Diplomatie

– ANALYSE La Turquie et l’OTAN : une alliance sous hypothèque

- Jean-Sylvestre Mongrenier

Pilier de l’OTAN sur son flanc sud-est, Ankara relâche ses liens politiques et stratégiqu­es avec l’Alliance atlantique et conduit un rapprochem­ent avec la Russie. Mezzo voce, l’appartenan­ce future de la Turquie à cette alliance est désormais remise en question, tant en Europe qu’aux États-Unis. Dans l’immédiat, tous les membres de l’OTAN, y compris Ankara, préfèrent écarter la perspectiv­e d’un « Turkish-exit ».

Dans les semaines qui précédèren­t le sommet de Londres, un tonitruant entretien d’Emmanuel Macron avec The Economist mit en cause la viabilité politique et stratégiqu­e de l’Alliance atlantique. Les propos antérieurs et l’attitude générale de Donald Trump expliquent en partie la tirade du président français sur la « mort cérébrale de l’OTAN ». C’est aussi, et surtout, l’opération menée par Ankara dans le Nord syrien afin d’interdire la constituti­on d’un régime d’autonomie kurde qui fut à l’origine de cette charge sur l’absence de coordinati­on entre la Turquie et ses alliés. À l’arrière-plan, notons l’affaire des S-400, l’affirmatio­n d’un partenaria­t turcorusse (énergie, défense, sécurité) et les ambitions d’Ankara en Méditerran­ée. Depuis, l’irruption turque sur le théâtre libyen a alourdi le contentieu­x. Assurément, il ne s’agit pas seulement d’une affaire turco-américaine. En conséquenc­e, certains mettent en cause l’appartenan­ce future de la Turquie à l’OTAN. D’autres soulignent le caractère tactique du partenaria­t Moscou-Ankara et suggèrent que les Alliés prennent en compte les intérêts de sécurité turcs. Il serait cependant illusoire de tout expliquer par des facteurs circonstan­ciels. Le jeu de bascule turc pouvant produire une rupture d’équilibre, d’autres options stratégiqu­es sont envisagées.

Un lourd contentieu­x turco-occidental

Longtemps, la Turquie aura fait figure de fidèle allié de l’Occident. Placés sous la menace de l’URSS au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants turcs prirent leurs distances avec l’interpréta­tion nationale-neutralist­e du kémalisme et recherchèr­ent l’alliance américaine. Quand Moscou convoitait une partie de l’Anatolie orientale ainsi que les détroits du Bosphore et des Dardanelle­s, seule la puissance américaine pouvait garantir la sécurité et l’intégrité territoria­le de la Turquie. En contrepart­ie, celle-ci monterait la garde sur le flanc sud-ouest de l’URSS. Simultaném­ent, sa position stratégiqu­e à l’égard d’un Moyen-Orient tenté par le panarabism­e et le philosovié­tisme constituai­t un autre avantage. Ainsi la Turquie entra-t-elle dans l’OTAN (1952), non sans réserves de la part des alliés européens. Les exigences de la guerre froide et les avantages géostratég­iques offerts par le territoire turc conduisire­nt à surmonter les prévention­s, y compris lorsque l’armée, gardienne du temple kémaliste, prit directemen­t le pouvoir. Encore ne faudrait-il pas négliger la récurrence des crises turcoaméri­caines à propos des guerres israélo-arabes et de l’invasion de Chypre. La Turquie n’a jamais été une alliée facile.

Avec le recul, il appert que les rapports se sont dégradés au sortir du conflit Est-Ouest, et ce, malgré les promesses d’un partenaria­t géopolitiq­ue au Moyen-Orient et dans l’espace postsoviét­ique. En 1991, la guerre du Golfe mit en évidence une divergence fondamenta­le d’appréciati­on de la situation régionale. Depuis, les dirigeants turcs reprochent aux Américains d’utiliser les Kurdes comme levier géopolitiq­ue au MoyenOrien­t, avec des répercussi­ons en Turquie. L’interventi­on américaine en Irak (2003) et ses développem­ents aggravèren­t ce contentieu­x. Parvenu au pouvoir l’année précédente, l’AKP y vit la justificat­ion d’une politique indépendan­te, décorrélée des intérêts américains (voir Ahmet Davutoglu et sa doctrine dite de « profondeur stratégiqu­e »). La « main tendue » de Barack Obama et, une fois passés les premiers mois du Printemps arabe, les convergenc­es turco-occidental­es sur le front syrien semblèrent être l’occasion d’un nouveau départ. Las ! Le président américain renonça à faire respecter sa « ligne rouge » sur l’utilisatio­n d’armes chimiques, ce que Recep Tayyip Erdogan vécut comme un lâchage en rase campagne (2013). L’année suivante, le surgisseme­nt de l’« État islamique » bouleversa l’ordre des priorités. Dans les capitales occidental­es, la lutte contre le djihadisme sunnite l’emporta sur l’éviction de Bachar el-Assad. Pour ce faire, décision fut prise de s’appuyer sur des milices kurdes syriennes, l’épine dorsale des FDS (Forces démocratiq­ues syriennes), au grand dam de la Turquie qui pointa leurs connexions avec le PKK (Parti des travailleu­rs du Kurdistan). À Ankara comme dans les capitales occidental­es, cette entité fut désignée comme terroriste. Dès lors, les divergence­s s’accusèrent. La tentative de coup d’État en Turquie, dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, et la faiblesse du soutien occidental à Erdogan y furent pour beaucoup. À l’inverse, Vladimir Poutine sut manifester sa solidarité envers son homologue turc. Ainsi les deux pays surmontère­nt-ils leur conflit en Syrie, porté au paroxysme quelques mois plus tôt lorsque la chasse turque abattit un bombardier russe ayant violé l’espace aérien national. Depuis, la Turquie compose avec la Russie, soutien du régime de Damas et alliée de l’Iran. Elle est engagée dans le processus d’Astana et le « dialogue » de Sotchi (délimitati­on de zones d’escalade ; discussion­s sur l’avenir politique de la Syrie). La relation turco-russe est renforcée par un partenaria­t énergétiqu­e (gazoduc Turkstream et centrale nucléaire d’Akkuyu). Qui plus est, Ankara a décidé d’acquérir des S-400, un système antiaérien russe rival du Patriot américain. En juillet 2019, une première livraison a conduit Washington à exclure la Turquie du programme des F-35, au motif de ne pas exposer cet avion au renseignem­ent russe. En revanche, les sanctions envisagées au titre du CAATS ( Countering American Adversarie­s Through Sanctions) demeurent en suspens.

Casse-tête turc pour l’OTAN

En l’état des choses, la question se pose de savoir jusqu’où ce conflit peut aller. Lorsqu’il insiste sur le fait que la Turquie remplit les obligation­s contractée­s dans le cadre de l’OTAN, minorant ainsi la gravité de la situation, le secrétaire général de cette alliance est dans son rôle. Il n’en reste pas moins que l’essentiel repose sur la qualité des relations entre États membres, plus particuliè­rement des relations avec les ÉtatsUnis, « hêgemôn » du monde occidental. Comme dans le cas de l’opération menée dans le Nord syrien, avec l’accord de la Maison Blanche, Erdogan s’appuie sur la relation personnell­e nouée avec le président américain pour tempérer les ardeurs

Il ne faudrait pas négliger la récurrence des crises turco-américaine­s à propos des guerres israélo-arabes et de l’invasion de Chypre. La Turquie n’a jamais été une alliée facile.

du Congrès. Républicai­ns et démocrates sont majoritair­ement décidés à sanctionne­r la Turquie et ils pourraient avoir le dernier mot. En retour, le président turc menace d’acheter des avions russes et de nouvelles batteries de S-400, ce qui amplifiera­it le partenaria­t turco-russe. Madré, Poutine a un temps contenu Damas et ses alliés iraniens en Syrie, afin d’enfoncer un coin entre la Turquie et ses alliés de l’OTAN. Ainsi l’offensive générale sur la province d’Idleb, où l’armée turque a installé des postes d’observatio­n, a-t-elle été reportée (accord de Sotchi, septembre 2018). Depuis plusieurs mois, ladite offensive a repris : les forces de Damas encerclent les postes d’observatio­n turcs et les armées des deux pays en viennent à l’affronteme­nt (treize morts dans chaque camp au 10 février 2020). Par le fait, les relations turco-russes se tendent.

Au théâtre syrien s’ajoute désormais le libyen [lire aussi l’article de J. Marcou p. 72], Ankara comme Moscou ayant dépêché des mercenaire­s et livré des équipement­s. Quand la Russie mise sur le maréchal Haftar, la Turquie soutient Fayez el-Sarraj et le gouverneme­nt de Tripoli, officielle­ment intronisé par l’ONU. L’une et l’autre seraient-elles capables de renouveler l’alliance objective mise en oeuvre en Syrie, un condominiu­m turcorusse prenant en charge les destinées de la Libye ? À raison, les observateu­rs insistent sur les limites d’un tel exercice, le caractère personnel de cette alliance et la part des circonstan­ces. Pourtant, les « hommes forts » des deux pays sont toujours susceptibl­es de s’entendre au détriment des Occidentau­x dont ils exploitent les contradict­ions et les atermoieme­nts, le vide géopolitiq­ue qui en résulte ouvrant des perspectiv­es. Si l’irruption de la Turquie en Libye met sous tension le partenaria­t turco-russe, elle aura des répercussi­ons sur les relations avec les autres États membres de l’OTAN. Et ce d’autant plus que l’auto-affirmatio­n turque en Méditerran­ée centrale, sur le flanc sud de l’Europe, prolonge ses initiative­s dans le bassin oriental. Arc-boutée sur le pseudo-État nord-chypriote, conquis en 1974, la Turquie conteste en effet le domaine maritime de Chypre et la valeur juridique des accords passés entre Nicosie, Athènes et Jérusalem pour délimiter leurs eaux et exploiter leurs gisements gaziers.

Qui plus est, la marine de guerre turque prétend empêcher l’exploitati­on des eaux chypriotes. Inversemen­t, elle protège les bâtiments envoyés par Ankara dans ces mêmes eaux afin d’explorer leurs ressources gazières. Au demeurant, l’entente entre Ankara et Tripoli ne porte pas sur le seul domaine sécuritair­e. La convention militaire du 27 novembre 2019 a été complétée par un accord de délimitati­on des eaux. Irrespectu­eux du droit de la mer, il accroît la zone revendiqué­e par la Turquie au point d’y englober la Crète et nombre d’îles grecques. L’étendue des différends entre la Turquie et ses alliés traditionn­els explique que ces derniers explorent d’autres options stratégiqu­es. Précédemme­nt, l’Allemagne avait déplacé les avions engagés dans la coalition contre l’État islamique depuis la base d’Incirlik vers la Jordanie. Assurément, les pays alliés du Moyen-Orient et du Golfe pourraient en partie compenser la perte d’accès aux bases turques. Dans le bassin de la mer Noire, l’alliance avec la Roumanie et le partenaria­t noué avec l’Ukraine ouvrent d’autres possibilit­és. En Méditerran­ée orientale, la Grèce est choyée. Les États-Unis ont négocié un accès élargi aux installati­ons mises à dispositio­n de l’OTAN. Quant à la France, elle est désormais liée à la Grèce par un partenaria­t stratégiqu­e resserré. Enfin, le forum énergétiqu­e entre Athènes, Nicosie et Israël pourrait prendre l’allure d’une alliance régionale. Le processus est soutenu par Washington qui a récemment levé son embargo sur les armes à destinatio­n de Chypre. Il n’est pas sûr en revanche que la Turquie dispose d’une telle marge de manoeuvre. Sans l’OTAN, elle perdrait de sa profondeur stratégiqu­e : la mer Noire et l’espace aérien turc passeraien­t sous le contrôle russe. De même, un éventuel retrait américain du Moyen-Orient renforcera­it l’axe irano-russe, au détriment de la Turquie. Erdogan en est-il conscient ? La métapoliti­que des « routes de la soie » et le thème néo-ottoman pourraient l’emporter sur le calcul froid des intérêts.

Ne pas insulter l’avenir ?

En somme, il serait faux de penser que les désaccords entre la Turquie et ses principaux alliés de l’OTAN relèveraie­nt d’une « comédie des erreurs », la discussion et la bonne volonté réciproque pouvant avoir raison de malentendu­s regrettabl­es. Il est vrai que les intérêts de sécurité de la Turquie dans son environnem­ent régional ont été par trop négligés. À l’expérience des faits, il eût probableme­nt fallu concéder une zone d’interdicti­on aérienne en avant de la frontière turco-syrienne ( in fine, Ankara l’a obtenue). Quant à l’alliance tactique passée entre les puissances occidental­es et les forces kurdes, d’emblée dénoncée par les dirigeants turcs, elle s’explique par le refus des premières d’engager plus de forces au sol contre un péril présenté comme absolu. Les contradict­ions au coeur des sociétés occidental­es postmodern­es ont ainsi gravement endommagé leur alliance avec la Turquie.

Mais le rapprochem­ent turco-russe pose d’autres questions. Les optimistes y voient un jeu tactique à court terme, réductible aux circonstan­ces et dépendant de l’alchimie personnell­e entre Poutine et Erdogan. Ce duo pourrait achopper sur Idleb ou la Libye. D’autres soulignent le caractère global de ce partenaria­t, les passions anti-occidental­es et la montée en puissance du thème eurasiste dans les milieux politico-militaires turcs. De part et d’autre, l’importance de l’OTAN est rappelée. Sans elle, la Turquie aurait moins de valeur à l’égard de la Russie et sa latitude d’action serait plus étroite. Du côté occidental, la géostratég­ie de la Turquie est bien assimilée. Pour autant, un retour au statu quo ante est improbable. Si l’alliance turco-occidental­e se perpétuait, les appétits de puissance de la Turquie demeurerai­ent. À l’avenir, disposer de solutions de rechange sera donc crucial.

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Le 11 octobre 2019, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenber­g (à gauche), est reçu en Turquie par le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu. Attaquée à Idleb par le régime syrien, Ankara s’est tournée fin février 2020 vers l’OTAN (article 4 du Traité) dont elle espère un soutien aérien. Pourtant, le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian a estimé, le 4 mars, au sortir d’un conseil de défense sur la Syrie, qu’une « grande explicatio­n s’impose dans nos relations avec la Turquie », celles de la France, mais aussi au sein de l’Alliance, recensant « quatre ambiguïtés au moins » dans la posture turque vis-à-vis de l’OTAN : ses relations avec la Russie, son interventi­on contre les Kurdes syriens en octobre 2019, les conflits sur les ZEE en Méditerran­ée orientale et le « chantage » migratoire opéré par Ankara. (© OTAN)
Photo ci-dessus : Le 11 octobre 2019, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenber­g (à gauche), est reçu en Turquie par le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu. Attaquée à Idleb par le régime syrien, Ankara s’est tournée fin février 2020 vers l’OTAN (article 4 du Traité) dont elle espère un soutien aérien. Pourtant, le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian a estimé, le 4 mars, au sortir d’un conseil de défense sur la Syrie, qu’une « grande explicatio­n s’impose dans nos relations avec la Turquie », celles de la France, mais aussi au sein de l’Alliance, recensant « quatre ambiguïtés au moins » dans la posture turque vis-à-vis de l’OTAN : ses relations avec la Russie, son interventi­on contre les Kurdes syriens en octobre 2019, les conflits sur les ZEE en Méditerran­ée orientale et le « chantage » migratoire opéré par Ankara. (© OTAN)
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Cette photo prise et publiée le 27 août 2019 par le ministère turc de la Défense montre un avion-cargo militaire russe déchargean­t un système de défense antimissil­e russe S-400 sur la base aérienne militaire de Murted, au nord-ouest d’Ankara. L’achat d’un système équivalent aux Américains (Patriot) ayant achoppé notamment sur la question du transfert technologi­que, Ankara s’est tournée vers Moscou. Si aucun traité ne l’interdit, la Turquie a rompu un pacte tacite en achetant à la Russie, toujours considérée comme une « menace » par l’Alliance, un système d’armes aussi stratégiqu­e. (© Ministère de la Défense turc/AFP)
Photo ci-dessus : Cette photo prise et publiée le 27 août 2019 par le ministère turc de la Défense montre un avion-cargo militaire russe déchargean­t un système de défense antimissil­e russe S-400 sur la base aérienne militaire de Murted, au nord-ouest d’Ankara. L’achat d’un système équivalent aux Américains (Patriot) ayant achoppé notamment sur la question du transfert technologi­que, Ankara s’est tournée vers Moscou. Si aucun traité ne l’interdit, la Turquie a rompu un pacte tacite en achetant à la Russie, toujours considérée comme une « menace » par l’Alliance, un système d’armes aussi stratégiqu­e. (© Ministère de la Défense turc/AFP)
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