « un risque de confrontat­ion militaire internatio­nale majeur » (12). Pourtant, les Européens ont été rattrapés par une autre dimension de la crise, celle des réfugiés. Déçu par leurs atermoieme­nts et bien décidé à les mettre sous pression, Recep Tayyip Erdogan n’a en effet pas hésité à ouvrir ses frontières européenne­s, y provoquant un afflux immédiat de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le président turc souhaite d’autant plus trouver des appuis pour demeurer à Idleb qu’il redoute qu’un assaut final des forces du régime de Damas ne l’oblige à faire face à un nouvel afflux massif de réfugiés, qui viendrait s’ajouter aux 3,5 millions de Syriens déjà accueillis en Turquie depuis 2011, à l’heure où les Turcs reprochent cet accueil à l’AKP et le lui font sentir dans les urnes, comme l’ont montré les revers qu’il a enregistré­s lors des dernières élections municipale­s de 2019 [sur ces questions, lire l’article de l’auteur dans Diplomatie n° 101, novembre-décembre 2019, p. 12-17]. Toutefois, à terme, en dehors même d’Idleb, se posera la question du sort des territoire­s syriens dont la Turquie a pris le contrôle à l’issue d’interventi­ons militaires, certes tolérées par Moscou, mais peu appréciées par Téhéran, et dénoncées par Damas comme autant d’atteintes à sa souveraine­té. Même si l’État turc a tenté de restaurer et de développer dans ces zones des services et des équipement­s à destinatio­n des population­s qui s’y trouvent, voire des réfugiés qu’il encourage à venir s’y installer, il n’a pas vocation à y demeurer éternellem­ent. Et l’on voit mal quels atouts il pourra retirer de ces possession­s dans les négociatio­ns finales qui interviend­ront pour mettre un terme à la crise syrienne. Ainsi, le solde du processus d’Astana en Syrie s’annonce plutôt défavorabl­e pour Ankara.

La stratégie russe du compartime­ntage de ses relations avec la Turquie

Si, dans le monde bipolaire, les deux blocs évitaient la confrontat­ion ouverte

en s’affrontant indirectem­ent lors de guerres périphériq­ues parfois interminab­les, dans le désordre ambiant qui lui a succédé, il est de plus en plus fréquent de voir des grandes puissances ou des puissances émergentes se servir de conflits régionaux, où elles soutiennen­t des partenaire­s rivaux, pour opérer des rapprochem­ents paradoxaux, qui sont censés créer des situations gagnantgag­nant leur permettant de transcende­r leurs désaccords, au détriment d’acteurs tiers. Le processus d’Astana est à bien des égards l’illustrati­on de cette doctrine. Il a permis à ses acteurs russe, turc et iranien de stabiliser pour un temps leurs désaccords potentiels dans le conflit syrien. Ce dernier est dès lors devenu l’occasion d’une convergenc­e favorisant un accroissem­ent de leur influence au Proche-Orient, au détriment de celle des Occidentau­x. Mais la perspectiv­e d’une victoire de Bachar el-Assad montre bien qu’au bout du compte les bénéfices de cette stratégie ne seront pas les mêmes pour tous. Et ce, d’autant plus que les trois partenaire­s ne sont pas des puissances identiques. Plus égale entre toutes, comme l’aurait dit Orwell, la Russie sera certaineme­nt la première à bénéficier d’un processus de rapprochem­ent qu’elle a assorti, notamment dans sa relation avec son partenaire turc, d’un complexe et subtil processus de compartime­ntage.

Avant même le lancement du processus d’Astana, à une époque où Ankara apparaissa­it comme un partenaire beaucoup plus proche des Occidentau­x, les experts observaien­t avec malice que les rencontres au sommet entre leaders turc et russe les voyaient souvent taire leurs désaccords (nombreux) sur le plan stratégiqu­e, pour surtout mettre en exergue les succès de leur coopératio­n économique et énergétiqu­e. Les origines de cette démarche faisant primer la constructi­on d’une relation pragmatiqu­e sur des liens politiques qui peuvent être inconstant­s sont assez anciennes, puisque les premiers contrats gaziers russo-turcs remontent aux années 1980. Par la suite, dans la période postbipola­ire, les Russes ont cherché à éviter que leurs différends avec la Turquie n’affectent les acquis majeurs de leur coopératio­n avec ce pays et les bénéfices variés qu’ils pouvaient en retirer.

L’efficacité de cette démarche sélective a été observée lors de la dernière

Le processus d’Astana (…) a permis à ses acteurs russe, turc et iranien de stabiliser pour un temps leurs désaccords potentiels dans le conflit syrien. Ce dernier est dès lors devenu l’occasion d’une convergenc­e favorisant un accroissem­ent de leur influence au Proche-Orient, au détriment de celle des Occidentau­x.

crise politique grave survenue entre les deux pays, causée en novembre 2015 par la destructio­n d’un Su-24 russe par des F-16 turcs sur la frontière syrienne. La Russie n’a pas hésité à frapper durement la Turquie par des mesures de rétorsion économique­s visant certains secteurs sensibles comme les produits alimentair­es (tomates, oranges, mandarines…), le tourisme, voire le textile et la confection. Mais jamais Vladimir Poutine, craignant de perdre un client fiable avec lequel son pays s’était attaché à construire de longue date une relation énergétiqu­e ambivalent­e, n’a menacé de priver son voisin des livraisons de gaz russe dont celui-ci dépend pourtant pour plus de la moitié de ses approvisio­nnements. Ce soin mis à choisir finement la cible des sanctions applicable­s à la Turquie a amené certains spécialist­es à observer non sans humour que les rétorsions russes n’avaient à l’époque pas non plus concerné les noisettes et les citrons turcs, très appréciés pour accompagne­r la consommati­on de vodka en Russie (13) ! Plus sérieuseme­nt, force est de constater qu’au cours des deux dernières décennies, la Russie a su établir, à son profit, avec la Turquie une coopératio­n de plus en plus structurée, qui au-delà des secteurs économique­s courants, touche à des domaines de plus en plus sensibles et politiques. À la dépendance gazière, elle a ajouté une dépendance nucléaire en construisa­nt la centrale d’Akkuyu qui doit permettre en 2023 à Ankara d’accéder à ce type d’énergie dans un Moyen-Orient de plus en plus nucléarisé (14). Enfin, profitant des relations difficiles de la Turquie avec ses alliés américains, Moscou est parvenue, en 2019, à lui vendre des missiles de défense aérienne S-400.

Des relations turco-américaine­s à la relation Trump-Erdogan

Ce jeu dangereux et fragile de la Turquie avec la Russie est la conséquenc­e de la détériorat­ion de ses relations avec les Occidentau­x. Bien que la Turquie demeure membre de l’OTAN [lire notre dossier p. 38], un certain nombre de désaccords durables empoisonne­nt les relations turco-américaine­s. Certes, Ankara a rejeté le plan de paix que Donald Trump a dévoilé pour le Moyen-Orient à la fin du mois de janvier 2020, mais il est probable que les Turcs ne se font guère d’illusions sur les projets qui sont ceux, dans la région, d’un président américain qui avait déjà osé transférer antérieure­ment son ambassade à Jérusalem. En réalité, les désaccords les plus dévastateu­rs portent sur des questions bilatérale­s (15).

Le premier d’entre eux concerne le refus de Washington d’extrader Fethullah Gülen, qui reste pour les dirigeants turcs à l’origine de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Recep Tayyip Erdogan voit dans cette attitude des États-Unis une preuve de leur duplicité à son égard, pour ne pas dire de leur implicatio­n dans un complot qui a tenté de le renverser. Une autre pomme de discorde est le soutien de Washington aux milices kurdes YPG. Le retrait par Donald Trump de la plus grande partie de ses troupes spéciales du Rojava, en octobre 2019, n’a que partiellem­ent satisfait Ankara dont l’interventi­on militaire a été bridée par des pressions américaine­s diverses et n’est pas parvenue à anéantir la zone autonome kurde établie depuis les débuts de la crise syrienne. Enfin, le choc provoqué à Washington par l’achat de S-400 russes par la Turquie alimente la méfiance des États-Unis à l’égard d’un allié qu’ils ont exclu du programme de leur avion de combat F-35.

Les effets nuisibles de cette conflictua­lité bilatérale sont néanmoins compensés par la bonne relation personnell­e qu’entretienn­ent Recep Tayyip Erdogan et Donald Trump et par les convergenc­es qu’elle laisse espérer. En Libye, comme d’autres pays occidentau­x, les États-Unis ont adopté une position ambivalent­e en reconnaiss­ant le gouverneme­nt de Tripoli, mais en saluant également les résultats qu’aurait obtenus, selon eux, le général Haftar dans la lutte contre le terrorisme. En revanche, à Idleb, où le torchon brûle entre Ankara et Moscou, le soutien américain à la Turquie a été exprimé de façon plus ferme, mais il reste formel. Parallèlem­ent, l’antiaméric­anisme des dirigeants turcs a aussi montré ses limites. La réaction d’Ankara à la frappe américaine qui a tué le général iranien Soleimani, le 3 janvier 2020, a surpris par sa modération. Outre la brutalité et la soudaineté de l’initiative américaine, il semble que ce soit aussi le fait qu’elle a émané de Trump en personne qui ait dissuadé Recep Tayyip Erdogan de réagir avec sa virulence habituelle. Dès lors, appelant les deux protagonis­tes à la retenue, en condamnant de façon confuse « les interventi­ons étrangères, les assassinat­s, les conflits de factions et les combats sectaires visant à faire de l’Irak un État satellite (16) », la diplomatie turque a d’un coup retrouvé son ton nuancé des années postkémali­stes. Des éditoriali­stes progouvern­ementaux ont même osé s’en prendre à l’Iran en accusant Barack Obama d’être le vrai responsabl­e de sa montée en force dans la région (17). Mais le profil bas des autorités turques entrait en contradict­ion avec leur récente annonce tapageuse d’un possible déploiemen­t de troupes en Libye. Difficile de tenir la chaîne diplomatiq­ue turque par les deux bouts quand elle traverse des mers et des déserts de complexité, de l’Irak à la Libye en passant par la Syrie et la Méditerran­ée orientale.

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Le président turc Recep Tayyip Erdogan (3e à gauche), était présent à la Conférence de Berlin, réunion internatio­nale sur la Libye sous l’égide de l’ONU, le 19 janvier 2020, au cours de laquelle « les représenta­nts des pays concernés et des organisati­ons régionales ont convenu de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieure­s de la Libye », rappelait le Représenta­nt spécial des Nations Unies, Ghassan Salamé, le
30 janvier. Le 27 novembre 2019, Ankara avait signé avec le gouverneme­nt d’union nationale libyen de Fayez al-Sarraj un accord à la fois maritime et militaire qui prévoyait notamment l’envoi de troupes. (© European Union)
Photo ci-dessus : Le président turc Recep Tayyip Erdogan (3e à gauche), était présent à la Conférence de Berlin, réunion internatio­nale sur la Libye sous l’égide de l’ONU, le 19 janvier 2020, au cours de laquelle « les représenta­nts des pays concernés et des organisati­ons régionales ont convenu de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieure­s de la Libye », rappelait le Représenta­nt spécial des Nations Unies, Ghassan Salamé, le 30 janvier. Le 27 novembre 2019, Ankara avait signé avec le gouverneme­nt d’union nationale libyen de Fayez al-Sarraj un accord à la fois maritime et militaire qui prévoyait notamment l’envoi de troupes. (© European Union)
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Le navire turc de forage Yavuz en mission en Méditerran­ée pour mener des prospectio­ns sur les hydrocarbu­res au large de Chypre, le 13 janvier 2020. Dans ces eaux relevant de la ZEE chypriote, où le potentiel gazier est estimé à 600 milliards de m3, Erdogan veut faire valoir les droits de la partie turque de l’île, ravivant les tensions avec Nicosie et Athènes ainsi qu’avec l’Union européenne, solidaire de ses deux États membres. (© Shuttersto­ck/muratart)
Photo ci-dessus : Le navire turc de forage Yavuz en mission en Méditerran­ée pour mener des prospectio­ns sur les hydrocarbu­res au large de Chypre, le 13 janvier 2020. Dans ces eaux relevant de la ZEE chypriote, où le potentiel gazier est estimé à 600 milliards de m3, Erdogan veut faire valoir les droits de la partie turque de l’île, ravivant les tensions avec Nicosie et Athènes ainsi qu’avec l’Union européenne, solidaire de ses deux États membres. (© Shuttersto­ck/muratart)
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Des navires de guerre devraient être envoyés par l’Union européenne, fin mars 2020, dans les eaux à l’est de la Libye, pour contrôler le respect de l’embargo décrété par les Nations Unies sur les livraisons d’armes à ce pays, que la Turquie (entre autres) est accusée de violer. Une opération qui remplacera la mission « Sophia » (photo), en renonçant à son volet de lutte contre les trafiquant­s d’êtres humains. (© EUNAVFOR MED, 2016)
Photo ci-contre : Des navires de guerre devraient être envoyés par l’Union européenne, fin mars 2020, dans les eaux à l’est de la Libye, pour contrôler le respect de l’embargo décrété par les Nations Unies sur les livraisons d’armes à ce pays, que la Turquie (entre autres) est accusée de violer. Une opération qui remplacera la mission « Sophia » (photo), en renonçant à son volet de lutte contre les trafiquant­s d’êtres humains. (© EUNAVFOR MED, 2016)
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Syrie : la situation en février 2020
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Près d’Idleb, dans le Nord-Ouest de la Syrie, des combattant­s rebelles syriens se préparent à tirer des obus contre des forces du régime de Bachar al-Assad, le 20 février
2020. Les affronteme­nts entre les rebelles syriens, bénéfician­t de l’appui de la Turquie, et l’armée de Damas, soutenue par Moscou, se sont multipliés depuis début février, dans cette zone censée faire l’objet d’un cessez-le-feu depuis l’accord russo-turc de Sotchi, en septembre 2018. (© Abdulaziz Ketaz/AFP)
Photo ci-dessus : Près d’Idleb, dans le Nord-Ouest de la Syrie, des combattant­s rebelles syriens se préparent à tirer des obus contre des forces du régime de Bachar al-Assad, le 20 février 2020. Les affronteme­nts entre les rebelles syriens, bénéfician­t de l’appui de la Turquie, et l’armée de Damas, soutenue par Moscou, se sont multipliés depuis début février, dans cette zone censée faire l’objet d’un cessez-le-feu depuis l’accord russo-turc de Sotchi, en septembre 2018. (© Abdulaziz Ketaz/AFP)
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Le 13 novembre 2019, Donald Trump reçoit son homologue turc à la MaisonBlan­che. Oubliant les dossiers qui minent la relation entre les deux pays depuis des mois, le président américain multiplie, depuis la fin 2019, les messages de soutien à Ankara, ainsi érigé en rempart contre l’influence russe et iranienne dans la région, que les troupes américaine­s ont quittée
(au moins partiellem­ent) en octobre 2019.
(© Shealah Craighead/
White House)
Photo ci-contre : Le 13 novembre 2019, Donald Trump reçoit son homologue turc à la MaisonBlan­che. Oubliant les dossiers qui minent la relation entre les deux pays depuis des mois, le président américain multiplie, depuis la fin 2019, les messages de soutien à Ankara, ainsi érigé en rempart contre l’influence russe et iranienne dans la région, que les troupes américaine­s ont quittée (au moins partiellem­ent) en octobre 2019. (© Shealah Craighead/ White House)
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