– ANALYSE La Turquie et l’OTAN : une alliance sous hypothèque
Pilier de l’OTAN sur son flanc sud-est, Ankara relâche ses liens politiques et stratégiques avec l’Alliance atlantique et conduit un rapprochement avec la Russie. Mezzo voce, l’appartenance future de la Turquie à cette alliance est désormais remise en question, tant en Europe qu’aux États-Unis. Dans l’immédiat, tous les membres de l’OTAN, y compris Ankara, préfèrent écarter la perspective d’un « Turkish-exit ».
Dans les semaines qui précédèrent le sommet de Londres, un tonitruant entretien d’Emmanuel Macron avec The Economist mit en cause la viabilité politique et stratégique de l’Alliance atlantique. Les propos antérieurs et l’attitude générale de Donald Trump expliquent en partie la tirade du président français sur la « mort cérébrale de l’OTAN ». C’est aussi, et surtout, l’opération menée par Ankara dans le Nord syrien afin d’interdire la constitution d’un régime d’autonomie kurde qui fut à l’origine de cette charge sur l’absence de coordination entre la Turquie et ses alliés. À l’arrière-plan, notons l’affaire des S-400, l’affirmation d’un partenariat turcorusse (énergie, défense, sécurité) et les ambitions d’Ankara en Méditerranée. Depuis, l’irruption turque sur le théâtre libyen a alourdi le contentieux. Assurément, il ne s’agit pas seulement d’une affaire turco-américaine. En conséquence, certains mettent en cause l’appartenance future de la Turquie à l’OTAN. D’autres soulignent le caractère tactique du partenariat Moscou-Ankara et suggèrent que les Alliés prennent en compte les intérêts de sécurité turcs. Il serait cependant illusoire de tout expliquer par des facteurs circonstanciels. Le jeu de bascule turc pouvant produire une rupture d’équilibre, d’autres options stratégiques sont envisagées.
Un lourd contentieux turco-occidental
Longtemps, la Turquie aura fait figure de fidèle allié de l’Occident. Placés sous la menace de l’URSS au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants turcs prirent leurs distances avec l’interprétation nationale-neutraliste du kémalisme et recherchèrent l’alliance américaine. Quand Moscou convoitait une partie de l’Anatolie orientale ainsi que les détroits du Bosphore et des Dardanelles, seule la puissance américaine pouvait garantir la sécurité et l’intégrité territoriale de la Turquie. En contrepartie, celle-ci monterait la garde sur le flanc sud-ouest de l’URSS. Simultanément, sa position stratégique à l’égard d’un Moyen-Orient tenté par le panarabisme et le philosoviétisme constituait un autre avantage. Ainsi la Turquie entra-t-elle dans l’OTAN (1952), non sans réserves de la part des alliés européens. Les exigences de la guerre froide et les avantages géostratégiques offerts par le territoire turc conduisirent à surmonter les préventions, y compris lorsque l’armée, gardienne du temple kémaliste, prit directement le pouvoir. Encore ne faudrait-il pas négliger la récurrence des crises turcoaméricaines à propos des guerres israélo-arabes et de l’invasion de Chypre. La Turquie n’a jamais été une alliée facile.
Avec le recul, il appert que les rapports se sont dégradés au sortir du conflit Est-Ouest, et ce, malgré les promesses d’un partenariat géopolitique au Moyen-Orient et dans l’espace postsoviétique. En 1991, la guerre du Golfe mit en évidence une divergence fondamentale d’appréciation de la situation régionale. Depuis, les dirigeants turcs reprochent aux Américains d’utiliser les Kurdes comme levier géopolitique au MoyenOrient, avec des répercussions en Turquie. L’intervention américaine en Irak (2003) et ses développements aggravèrent ce contentieux. Parvenu au pouvoir l’année précédente, l’AKP y vit la justification d’une politique indépendante, décorrélée des intérêts américains (voir Ahmet Davutoglu et sa doctrine dite de « profondeur stratégique »). La « main tendue » de Barack Obama et, une fois passés les premiers mois du Printemps arabe, les convergences turco-occidentales sur le front syrien semblèrent être l’occasion d’un nouveau départ. Las ! Le président américain renonça à faire respecter sa « ligne rouge » sur l’utilisation d’armes chimiques, ce que Recep Tayyip Erdogan vécut comme un lâchage en rase campagne (2013). L’année suivante, le surgissement de l’« État islamique » bouleversa l’ordre des priorités. Dans les capitales occidentales, la lutte contre le djihadisme sunnite l’emporta sur l’éviction de Bachar el-Assad. Pour ce faire, décision fut prise de s’appuyer sur des milices kurdes syriennes, l’épine dorsale des FDS (Forces démocratiques syriennes), au grand dam de la Turquie qui pointa leurs connexions avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). À Ankara comme dans les capitales occidentales, cette entité fut désignée comme terroriste. Dès lors, les divergences s’accusèrent. La tentative de coup d’État en Turquie, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, et la faiblesse du soutien occidental à Erdogan y furent pour beaucoup. À l’inverse, Vladimir Poutine sut manifester sa solidarité envers son homologue turc. Ainsi les deux pays surmontèrent-ils leur conflit en Syrie, porté au paroxysme quelques mois plus tôt lorsque la chasse turque abattit un bombardier russe ayant violé l’espace aérien national. Depuis, la Turquie compose avec la Russie, soutien du régime de Damas et alliée de l’Iran. Elle est engagée dans le processus d’Astana et le « dialogue » de Sotchi (délimitation de zones d’escalade ; discussions sur l’avenir politique de la Syrie). La relation turco-russe est renforcée par un partenariat énergétique (gazoduc Turkstream et centrale nucléaire d’Akkuyu). Qui plus est, Ankara a décidé d’acquérir des S-400, un système antiaérien russe rival du Patriot américain. En juillet 2019, une première livraison a conduit Washington à exclure la Turquie du programme des F-35, au motif de ne pas exposer cet avion au renseignement russe. En revanche, les sanctions envisagées au titre du CAATS ( Countering American Adversaries Through Sanctions) demeurent en suspens.
Casse-tête turc pour l’OTAN
En l’état des choses, la question se pose de savoir jusqu’où ce conflit peut aller. Lorsqu’il insiste sur le fait que la Turquie remplit les obligations contractées dans le cadre de l’OTAN, minorant ainsi la gravité de la situation, le secrétaire général de cette alliance est dans son rôle. Il n’en reste pas moins que l’essentiel repose sur la qualité des relations entre États membres, plus particulièrement des relations avec les ÉtatsUnis, « hêgemôn » du monde occidental. Comme dans le cas de l’opération menée dans le Nord syrien, avec l’accord de la Maison Blanche, Erdogan s’appuie sur la relation personnelle nouée avec le président américain pour tempérer les ardeurs
Il ne faudrait pas négliger la récurrence des crises turco-américaines à propos des guerres israélo-arabes et de l’invasion de Chypre. La Turquie n’a jamais été une alliée facile.
du Congrès. Républicains et démocrates sont majoritairement décidés à sanctionner la Turquie et ils pourraient avoir le dernier mot. En retour, le président turc menace d’acheter des avions russes et de nouvelles batteries de S-400, ce qui amplifierait le partenariat turco-russe. Madré, Poutine a un temps contenu Damas et ses alliés iraniens en Syrie, afin d’enfoncer un coin entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN. Ainsi l’offensive générale sur la province d’Idleb, où l’armée turque a installé des postes d’observation, a-t-elle été reportée (accord de Sotchi, septembre 2018). Depuis plusieurs mois, ladite offensive a repris : les forces de Damas encerclent les postes d’observation turcs et les armées des deux pays en viennent à l’affrontement (treize morts dans chaque camp au 10 février 2020). Par le fait, les relations turco-russes se tendent.
Au théâtre syrien s’ajoute désormais le libyen [lire aussi l’article de J. Marcou p. 72], Ankara comme Moscou ayant dépêché des mercenaires et livré des équipements. Quand la Russie mise sur le maréchal Haftar, la Turquie soutient Fayez el-Sarraj et le gouvernement de Tripoli, officiellement intronisé par l’ONU. L’une et l’autre seraient-elles capables de renouveler l’alliance objective mise en oeuvre en Syrie, un condominium turcorusse prenant en charge les destinées de la Libye ? À raison, les observateurs insistent sur les limites d’un tel exercice, le caractère personnel de cette alliance et la part des circonstances. Pourtant, les « hommes forts » des deux pays sont toujours susceptibles de s’entendre au détriment des Occidentaux dont ils exploitent les contradictions et les atermoiements, le vide géopolitique qui en résulte ouvrant des perspectives. Si l’irruption de la Turquie en Libye met sous tension le partenariat turco-russe, elle aura des répercussions sur les relations avec les autres États membres de l’OTAN. Et ce d’autant plus que l’auto-affirmation turque en Méditerranée centrale, sur le flanc sud de l’Europe, prolonge ses initiatives dans le bassin oriental. Arc-boutée sur le pseudo-État nord-chypriote, conquis en 1974, la Turquie conteste en effet le domaine maritime de Chypre et la valeur juridique des accords passés entre Nicosie, Athènes et Jérusalem pour délimiter leurs eaux et exploiter leurs gisements gaziers.
Qui plus est, la marine de guerre turque prétend empêcher l’exploitation des eaux chypriotes. Inversement, elle protège les bâtiments envoyés par Ankara dans ces mêmes eaux afin d’explorer leurs ressources gazières. Au demeurant, l’entente entre Ankara et Tripoli ne porte pas sur le seul domaine sécuritaire. La convention militaire du 27 novembre 2019 a été complétée par un accord de délimitation des eaux. Irrespectueux du droit de la mer, il accroît la zone revendiquée par la Turquie au point d’y englober la Crète et nombre d’îles grecques. L’étendue des différends entre la Turquie et ses alliés traditionnels explique que ces derniers explorent d’autres options stratégiques. Précédemment, l’Allemagne avait déplacé les avions engagés dans la coalition contre l’État islamique depuis la base d’Incirlik vers la Jordanie. Assurément, les pays alliés du Moyen-Orient et du Golfe pourraient en partie compenser la perte d’accès aux bases turques. Dans le bassin de la mer Noire, l’alliance avec la Roumanie et le partenariat noué avec l’Ukraine ouvrent d’autres possibilités. En Méditerranée orientale, la Grèce est choyée. Les États-Unis ont négocié un accès élargi aux installations mises à disposition de l’OTAN. Quant à la France, elle est désormais liée à la Grèce par un partenariat stratégique resserré. Enfin, le forum énergétique entre Athènes, Nicosie et Israël pourrait prendre l’allure d’une alliance régionale. Le processus est soutenu par Washington qui a récemment levé son embargo sur les armes à destination de Chypre. Il n’est pas sûr en revanche que la Turquie dispose d’une telle marge de manoeuvre. Sans l’OTAN, elle perdrait de sa profondeur stratégique : la mer Noire et l’espace aérien turc passeraient sous le contrôle russe. De même, un éventuel retrait américain du Moyen-Orient renforcerait l’axe irano-russe, au détriment de la Turquie. Erdogan en est-il conscient ? La métapolitique des « routes de la soie » et le thème néo-ottoman pourraient l’emporter sur le calcul froid des intérêts.
Ne pas insulter l’avenir ?
En somme, il serait faux de penser que les désaccords entre la Turquie et ses principaux alliés de l’OTAN relèveraient d’une « comédie des erreurs », la discussion et la bonne volonté réciproque pouvant avoir raison de malentendus regrettables. Il est vrai que les intérêts de sécurité de la Turquie dans son environnement régional ont été par trop négligés. À l’expérience des faits, il eût probablement fallu concéder une zone d’interdiction aérienne en avant de la frontière turco-syrienne ( in fine, Ankara l’a obtenue). Quant à l’alliance tactique passée entre les puissances occidentales et les forces kurdes, d’emblée dénoncée par les dirigeants turcs, elle s’explique par le refus des premières d’engager plus de forces au sol contre un péril présenté comme absolu. Les contradictions au coeur des sociétés occidentales postmodernes ont ainsi gravement endommagé leur alliance avec la Turquie.
Mais le rapprochement turco-russe pose d’autres questions. Les optimistes y voient un jeu tactique à court terme, réductible aux circonstances et dépendant de l’alchimie personnelle entre Poutine et Erdogan. Ce duo pourrait achopper sur Idleb ou la Libye. D’autres soulignent le caractère global de ce partenariat, les passions anti-occidentales et la montée en puissance du thème eurasiste dans les milieux politico-militaires turcs. De part et d’autre, l’importance de l’OTAN est rappelée. Sans elle, la Turquie aurait moins de valeur à l’égard de la Russie et sa latitude d’action serait plus étroite. Du côté occidental, la géostratégie de la Turquie est bien assimilée. Pour autant, un retour au statu quo ante est improbable. Si l’alliance turco-occidentale se perpétuait, les appétits de puissance de la Turquie demeureraient. À l’avenir, disposer de solutions de rechange sera donc crucial.