– ANALYSE Du conflit syrien au conflit libyen : le positionnement complexe de la Turquie au Proche-Orient et en Méditerranée orientale
Déroulant une partition diplomatique complexe, multipliant les grands écarts entre Washington et Moscou, cherchant à mettre ses partenaires européens sous pression, Ankara entend bien ne pas être la dernière à faire valoir ses intérêts dans son environnement proche, alors même que les crises syrienne et libyenne ne sont pas achevées et sont en train de lui réserver des surprises.
Le double accord turco-libyen, maritime et militaire, du 27 novembre 2019, a paru d’un coup élargir les ambitions stratégiques de la Turquie et leur donner une portée véritablement inédite. En réalité, il n’est que le dernier avatar d’un grand jeu énergétique qui n’a cessé de monter en puissance en Méditerranée orientale au cours de la dernière décennie. Mais il s’insère dans la diplomatie complexe qu’Ankara déploie déjà depuis plusieurs années dans son environnement proche. Entre le Proche-Orient et l’Afrique du Nord, les enjeux multiples et complexes de la Méditerranée orientale accroissent des tensions latentes et accélèrent le repositionnement des forces en présence.
La Turquie dans le grand jeu des hydrocarbures en Méditerranée orientale
Les découvertes gazières en Méditerranée orientale et la perspective de leur exploitation ont donné une dimension nouvelle au différend chypriote entre Grecs et Turcs qui perdure depuis la seconde moitié du XXe siècle. Au cours des deux dernières décennies, Chypre (ou plus précisément sa partie grecque) est progressivement passée à l’action en négociant avec l’Égypte (en 2003), le Liban (en 2007) et Israël (en 2010) la délimitation de sa zone économique exclusive (ZEE) afin d’y confier ses droits de prospection énergétique à des compagnies étrangères (Exxon Mobil, ENI et Total, notamment). La Turquie, qui
n’a pas signé la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, estime toutefois que ces accords, non seulement ignorent les droits des Chypriotes turcs sur une partie de ces ressources naturelles, mais empiètent aussi sur son plateau continental. Après l’échec, en juillet 2017, d’une nouvelle tentative de négocier la réunification de l’île de Chypre sous l’égide de l’ONU (1), les tensions déjà fortes (2) causées en Méditerranée orientale par la présence d’hydrocarbures se sont encore avivées. Par l’envoi de navires de guerre, la Turquie a d’abord cherché à empêcher les prospections des compagnies concessionnaires du gouvernement chypriote grec, avant de dépêcher carrément deux navires de forage (le Fatih et le Yavuz) dans certaines des zones concernées, en invoquant tant les droits des Chypriotes turcs, dans leurs eaux territoriales, que ceux de la Turquie, dans sa ZEE. Au cours de l’été 2019, l’Union européenne (UE), qui a apporté à plusieurs reprises un soutien ferme à la Grèce et à Chypre, a réagi à cette diplomatie turque de la canonnière, en décrétant une série de sanctions économiques contre Ankara. C’est dans le contexte de cette escalade qu’est intervenue entre la Turquie et le gouvernement libyen d’entente nationale (GNA) (3) de Fayez el-Sarraj, en novembre 2019, la signature d’un premier protocole d’accord délimitant les « juridictions maritimes » des deux pays (4). Par cette initiative, la Turquie, qui accuse les autres États riverains de la Méditerranée orientale (Chypre, Grèce, Liban, Israël, Égypte) de vouloir accaparer cet espace en la tenant à l’écart, cherche à prévenir une application du droit de la mer qui aurait pour effet de l’enfermer définitivement le long de son littoral. Le 12 décembre 2019, l’accord maritime turco-libyen a été condamné par l’UE qui l’a jugé contraire au droit international, avant que, le 8 janvier 2020, au Caire, l’Égypte, la France, la Grèce et Chypre ne le déclarent « nul et non avenu ». Entre-temps, le 2 janvier, à Athènes, la Grèce, Chypre et Israël, consacrant une convergence déjà largement amorcée antérieurement, ont signé un accord prévoyant la construction du gazoduc EastMed, qui doit transporter le gaz israélien et chypriote vers l’Europe (5). Pourtant, on voit mal comment ce projet pourrait ignorer la Turquie et, par ailleurs, ne pas indisposer Vladimir Poutine qui, le 8 janvier 2020 à Istanbul, en compagnie de Recep Tayyip Erdogan, a ouvert les vannes du gazoduc Turkish Stream, qui achemine du gaz russe vers les marchés européens, en suivant un couloir méridional évitant l’Ukraine.
Du fait de son différend maritime ancien avec la Grèce et depuis que s’est engagée plus récemment une lutte en Méditerranée orientale pour le contrôle des hydrocarbures et de leur acheminement, la Turquie s’est toujours sentie isolée. L’accord du 27 novembre est donc une offensive de désenclavement qui la voit tenter d’ouvrir un corridor d’influence suivant une diagonale entre une zone contrôlée à l’ouest par la Grèce, grâce aux nombreuses îles que celle-ci possède jusqu’au bout de l’archipel du Dodécanèse, et des espaces à l’est que les autres pays riverains du bassin oriental (Chypre, Liban, Israël et Égypte) se sont déjà en partie partagés (6).
La Turquie au secours du gouvernement de Fayez el-Sarraj en Libye
En dehors des doutes que l’on peut avoir quant à sa régularité, cette stratégie turque téméraire sur mer présente une faille qui réside dans la faiblesse du partenaire qu’elle s’est choisi sur terre. Le gouvernement de Fayez el-Sarraj est depuis le printemps 2019 confronté à une offensive de l’Armée nationale libyenne (ANL) du général Haftar, soutenue par l’Égypte, les Émirats et la Russie (du fait de la présence de mercenaires russes du groupe Wagner), qui est aux portes de Tripoli. Le premier risque qui menace l’accord maritime est ainsi qu’il vienne à disparaître, si d’aventure son signataire libyen était défait militairement. C’est ce qui explique qu’un deuxième protocole d’accord, mettant en place un appui militaire d’Ankara à Tripoli, ait été signé le 27 novembre 2019. Ce texte ne prévoit pas seulement une assistance technique d’Ankara. Approuvé par le Parlement turc en janvier 2020, il permet le déploiement et l’engagement de troupes turques en Libye, aux côtés des forces du GNA. Là encore, la régularité de cet accord est sous le feu de critiques, qui rappellent que l’ONU a décrété un embargo sur les livraisons d’armes à destination des belligérants et a prohibé toute immixtion étrangère dans le conflit libyen (7).
Cela étant, au-delà de la préservation de l’accord maritime, cet accord militaire a une portée plus large qui touche aux équilibres stratégiques de la région. Le gouvernement de Tripoli, proche des Frères musulmans, est en fait l’un des seuls alliés de
L’accord du 27 novembre est une offensive de désenclavement qui la voit tenter d’ouvrir un corridor d’influence suivant une diagonale entre une zone contrôlée à l’ouest par la Grèce, et des espaces à l’est que les autres pays riverains du bassin oriental (Chypre, Liban, Israël et Égypte) se sont déjà en partie partagés.
la Turquie en Méditerranée orientale. Sa chute renforcerait les positions des adversaires d’Ankara dans la zone, notamment du camp des pays arabes sunnites conservateurs : l’Égypte, qui est en très mauvais termes avec le gouvernement de l’AKP depuis la destitution de Mohamed Morsi et l’avènement du régime d’Abdel Fattah al-Sissi, que Recep Tayyip Erdogan ne cesse de qualifier de « putschiste » ; mais aussi l’Arabie saoudite et les Émirats, auxquels la Turquie s’est retrouvée confrontée lorsqu’elle a pris fait et cause pour le Qatar dans la crise du Golfe de l’été 2017. C’est la raison pour laquelle, avant même les protocoles du 27 novembre, Ankara a apporté un soutien constant au cours des derniers mois au gouvernement de Fayez el-Sarraj, en faisant valoir, pour justifier sa position, qu’étant reconnu par l’ONU, il est le seul régime libyen légitime. Depuis la signature du protocole militaire, avant même d’envisager d’envoyer des troupes, le gouvernement turc aurait dépêché en Libye dans l’urgence près de 2000 supplétifs syriens utilisés lors de ses interventions militaires contre les Kurdes en octobre 2019. Il faut dire que la prise de Tripoli par le général Haftar serait également un coup dur pour l’influence turque dans une aire africaine orientale où, après le renversement en 2019 du régime soudanais d’Omar el-Béchir, Ankara a vu ses adversaires arabes rétablir leurs positions à son détriment (8). Perçu comme une posture offensive, l’accord militaire avec Tripoli, pouvant conduire à une intervention militaire turque en Libye, est ainsi parti de préoccupations turques plutôt défensives. Mais il est vrai que Recep Tayyip Erdogan, en s’appuyant sur ses nouvelles « alliances », est parvenu à lui donner une dimension stratégique qui flatte ses ambitions dans la région (9). Profitant de la venue de Vladimir Poutine à Istanbul, le 8 janvier 2020, il a réussi à générer un rapprochement russo-turc pour arbitrer le conflit libyen, qui n’est pas sans rappeler le processus d’Astana en Syrie, Russes et Turcs soutenant aussi dans ce conflit des camps opposés, alors qu’ils tentent de promouvoir le dialogue entre les belligérants. Un tel rapprochement a néanmoins surtout servi les intérêts de Vladimir Poutine, et notamment une fois de plus son ambition d’accroître son influence dans la région. Les prétentions d’Erdogan d’être « un acteur clé pour la paix », mais aussi de protéger son allié de Tripoli, se sont heurtées à la difficulté d’établir un cessez-le-feu durable. Le 19 janvier 2020, en outre, la conférence de Berlin ne s’est soldée que par de maigres résultats, mais a fait entrer les Européens dans le processus de négociations, ce qui pourrait y réduire l’influence turque et profiter au général Haftar (10), ostensiblement soutenu par certains États membres de l’UE, comme la France, qui cherchent à réduire l’implication militaire de la Turquie dans le conflit. La crise libyenne tend donc depuis le début à opposer Ankara à Paris. Les Turcs gardent un mauvais souvenir de l’intervention militaire franco-britannique de 2011 et pensent surtout que les Français, qui avaient surpris en étant à l’initiative de négociations en 2017 et 2018, peuvent devenir des concurrents sérieux lorsque la reconstruction de la Libye et l’exploitation de ses hydrocarbures seront à l’ordre du jour. Il faut voir également que cette conférence a déçu les pays africains frontaliers, mal représentés, et qu’elle a notamment divisé ceux du Maghreb, car si l’Algérie, décidément de plus en plus proche d’Ankara, était bien présente, le Maroc n’y avait pas été convié et la Tunisie avait décliné une invitation apparemment tardive.
Les Turcs gardent un mauvais souvenir de l’intervention militaire francobritannique de 2011 et pensent surtout que les Français peuvent devenir des concurrents sérieux lorsque la reconstruction de la Libye et l’exploitation de ses hydrocarbures seront à l’ordre du jour.
À Idleb, l’heure d’un bilan du processus d’Astana sonne pour la Turquie
Si l’exportation du modèle d’Astana s’avère délicate en Libye, c’est d’abord parce que le contexte géographique est quelque peu différent. En Syrie, l’un des paramètres de l’influence de la Turquie repose sur l’aisance de sa capacité militaire opérationnelle. L’armée turque est ainsi intervenue à trois reprises depuis 2016 dans le Nord-Est de la Syrie, dans des zones frontalières, ce qui lui a permis d’endiguer la poussée des milices kurdes YPG, mais aussi de prendre le contrôle de territoires syriens importants avec l’idée de peser sur le règlement final du conflit. Or, en Libye, compte tenu de l’éloignement, la menace brandie d’une intervention militaire turque comparable à celles qui ont lieu en Syrie risque d’être plus difficile à mettre à exécution sur le plan logistique et s’avérera extrêmement coûteuse sur le plan financier.
Mais par ailleurs, même en Syrie, cette stratégie turque alliant interventions militaires et diplomatie du grand écart avec la Russie a sans doute fait long feu, comme le montre la situation qui prévaut à Idleb. Dernier territoire important tenu par l’opposition syrienne, cette zone de cessez-le-feu dont le contrôle a
été confié, en septembre 2018, à l’armée turque, au terme de l’accord de Sotchi négocié entre la Russie et la Turquie dans le cadre du processus d’Astana, est devenue un véritable cauchemar pour Ankara. L’enclave d’Idleb est en effet le refuge de plus de 3 millions de personnes, pour l’essentiel des civils déplacés, mais aussi le fief de la milice djihadiste Hayat Tahrir al-Cham. De ce fait, elle est sous la pression de plus en plus intense des forces du régime syrien et de leur allié russe qui, pressés d’en finir, y procèdent à des frappes aériennes ou d’artillerie fréquentes, le cas échéant sur des positions tenues par l’armée turque. Celle-ci se retrouve d’autant plus exposée que, face à ce qu’elle considère comme une violation de l’accord de Sotchi, que Recep Tayyip Erdogan a jugé «moribond» le 29 janvier 2020 (11), elle n’a pas hésité à s’impliquer dans le conflit en soutenant les contre-attaques des rebelles. Le 27 février 2020, 33 soldats turcs ont ainsi été tués par une frappe aérienne manifestement destinée à dissuader la Turquie de se maintenir à Idleb. Ce nouveau développement a porté au paroxysme des tensions entre Russes et Turcs déjà vives depuis plusieurs
Si l’exportation du modèle d’Astana s’avère délicate en Libye, c’est d’abord parce que le contexte géographique est quelque peu différent. En Syrie, l’un des paramètres de l’influence de la Turquie repose sur l’aisance de sa capacité militaire opérationnelle.
mois, et a vu ces derniers se souvenir brusquement de l’existence de leurs alliés occidentaux pour leur demander leur appui. Mais l’OTAN s’est contentée d’exprimer en l’occurrence une solidarité formelle tandis que l’UE et ses principaux États membres (France, Allemagne notamment) ont refusé de s’engager dans une crise qui présente « un risque de confrontation militaire internationale majeur » (12). Pourtant, les Européens ont été rattrapés par une autre dimension de la crise, celle des réfugiés. Déçu par leurs atermoiements et bien décidé à les mettre sous pression, Recep Tayyip Erdogan n’a en effet pas hésité à ouvrir ses frontières européennes, y provoquant un afflux immédiat de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le président turc souhaite d’autant plus trouver des appuis pour demeurer à Idleb qu’il redoute qu’un assaut final des forces du régime de Damas ne l’oblige à faire face à un nouvel afflux massif de réfugiés, qui viendrait s’ajouter aux 3,5 millions de Syriens déjà accueillis en Turquie depuis 2011, à l’heure où les Turcs reprochent cet accueil à l’AKP et le lui font sentir dans les urnes, comme l’ont montré les revers qu’il a enregistrés lors des dernières élections municipales de 2019 [sur ces questions, lire l’article de l’auteur dans Diplomatie n° 101, novembre-décembre 2019, p. 12-17]. Toutefois, à terme, en dehors même d’Idleb, se posera la question du sort des territoires syriens dont la Turquie a pris le contrôle à l’issue d’interventions militaires, certes tolérées par Moscou, mais peu appréciées par Téhéran, et dénoncées par Damas comme autant d’atteintes à sa souveraineté. Même si l’État turc a tenté de restaurer et de développer dans ces zones des services et des équipements à destination des populations qui s’y trouvent, voire des réfugiés qu’il encourage à venir s’y installer, il n’a pas vocation à y demeurer éternellement. Et l’on voit mal quels atouts il pourra retirer de ces possessions dans les négociations finales qui interviendront pour mettre un terme à la crise syrienne. Ainsi, le solde du processus d’Astana en Syrie s’annonce plutôt défavorable pour Ankara.
La stratégie russe du compartimentage de ses relations avec la Turquie
Si, dans le monde bipolaire, les deux blocs évitaient la confrontation ouverte
en s’affrontant indirectement lors de guerres périphériques parfois interminables, dans le désordre ambiant qui lui a succédé, il est de plus en plus fréquent de voir des grandes puissances ou des puissances émergentes se servir de conflits régionaux, où elles soutiennent des partenaires rivaux, pour opérer des rapprochements paradoxaux, qui sont censés créer des situations gagnantgagnant leur permettant de transcender leurs désaccords, au détriment d’acteurs tiers. Le processus d’Astana est à bien des égards l’illustration de cette doctrine. Il a permis à ses acteurs russe, turc et iranien de stabiliser pour un temps leurs désaccords potentiels dans le conflit syrien. Ce dernier est dès lors devenu l’occasion d’une convergence favorisant un accroissement de leur influence au Proche-Orient, au détriment de celle des Occidentaux. Mais la perspective d’une victoire de Bachar el-Assad montre bien qu’au bout du compte les bénéfices de cette stratégie ne seront pas les mêmes pour tous. Et ce, d’autant plus que les trois partenaires ne sont pas des puissances identiques. Plus égale entre toutes, comme l’aurait dit Orwell, la Russie sera certainement la première à bénéficier d’un processus de rapprochement qu’elle a assorti, notamment dans sa relation avec son partenaire turc, d’un complexe et subtil processus de compartimentage.
Avant même le lancement du processus d’Astana, à une époque où Ankara apparaissait comme un partenaire beaucoup plus proche des Occidentaux, les experts observaient avec malice que les rencontres au sommet entre leaders turc et russe les voyaient souvent taire leurs désaccords (nombreux) sur le plan stratégique, pour surtout mettre en exergue les succès de leur coopération économique et énergétique. Les origines de cette démarche faisant primer la construction d’une relation pragmatique sur des liens politiques qui peuvent être inconstants sont assez anciennes, puisque les premiers contrats gaziers russo-turcs remontent aux années 1980. Par la suite, dans la période postbipolaire, les Russes ont cherché à éviter que leurs différends avec la Turquie n’affectent les acquis majeurs de leur coopération avec ce pays et les bénéfices variés qu’ils pouvaient en retirer.
L’efficacité de cette démarche sélective a été observée lors de la dernière
Le processus d’Astana (…) a permis à ses acteurs russe, turc et iranien de stabiliser pour un temps leurs désaccords potentiels dans le conflit syrien. Ce dernier est dès lors devenu l’occasion d’une convergence favorisant un accroissement de leur influence au Proche-Orient, au détriment de celle des Occidentaux.
crise politique grave survenue entre les deux pays, causée en novembre 2015 par la destruction d’un Su-24 russe par des F-16 turcs sur la frontière syrienne. La Russie n’a pas hésité à frapper durement la Turquie par des mesures de rétorsion économiques visant certains secteurs sensibles comme les produits alimentaires (tomates, oranges, mandarines…), le tourisme, voire le textile et la confection. Mais jamais Vladimir Poutine, craignant de perdre un client fiable avec lequel son pays s’était attaché à construire de longue date une relation énergétique ambivalente, n’a menacé de priver son voisin des livraisons de gaz russe dont celui-ci dépend pourtant pour plus de la moitié de ses approvisionnements. Ce soin mis à choisir finement la cible des sanctions applicables à la Turquie a amené certains spécialistes à observer non sans humour que les rétorsions russes n’avaient à l’époque pas non plus concerné les noisettes et les citrons turcs, très appréciés pour accompagner la consommation de vodka en Russie (13) ! Plus sérieusement, force est de constater qu’au cours des deux dernières décennies, la Russie a su établir, à son profit, avec la Turquie une coopération de plus en plus structurée, qui au-delà des secteurs économiques courants, touche à des domaines de plus en plus sensibles et politiques. À la dépendance gazière, elle a ajouté une dépendance nucléaire en construisant la centrale d’Akkuyu qui doit permettre en 2023 à Ankara d’accéder à ce type d’énergie dans un Moyen-Orient de plus en plus nucléarisé (14). Enfin, profitant des relations difficiles de la Turquie avec ses alliés américains, Moscou est parvenue, en 2019, à lui vendre des missiles de défense aérienne S-400.
Des relations turco-américaines à la relation Trump-Erdogan
Ce jeu dangereux et fragile de la Turquie avec la Russie est la conséquence de la détérioration de ses relations avec les Occidentaux. Bien que la Turquie demeure membre de l’OTAN [lire notre dossier p. 38], un certain nombre de désaccords durables empoisonnent les relations turco-américaines. Certes, Ankara a rejeté le plan de paix que Donald Trump a dévoilé pour le Moyen-Orient à la fin du mois de janvier 2020, mais il est probable que les Turcs ne se font guère d’illusions sur les projets qui sont ceux, dans la région, d’un président américain qui avait déjà osé transférer antérieurement son ambassade à Jérusalem. En réalité, les désaccords les plus dévastateurs portent sur des questions bilatérales (15).
Le premier d’entre eux concerne le refus de Washington d’extrader Fethullah Gülen, qui reste pour les dirigeants turcs à l’origine de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Recep Tayyip Erdogan voit dans cette attitude des États-Unis une preuve de leur duplicité à son égard, pour ne pas dire de leur implication dans un complot qui a tenté de le renverser. Une autre pomme de discorde est le soutien de Washington aux milices kurdes YPG. Le retrait par Donald Trump de la plus grande partie de ses troupes spéciales du Rojava, en octobre 2019, n’a que partiellement satisfait Ankara dont l’intervention militaire a été bridée par des pressions américaines diverses et n’est pas parvenue à anéantir la zone autonome kurde établie depuis les débuts de la crise syrienne. Enfin, le choc provoqué à Washington par l’achat de S-400 russes par la Turquie alimente la méfiance des États-Unis à l’égard d’un allié qu’ils ont exclu du programme de leur avion de combat F-35.
Les effets nuisibles de cette conflictualité bilatérale sont néanmoins compensés par la bonne relation personnelle qu’entretiennent Recep Tayyip Erdogan et Donald Trump et par les convergences qu’elle laisse espérer. En Libye, comme d’autres pays occidentaux, les États-Unis ont adopté une position ambivalente en reconnaissant le gouvernement de Tripoli, mais en saluant également les résultats qu’aurait obtenus, selon eux, le général Haftar dans la lutte contre le terrorisme. En revanche, à Idleb, où le torchon brûle entre Ankara et Moscou, le soutien américain à la Turquie a été exprimé de façon plus ferme, mais il reste formel. Parallèlement, l’antiaméricanisme des dirigeants turcs a aussi montré ses limites. La réaction d’Ankara à la frappe américaine qui a tué le général iranien Soleimani, le 3 janvier 2020, a surpris par sa modération. Outre la brutalité et la soudaineté de l’initiative américaine, il semble que ce soit aussi le fait qu’elle a émané de Trump en personne qui ait dissuadé Recep Tayyip Erdogan de réagir avec sa virulence habituelle. Dès lors, appelant les deux protagonistes à la retenue, en condamnant de façon confuse « les interventions étrangères, les assassinats, les conflits de factions et les combats sectaires visant à faire de l’Irak un État satellite (16) », la diplomatie turque a d’un coup retrouvé son ton nuancé des années postkémalistes. Des éditorialistes progouvernementaux ont même osé s’en prendre à l’Iran en accusant Barack Obama d’être le vrai responsable de sa montée en force dans la région (17). Mais le profil bas des autorités turques entrait en contradiction avec leur récente annonce tapageuse d’un possible déploiement de troupes en Libye. Difficile de tenir la chaîne diplomatique turque par les deux bouts quand elle traverse des mers et des déserts de complexité, de l’Irak à la Libye en passant par la Syrie et la Méditerranée orientale.