– ANALYSE La « défense du hérisson » : de la naissance de l’OTAN à l’intervention en Afghanistan (1949-2003), les évolutions d’une organisation de sécurité collective originale
En un demi-siècle, l’OTAN a connu bien des évolutions, sous l’impulsion de bouleversements géopolitiques qui l’ont affectée sans qu’elle disparaisse. Quel est le secret de cette longévité ?
On sait combien les symboles importent quand il s’agit pour une structure, une association, un groupe, de se représenter : quand on évoque l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, outre le double acronyme (NATO/OTAN) qui embrasse les abréviations anglaise et française, on voit une rose des vents blanche sur fond bleu, d’où sortent quatre lignes indiquant les points cardinaux. Officiellement adopté en octobre 1953, cet emblème porte des significations à la fois culturelles, politiques et régionales, par le bleu de l’Océan atlantique, le cercle blanc de l’unité entre alliés, et par le compas qui guide vers la paix et la stabilité (2). Pourtant, il existe un autre symbole, qui naît à la même époque et qu’on a pourtant oublié tant il donne au fond une autre image de l’Alliance et de son existence : le hérisson, qui renverrait à un propos d’Eisenhower sur la nécessité qu’avaient les Européens d’adopter « une défense en hérisson », résistant en boule face à une agression d’où qu’elle vienne (3).
Deux symboles, deux postures qui traduisent finalement la complexité et l’ambition que porte l’OTAN dès sa naissance au temps de la guerre froide : à la fois défendre le principe de l’action collective pour garantir la paix dans l’espace euroatlantique et entretenir la capacité militaire à démontrer cette volonté. Cette dualité fonde l’originalité de cette alliance, et lui a sans doute permis de se réinventer à la disparition de son principal adversaire.
Naissance
La signature à Washington, le 4 avril 1949, du Traité de l’Atlantique nord, reste encore un objet d’étonnement diplomatique. Certes, depuis la fin de la guerre en Europe, les circonstances ont changé et les relations entre les quatre Alliés n’ont cessé de se dégrader — surtout avec l’un d’entre eux, l’Union soviétique, dont les visées géopolitiques n’ont pas diminué. Début 1946, la voix prophétique de Winston Churchill évoque un « rideau de fer » qui s’abat sur l’Europe, tandis que le diplomate américain George Kennan rédige un télégramme dans lequel il souligne la vision du monde qu’ont les Soviétiques et où il donne les clés idéologiques de la lutte à venir, celui des démocraties libérales contre la dictature socialiste (4). Pour les pays européens, l’urgence est de maintenir ce qui peut l’être
Le « pacte de Varsovie » répond finalement à ce que l’OTAN promeut. Désormais, dans un monde parfaitement bipolaire se répondent deux idéologies, derrière deux champions, appuyés sur deux alliances militaires. Et des outils de destruction massive, puisque les deux camps se dotent d’armes nucléaires.
de l’alliance victorieuse — et ne pas réitérer les erreurs de la Première Guerre mondiale. La naissance des Nations Unies comme système de sécurité générale semble faire primer l’idée d’une paix mondiale garantie collectivement, mais ce système complète le droit des États à se défendre plutôt qu’il ne s’y oppose. Dès mars 1948, à Bruxelles, est signé un traité militaire entre la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, qui prévoit une assistance militaire automatique en cas d’agression ; cette future « Union de l’Europe occidentale » est la première expérience d’une Europe de la défense, avec un commandement militaire intégré (5). Surtout, ce traité entend démontrer aux Américains que les Européens se tiennent prêts : prêts à répondre à une nouvelle agression, et prêts à ne pas simplement attendre la venue des cousins d’Amérique. De l’autre côté de l’Atlantique, on observe ces mouvements avec intérêt : le sénateur Vandenberg obtient une résolution qui va accompagner ce mouvement en juin 1948. Désormais, il devient possible pour les États-Unis de conclure une alliance militaire en temps de paix. Cette rupture avec la tradition isolationniste qui dominait alors aux États-Unis donne au camp occidental les moyens de s’organiser militairement face au bloc de l’Est.
L’Alliance atlantique est scellée le 4 avril 1949, avec pour premiers signataires et alliés les États-Unis, le Canada, la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, le Royaume-Uni et le Portugal. Le texte est remarquablement court, finement ciselé pour prendre en compte de multiples cas particuliers — comme celui des colonies françaises d’Afrique du Nord —, avec pour spécificité son article 5 qui exprime la solidarité entre les parties en cas d’agression armée : une attaque contre un membre de l’Alliance est une attaque contre tous les alliés, et entraîne une réponse de leur part. L’article précise que chacun des alliés doit prendre les mesures qu’il juge nécessaires et qui ne sont pas forcément militaires — cela pour l’Islande qui ne dispose pas de forces en propre. Cet article 5 définit le principe de défense collective et fonde encore aujourd’hui la valeur et la spécificité de cette alliance, dont les États-Unis sont les grands parrains.
Ouest contre Est
Ce n’est pourtant pas avant 1950 que l’Alliance atlantique va se doter d’une structure propre, ce qu’on appelle l’Organisation du traité de l’Atlantique nord. Dans l’article 9 du Traité, il était prévu un Conseil de l’Atlantique nord où siègent les représentants des Alliés, pouvant se doter d’une administration, mais il faut attendre la guerre de Corée pour qu’on accélère le mouvement. La crainte de voir les Soviétiques répéter ce que l’on a vu en Asie conduit les Américains à installer un commandement militaire intégré en Europe. La première pierre de l’OTAN est posée, sous la forme d’un Grand Quartier général des forces alliées en Europe — SHAPE — d’abord situé dans la région parisienne, près de Versailles, et confié à Eisenhower qui devient le premier commandant suprême des forces en Europe (SACEUR). Mais, pour coordonner les efforts avec les gouvernements et les diplomaties, on établit en 1952 un secrétariat international, confié à un civil — le secrétaire général de l’Organisation. Le premier est Lord Ismay, l’ancien conseiller militaire de Churchill, qui va donner à la fois au poste et à l’organisation une direction particulière. Il joue en effet sur la double nature de l’OTAN, un secrétariat international civil, appuyé par un état-major militaire, qui se trouve donc capable, potentiellement, d’organiser une défense complète et à 360°
de l’espace européen. Cette naissance ne va pas sans difficulté ni obstacle à relever. Dans le traité de Washington, il est précisé que l’Alliance est ouverte à ceux qui souhaitent la rejoindre et, dès 1952, la Grèce et la Turquie intègrent le club. Le 1er avril 1954 (!!!), l’Union soviétique frappe à la porte, mais Ismay rejette sa candidature sous prétexte que l’URSS dans l’OTAN, « ce serait une situation où un voleur déciderait de rejoindre les forces de police » (6). Les choses sont plus compliquées quand il s’agit d’accepter la République fédérale d’Allemagne, en 1955. L’obstacle majeur tient à l’opinion publique française qui demeure dans sa majorité hostile à un réarmement allemand sans contrôle (7). Il faut trouver des artifices, mais Paris y perd de la crédibilité, en tire des frustrations qui vont s’accroître au cours des années suivantes. Cette intégration de l’Allemagne accélère aussi les initiatives soviétiques qui fonctionnent en miroir. Depuis 1945, l’URSS s’était assurée, essentiellement au travers de traités d’amitié bilatéraux, un contrôle politique sur ses pays satellites, renforcé par une mise au pas économique. Cependant, le partenariat stratégique n’avait pas été formalisé : c’est chose faite en mai 1955, quand huit pays de l’Est (l’URSS, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Hongrie, l’Albanie, la Roumanie, la Bulgarie et l’Allemagne de l’Est) annoncent la création d’un commandement militaire unifié, fondé sur une parfaite solidarité en cas d’attaque contre l’un des cosignataires et la possibilité d’élargir le traité sans considération de régime politique. Ce « pacte de Varsovie » répond finalement à ce que l’OTAN promeut. Désormais, dans un monde parfaitement bipolaire se répondent deux idéologies, derrière deux champions, appuyés sur deux alliances militaires. Et des outils de destruction massive, puisque les deux camps se dotent d’armes nucléaires.
Premières dissensions internes
La première crise interne que traverse l’OTAN intervient en 1966 avec la décision de la France de se retirer du commandement intégré et de la structure militaire. Les conséquences sont nombreuses : les bases américaines ferment, les états-majors déménagent. Le Quartier général s’installe à Bruxelles et SHAPE à Mons, en Belgique, où ils sont toujours. Cette déclaration d’indépendance française est pourtant absorbée, car la France demeure un allié politique et garde son siège au Conseil de l’Atlantique nord. Mais il n’en reste pas moins une question sur le degré de confiance que l’on peut accorder à un allié qui propose un « soutien sans participation » (8). D’autant que parallèlement, l’OTAN ne peut faire l’impasse sur les légers progrès qui se dessinent dans les relations Est-Ouest (malgré des crises comme l’invasion de la Hongrie en 1956, et la répression du Printemps de Prague en 1968). En 1967, un rapport rédigé par le ministre belge Pierre Harmel sur les « tâches futures de l’Alliance » propose à l’OTAN une double direction : mener de front une politique favorisant le dialogue et la détente entre les pays de l’Alliance et les pays du pacte de Varsovie tout en conservant une crédibilité dans le domaine de la défense. Le principe est posé : l’OTAN ne se réfugie plus derrière le statu quo en Europe, mais peut contribuer à le faire évoluer. En cela, il accompagne puis complète les politiques nationales, comme l’Ostpolitik du chancelier Willy Brandt ou l’évolution des doctrines militaires — tel le passage des représailles massives à la riposte graduée sous la présidence de Kennedy.
Vents froids et réchauffement en Europe
Mais la détente des années 1970 ne dure pas. L’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, suivie du déploiement de missiles balistiques en Europe — SS-20 russes contre lesquels se positionnent des missiles américains Pershing II —, ravive les tensions. En 1983, l’exercice militaire « Able Archer » conduit de peu les Soviétiques à une surréaction, d’autant que les deux Grands relancent une course aux armements inédite (9). Il faut attendre 1985, avec la nomination de Mikhaïl Gorbatchev comme secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, pour que les efforts de désarmement conduisent par exemple à la signature du Traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) en 1987 (10).
La chute du mur de Berlin, la réunification paisible des deux Allemagnes, la fin du pacte de Varsovie et la dissolution de l’URSS sont autant de moments qui interpellent l’OTAN, sommée de trouver un rôle et une place dans un monde qui n’est plus celui pour lequel elle a été créée. Cette « fin de l’histoire » semble la priver de sa raison d’être. Mais l’Organisation voit dans l’accompagnement et l’appui à la réforme des outils militaires hérités du pacte de Varsovie une tâche pour assurer la sécurité et la stabilité en Europe, tandis que les ex-pays membres de ce pacte aspirent à se doter d’insti
La chute du mur de Berlin, la réunification paisible des deux Allemagnes, la fin du pacte de Varsovie et la dissolution de l’URSS sont autant de moments qui interpellent l’OTAN, sommée de trouver un rôle et une place dans un monde qui n’est plus celui pour lequel elle a été créée.
tutions démocratiques et à rejoindre les organisations de sécurité collective — dont l’Alliance. Les premiers sont la Pologne, la République tchèque et la Hongrie au sommet de Washington en 1999. Cela est autorisé par la mise en place d’un dispositif de partenariats tous azimuts — le Partenariat pour la paix naît en 1994 et le Dialogue méditerranéen, pour les pays du Sud, dix ans plus tard — afin de trouver les possibles coopérations dans le secteur de la réforme des systèmes de défense et de sécurité. Parallèlement, les crises qui naissent dans les Balkans, où les Européens peinent à parler d’une même voix, donnent un rôle à l’OTAN. Elle a pour la première fois de son histoire l’occasion de se tester, mais dans un type de mission pour lequel elle n’avait pas été conçue ; l’OTAN mène sa première campagne aérienne en septembre 1995, suivie du déploiement d’une force multinationale de 60 000 hommes sous mandat de l’ONU pour imposer les accords de Dayton. Et il en sera de même en 1999 pour imposer à la Serbie la reconnaissance de son territoire séparatiste et la protection de la minorité albanophone du Kosovo, avec le déploiement d’une force toujours présente.
La fin des doutes ?
À partir du milieu des années 1990, l’OTAN entame une profonde transformation qui la porte vers un modèle expéditionnaire, prêt à l’emploi. Non sans mal : à l’instar de ce que l’on observe dans chacun des États membres, les outils militaires font les frais de cette période de « dividendes de la paix », avec une réduction des unités, des matériels, des contingents… En quelques années, l’OTAN fond, ses états-majors sont réduits d’une trentaine à neuf et ses plus de 30 000 personnels passent sous la barre de 7 000. Cet amaigrissement de la structure de force et de commandement en fait un outil calibré pour prendre à sa charge des types d’engagements qui deviennent la norme : stabilisation d’États faillis, imposition de la paix et des résolutions de l’ONU… Dans son concept stratégique de 1999, l’Organisation identifie ces nouvelles exigences et se positionne comme acteur incontournable. Les attentats du 11 septembre 2001, la décision de la communauté internationale d’intervenir en Afghanistan puis le choix de certains alliés d’y impliquer l’OTAN à partir de 2003 en sont la conséquence prévisible.
L’évolution de l’OTAN de 1949 à 2002 se lit sous trois angles complémentaires. Le premier est celui de la continuité politique et diplomatique qui unit les deux rives de l’Atlantique au service d’intérêts communs. La fin de la guerre froide ne bouleverse pas ces priorités, car les ÉtatsUnis considèrent alors toujours l’Europe comme un espace qu’il s’agit d’accompagner dans sa quête pour une prospérité et une sécurité communes. L’OTAN sert donc de point d’ancrage par lequel les Américains gardent un oeil et une place en Europe, même si les Européens, au fil du temps, se découvrent des goûts pour une plus large autonomie. Le second angle tient à la transformation des missions de l’Organisation. Certainement, la défense collective prévaut pendant toute la période, mais l’émergence de deux missions complémentaires (gestion de crise et sécurité coopérative) — qui ne seront formalisées que dans le concept stratégique de 2010 ! — traduit un changement de nature plus profond qu’on ne l’imagine. L’OTAN devient un acteur de sécurité global et non plus simplement régional cantonné à la zone euro-atlantique. Enfin, le contexte expéditionnaire renforce l’OTAN comme modèle d’intégration militaire et d’efficacité opérationnelle. L’Organisation s’affirme comme un formidable catalyseur de moyens pour planifier, préparer, conduire des opérations. Cette interopérabilité entre partenaires et alliés n’en rend que plus attractive la garantie de sécurité attachée à l’article 5, car elle prouve que l’OTAN peut et sait faire.
Notes
(1) Ses travaux portent sur l’OTAN, les questions de doctrine militaire, la transformation de la guerre et les nouveaux conflits. (2) https://www.nato.int/60years/emblem. html, consulté le 8 février 2020. (3) https://www.nato.int/cps/fr/natohq/ declassified_136212.htm, consulté le 8 février 2020.
(4) « George Kennan’s Long Telegram », 22 février 1946, U.S. National Archives and Records Administration, Department of State Records (en ligne sur : http://digitalarchive. wilsoncenter.org/document/116178).
(5) Traité de Bruxelles (https://www.cvce. eu/obj/traite/_de/_bruxelles/_17/_ mars/_1948-fr-3467de5e-9802-4b65-8076778bc7d164d3.html).
(6) Sur la demande russe, voir le mémo de Lord Ismay (https://www.nato.int/60years/doc/5Soviet-Union-s-request-to-join%20NATO/ Transcript%20of%20Lord%20Ismay%27s%20 Memo.pdf).
(7) Ces questions liées à la Communauté européenne de défense mériteraient un développement pour lequel nous renvoyons par exemple à Jenny Raflik-Grenouilleau, La IVe République et l’Alliance atlantique : Influence et dépendance (1945-1958), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
(8) Selon l’expression d’Olivier Kempf, L’OTAN au XXIe siècle : La transformation d’un héritage, Monaco, Éditions du Rocher, 2015 (2e édition). (9) Nate Jones, Able Archer 83 : The Secret History of the NATO Exercise That Almost Triggered Nuclear War, New York, New Press, 2016.
(10) Traité dont la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump se sont retirés en 2019, laissant de facto ouvert le risque d’une nouvelle course aux armements.