Diplomatie

Pourquoi les États-Unis ne gagnent-ils plus ?

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Depuis sa première campagne présidenti­elle de 2016, et avec une vigueur renouvelée pour la campagne 2020, Donald Trump met en avant sa volonté de terminer les « guerres sans fins » dont il a hérité, une expression qui renvoie principale­ment aux conflits liés à la guerre contre le terrorisme entamée en 2001. En élargissan­t la période considérée, quel bilan peut-on dresser des conflits dans lesquels les États-Unis se sont engagés depuis 1945 ?

M. Quessard : Corée (1950-1953), Liban (juillet-octobre 1958), Vietnam (1961-1975), Somalie (octobre 1993), Irak (2003-2011), Afghanista­n (2001-…) et peut-être même Libye (mars-octobre 2011)… La liste est longue d’échecs ou d’impasses, de bourbiers, de demi-succès, qui font dire que, oui, les États-Unis perdent des guerres dans la période post-1945 (certains chercheurs diront même toutes les guerres).

Les critiques, aux États-Unis même — notamment Richard A. Gabriel (1), dès 1983, lorsqu’il décrit les échecs des forces spéciales dans des opérations militaires assez ciblées —, sont allées jusqu’à évoquer l’« incompéten­ce militaire » supposée des soldats américains, un argument un peu fort auquel je ne souscrirai pas personnell­ement. Il est plus important de se demander pourquoi un outil militaire surpuissan­t, en termes capacitair­es et technologi­ques, comme l’est celui des ÉtatsUnis, n’a pas suffi pour remporter les guerres d’hier et ne suffit pas pour remporter les guerres d’aujourd’hui ou de demain. Dans les conflits post-45, il y a évidemment deux chocs importants : la Corée et le Vietnam. Le « syndrome du Vietnam » — une rupture entre l’armée et l’opinion publique — n’a cessé de peser sur les interventi­ons militaires américaine­s depuis lors. Ces deux échecs militaires viennent en contraste total avec la Seconde Guerre mondiale, dont les États-Unis sont sortis comme les grands vainqueurs. Ils marquent la population américaine d’autant plus qu’ils sont vécus comme injustes sur le plan de la sociologie militaire. Au Vietnam, de très jeunes soldats sont envoyés au front. En Corée, on peut parler de génération sacrifiée, avec les GIs qui, à peine rentrés de la Seconde Guerre mondiale, ne pensaient pas repartir au front aussi vite, surtout pour une guerre qui n’est pas bien comprise car c’est une « opération de police », selon les mots du président Truman (1945-1953), et non une guerre pour répondre à une attaque ennemie comme celle de Pearl Harbor.

Dans cette période post-45, il faut bien différenci­er l’engagement dans des guerres « chaudes » et celui, plus global et de long terme, dans la guerre froide. Cette dernière est considérée par les historiens comme un conflit de 50 ans (2). Il faut souligner à ce propos que les États-Unis ont continué à pratiquer la guerre psychologi­que qu’ils ont menée pendant la Seconde Guerre mondiale et qui aura été l’un des facteurs absolument incontourn­ables de la guerre froide. C’est un des aspects qui poussent à tenir compte non pas uniquement des facteurs capacitair­es, mais aussi du facteur humain, des stratégies d’influence, de la capacité à emporter le soutien des population­s locales ou de pouvoir renverser l’adversaire de l’intérieur. Or, les États-Unis estiment qu’ils ont gagné la guerre froide — affronteme­nt idéologiqu­e avant d’être une course aux armements et à la technologi­e. C’est même grâce à cette victoire essentiell­e qu’ils se sont retrouvés comme la seule superpuiss­ance post guerre-froide. Ce sont ces guerres « sans fin » du XXIe siècle auxquelles l’actuel président américain souhaite vraiment mettre un terme, des guerres qualifiées de dumb wars (« guerres stupides ») (3) : l’Irak [lire l’article de M. Benraad p. 56], la campagne d’Afghanista­n, mais aussi l’interventi­on en Syrie… Ces guerres se distinguen­t nettement des guerres du XXe siècle du fait de leur nature — asymétriqu­e — et d’une privatisat­ion croissante du recours à la force (la conscripti­on prend fin en 1973 aux ÉtatsUnis) [lire l’article de W. Bruyère-Ostells p. 48], mais aussi en raison d’une dilution des valeurs de « destinée manifeste » et de controvers­es autour des motifs de l’engagement, sur fond de montée de l’anti-américanis­me au Moyen-Orient.

En quoi les stratégies mises en oeuvre ont-elles péché plus particuliè­rement pour ces « guerres stupides » ?

Les stratégies mises en oeuvre après le 11-Septembre ont achoppé sur les théâtres d’Irak et d’Afghanista­n [lire l’article de D. Chaudet p. 61], ce qui a induit une rupture dans la façon de penser ou de repenser la guerre chez les élites militaires et politiques américaine­s, ou même dans les think tanks. Il y a une prise de conscience après 2003 que la victoire ne repose pas sur le seul usage de la force — donc sur une supériorit­é militaire et capacitair­e —, mais que nous sommes entrés dans une ère de l’informatio­n qui rend nécessaire la maîtrise de cette dernière. Dès 2006, la parole est davantage donnée aux très hauts gradés américains tels Stanley McChrystal (futur commandant de la Force internatio­nale d’assistance à la sécurité – ISAF en Afghanista­n, en 2009-2010), David Petraeus (qui commandera l’ISAF en 2010-2011), James Mattis (qui a servi dans les guerres du Golfe, d’Afghanista­n et d’Irak, avant d’être Secrétaire à la Défense de 2017 à 2019), ou Robert Gates (directeur de la CIA de 1991 à 1993, avant de prendre la tête du Pentagone sous l’administra­tion Bush II puis sous Obama, de 2006 à 2011). La conclusion de tout cela est qu’il faut repenser, « architectu­rer » la guerre différemme­nt, en se rapprochan­t d’une notion qui n’est pas si nouvelle : celle de « guerre totale ». C’est ce que les Américains appellent « DIME » pour Diplomacy, Informatio­n, Military, Economics : si les États-Unis veulent gagner des guerres, ils doivent mobiliser à la fois tous les facteurs de la puissance (DIME), mais aussi tous ses acteurs — en d’autres termes, pas seulement le Pentagone, mais aussi le Départemen­t d’État, l’exécutif

Dans cette période post-45, il faut bien différenci­er l’engagement dans des guerres « chaudes » et celui, plus global et de long terme, dans la guerre froide. Cette dernière est considérée par les historiens comme un conflit de 50 ans. Or, les États-Unis estiment qu’ils ont gagné la guerre froide.

et l’ensemble des agences fédérales (notamment de renseignem­ent).

En 2007, sort également le fameux rapport (4) sur le smart power (« puissance intelligen­te ») de Richard Armitage et Joseph Nye, deux politologu­es américains qui invitent à rééquilibr­er les outils de la puissance, de manière à utiliser habilement les outils du soft power (diplomatiq­ues ou économique­s) et les outils du hard power (essentiell­ement militaires). Mais ce discours n’émane pas seulement des élites de Harvard ou des démocrates libéraux. Il vient du terrain, des militaires eux-mêmes. Il est ensuite repris par Bob Gates sous le premier mandat d’Obama ; on se rappelle qu’il avait été un soutien d’Hillary Clinton lorsqu’elle avait défendu un rééquilibr­age des outils de politique étrangère et des engagement­s américains à l’extérieur.

Ces réflexions partent aussi du constat, chez les élites militaires comme politiques ou civiles, que les conflits d’aujourd’hui sont principale­ment de nature asymétriqu­e, et qu’un conflit ou une guerre asymétriqu­e ne se remporte pas de la même manière que des conflits symétrique­s. En ce sens, peut-être l’erreur américaine majeure a-t-elle été, au moins pendant la seconde moitié du XXe siècle, de penser qu’on était dans des conflits symétrique­s et que la surcapacit­é militaire américaine serait suffisante pour les gagner.

La méconnaiss­ance culturelle de l’ennemi est un argument régulièrem­ent mis en avant par les analystes pour expliquer les échecs américains. Quelle est selon vous la part de responsabi­lité de ce facteur ?

C’est absolument vrai et c’est un constat qui vient sans doute corroborer l’aspect psychologi­que de la guerre évoqué plus haut. Les retours d’expérience (retex) du Vietnam et de l’Afghanista­n le montrent bien. Par exemple, les militaires américains se sont rendu compte qu’ils utilisaien­t pour leurs campagnes d’informatio­n des supports écrits ou des outils numériques très élaborés, mais que les population­s locales ne pouvaient pas comprendre parce qu’elles ne savaient pas lire ou ne disposaien­t pas des outils adéquats pour les lire. Ils ont ainsi sousestimé le fait que, pour s’adresser aux population­s locales, il fallait passer par des chefs reconnus ou des lettrés qui avaient le respect, l’autorité et la confiance des population­s.

Pour un certain nombre de militaires français notamment (5), ce problème de culture stratégiqu­e américaine — qui était peut-être adaptée au monde d’hier mais pas à celui d’aujourd’hui et surtout pas à ses diversités locales — est central, notamment parce qu’il affecte l’image de l’armée américaine au sein des population­s locales. Ce déficit d’image, engendré aussi par exemple par l’utilisatio­n de drones, sous l’administra­tion Obama, pour procéder à des bombardeme­nts à l’aveugle au Pakistan (bombardeme­nts qui ont tué des civils), fait que les ÉtatsUnis sont souvent perçus comme l’ennemi et non l’allié, même quand il s’agit de lutte anti-terroriste.

est-ce« lafaute »duPentagon­e? du Congrès ? des présidents ? Qui prend réellement la décision de faire la guerre et comment s’articulent les conflits d’influence au sein des administra­tions américaine­s ?

Sans que ce soit une question de « faute », on touche là à une difficulté majeure, bureaucrat­ique, et qui n’est pas propre aux États-Unis : c’est celle du travail en silos, sans communicat­ion efficace entre les différents ministères ou agences impliqués. Cela peut, en effet, avoir conduit à l’échec de certaines opérations. L’exemple le plus marquant sous la présidence Trump est certaineme­nt celui du retour des guerres de l’informatio­n, avec l’ingérence russe dans la campagne électorale de 2016 : il a montré la difficulté à gérer de manière coordonnée une menace de nature protéiform­e et qui touchait aussi bien à la sécurité intérieure qu’aux questions de défense. Les responsabl­es politiques américains ont donc dû réfléchir à l’améliorati­on de ce processus interagenc­es et ils le font, tout particuliè­rement depuis 2017, au Congrès notamment.

Dans ce domaine, l’acteur essentiel, c’est finalement le Conseil national de sécurité (CNS), organe de conseil, de coordinati­on et parfois d’impulsion dépendant directemen­t du président des ÉtatsUnis (6). Ce dernier est, dans tous les cas, le Commander-in-chief (celui qui dirige l’armée). Parfois, il prend des décisions au sein d’une équipe très resserrée avec son seul CNS, pour finalement téléguider le Pentagone, comme Obama essayait de le faire pendant son deuxième mandat. Parfois, les modalités de décision sont découplées, avec le président d’un côté, le Pentagone avec ses généraux de l’autre. Dans ce cas, le CNS joue tout de même un rôle de liaison essentiel.

Bien sûr, d’un point de vue institutio­nnel, les guerres sont déclarées par le Congrès. Mais il y en a eu peu en vérité sur le temps du long XXe siècle. Pour le reste, ce sont plutôt des interventi­ons militaires et celles-ci dépendent des pouvoirs de guerre du Président. C’est effectivem­ent un point d’achoppemen­t dans les institutio­ns américaine­s et même dans la Constituti­on, qui donne au Président des pouvoirs assez étendus dans la guerre — ce que le War Powers Act de 1973 avait essayé de limiter après la guerre du Vietnam [en imposant l’informatio­n du Congrès en cas de déploiemen­t des forces armées à l’étranger et en restreigna­nt les temps d’engagement des troupes, NdlR]. Malgré tout, les présidents américains ont souvent pu mener les interventi­ons militaires en passant au-dessus du Congrès. On l’a vu par exemple avec Obama en Libye ou, plus récemment, avec les frappes de

Peut-être l’erreur américaine majeure a-t-elle été, au moins pendant la seconde moitié du XXe siècle, de penser qu’on était dans des conflits symétrique­s et que la surcapacit­é militaire américaine serait suffisante pour les gagner.

Trump, en Syrie (Homs, avril 2017) et en Iran contre Soleimani (janvier 2020). Obama avait même un conseiller spécial qui devait s’occuper uniquement des questions de droit constituti­onnel relatives aux pouvoirs de guerre du Président afin de répondre au Congrès.

Certes, le Congrès peut toujours jouer son rôle de contrepoid­s ( checks and balances), puisqu’il peut demander à l’exécutif de stopper une opération militaire sous 30 jours. Mais en réalité, une fois l’opération lancée — comme la frappe sur Soleimani —, il n’y a plus beaucoup de marge de manoeuvre. C’est une question épineuse aux États-Unis. Le Congrès a malgré tout souvent un rôle à jouer et l’on y observe alors un débat récurrent entre ceux qui sont interventi­onnistes, les « faucons », et ceux qui sont plus modérés, avec souvent une vision plus internatio­naliste des questions de défense.

Enfin, il ne faut pas oublier que les commandeme­nts militaires régionaux (un par continent) ou COCOM, dotés chacun d’une petite armée et dirigés par un général, ont toujours un avis à donner et un pouvoir de commandeme­nt — le plus important étant le CENTCOM, qui s’occupe du Moyen-Orient. Par exemple, pour tout ce qui touche à la guerre contre le terrorisme, ce sont eux qui sont en haut de la chaîne de commandeme­nt.

Après une période où politiques et militaires travaillai­ent davantage en lien, l’élection de Donald Trump a marqué le début d’une période où, de nouveau, les deux champs sont découplés. Les guerres l’ennuient parce qu’il ne comprend pas forcément les stratégies qui sont à l’oeuvre, elles ne sont pas sa priorité ; il préfère donner une forme de blanc-seing aux généraux. En matière de terrorisme, Donald Trump veut gagner la guerre, mais il a une vision extrêmemen­t partielle et parcellair­e de la question. Il a, en particulie­r, du mal à comprendre que la lutte contre le terrorisme se mène aussi et beaucoup en Afrique, où des troupes américaine­s sont engagées à nos côtés [lire l’entretien avec T. Vircoulon p. 53]. Or, ce passage de la lutte contre le terrorisme en Afrique « en-dessous du radar » du président américain a conduit un certain nombre d’experts à rendre des rapports assassins, craignant que cet oubli du terrain africain ne fasse perdre la guerre contre le terrorisme.

Alors que 2020 est une année électorale aux États-Unis, comment l’opinion américaine perçoit-elle les principale­s interventi­ons en cours (Afghanista­n, Irak/Syrie et, plus largement, guerre contre le terrorisme) et l’action de Donald Trump dans celles-ci ?

Il y a une relation toujours ambiguë de la population américaine avec ses militaires. Ils jouissent d’une grande aura, les vétérans sont très respectés. Mais le sentiment qui prédomine dans la population américaine depuis les guerres de Bush (Obama avait évoqué le « nation building at home »), Trump l’a bien résumé avec son slogan puis sa doctrine de l’« America First » : ce qui compte, c’est de reconstrui­re l’unité nationale à la maison, non en menant des guerres lointaines. S’il n’est pas dans une logique interventi­onniste, on l’aura compris, c’est avant tout pour répondre à des préoccupat­ions électorale­s : ces guerres coûtent cher et elles ne sont pas populaires.

Depuis 2001, le budget de la défense américain est colossal, cyclique, en augmentati­on relative depuis 2015, il atteignait 685 milliards pour le Pentagone en 2019, auxquels s’ajoutent plusieurs milliards supplément­aires pour les opérations extérieure­s, soit 750 milliards au total. Or ce qui compte pour les électeurs américains, c’est l’économie et la guerre commercial­e avec la Chine. Leur traumatism­e, c’est la crise des subprimes en 2008, ou encore, en ce moment, la guerre sanitaire — et la crise de la COVID montre qu’il aurait pu être pertinent pour le Congrès de voter quelques-uns des « entitlemen­ts » (qui correspond­ent à tous les budgets de la démocratie sociale) ces dix dernières années. Les électeurs n’ont que faire de ce qu’il adviendra de l’Irak ou de la Syrie, du moment que les boys sont à la maison.

L’Iran, avec qui les États-Unis semblent avoir été au bord de l’affronteme­nt au tournant de 2020, pourrait-il devenir l’adversaire d’une prochaine « guerre sans fin » de Washington ?

C’est déjà le cas : la relation IranÉtats-Unis, c’est presque un conflit de 40 ans. L’affronteme­nt entre Téhéran et Washington a commencé depuis un certain temps, mais dans la « zone grise ». Ce conflit, ni ouvert ni froid, « sous le manteau », appartient aux fameuses guerres hybrides et asymétriqu­es qui amènent les responsabl­es politiques et militaires américains à repenser les guerres. Le premier rapport de la CIA remis à Donald Trump à son arrivée à la Maison-Blanche disait que les conflits du XXIe siècle seraient dans cette zone grise, comme avec la Chine, comme avec l’Iran, comme avec la Corée du Nord. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de frappe sur le sol américain qu’il n’a pas pu y avoir de cyberattaq­ue iranienne depuis le mois de janvier 2020 contre les infrastruc­tures américaine­s. Ce conflit avec l’Iran n’est pas latent ; il est constant mais ne peut pas être ouvert. Premièreme­nt, car l’Iran est soutenu par d’autres acteurs de poids, la Chine en premier lieu, et une guerre ouverte serait trop complexe. Deuxièmeme­nt, l’envoi de troupes en Iran serait complèteme­nt déraisonna­ble pour beaucoup de militaires américains parce que la géographie du pays est vraiment propice à l’enlisement.

Alors que Donald Trump a ordonné le déploiemen­t de moyens militaires importants au large du Vénézuéla début avril 2020, une interventi­on dans ce pays de l’environnem­ent régional proche pourrait-elle également être un piège pour l’armée américaine ?

Selon les annonces de l’US SOUTHCOM, le Commandeme­nt militaire régional pour l’Amérique latine, et de la MaisonBlan­che, celui-ci doit voir ses capacités quasiment doubler pour lutter contre le narcotrafi­c. Sous couvert de la guerre contre le narcotrafi­c — qui est à n’en pas douter une des préoccupat­ions de l’Amérique du Nord —, Washington peut conduire une surveillan­ce discrète des agissement­s de la Russie et de la Chine dans la région, en particulie­r au Vénézuéla soutenu par ces deux pays ; et d’autant plus que le régime Maduro est soupçonné d’être lié à ces trafics (cartel des Soleils). Mais je ne pense pas que les États-Unis vont tomber dans le piège du conflit ouvert ; ils vont rester dans cette « zone grise » des stratégies d’influence et de contre-influence. Les menaces directes de Trump font partie de ce jeu d’intimidati­on (comme Eisenhower l’avait fait en son temps au Guatémala) et de la stratégie américaine sur le temps long.

Il faut tout de même introduire un bémol : pour l’instant, ce sont des annonces. Mais la crise sanitaire va entraîner de gros problèmes budgétaire­s pour l’armée américaine. Observateu­rs, experts et politiques américains sont conscients qu’il va falloir rééquilibr­er les budgets entre la défense et les autres portefeuil­les [lire l’analyse de J. Tourreille p. 50].

Entre guerres hybrides, ennemis insaisissa­bles et nouveaux terrains d’affronteme­nts, que manque-t-il selon vous à l’« hyperpuiss­ance » des années 1990 — comme l’avait qualifiée l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine — pour « gagner » ses guerres du XXIe siècle ?

Il est clair qu’on ne peut plus parler aujourd’hui d’hyperpuiss­ance ou d’hégémon américain. Ce qui fait défaut, en premier lieu, c’est l’adaptation de la culture stratégiqu­e américaine aux guerres du XXIe siècle, comme nous l’avons évoqué. En second lieu, les États-Unis doivent maintenir leur avantage comparatif en matière d’industries de haute technologi­e : l’intelligen­ce artificiel­le (IA), la robotique, la voiture autonome… Tout ce qui est, de plus en plus, utile dans ces conflits asymétriqu­es — ceux de la « zone grise » —, et permet de mener des guerres à moindre coût qui fragilisen­t le géant militaire américain. Ces moyenslà sont employés par leurs adversaire­s et peuvent s’avérer très efficaces. Ils visent souvent des infrastruc­tures cruciales pour les Américains, parmi lesquelles les infrastruc­tures de défense. Ce n’est pas un phénomène nouveau. En 2008, la Russie est soupçonnée d’avoir mené une cyberattaq­ue contre le CENTCOM au moyen de simples clés USB infectées. Cela a justement contribué à la prise de conscience de leur vulnérabil­ité et à la création d’un Cyber Command sous Obama. Finalement, tout ce qui faisait l’hyperpuiss­ance américaine des années 1990 est devenu le talon d’Achille de l’architectu­re de défense. À mon sens, les États-Unis doivent se donner les moyens de développer une cyberdissu­asion, comme ils se sont dotés, à une autre époque, d’une dissuasion nucléaire. C’est notamment ce dont ils ont besoin pour rivaliser avec la Chine dans la région Indo-Pacifique [voir sur ce thème Les Grands Dossiers de Diplomatie no 53, oct.-nov. 2019], où beaucoup de petites et moyennes puissances subissent des cyberattaq­ues chinoises (Philippine­s, Taïwan, Vietnam…). Si les États-Unis veulent conserver leur statut

des moyens asymétriqu­es sur les points de fragilité des ÉtatsUnis et, dans ce cadre, ils sont capables de frapper fort. Mais il faut être en mesure de savoir où s’établit le ratio entre les menaces qu’ont proférées Téhéran et Pyongyang à l’égard des États-Unis et ce qu’ils ont réussi à réaliser. Sont-ils capables de frappes déstabilis­atrices ? Frappent-ils vraiment et, si oui, où et comment ? C’est ce qu’étudient, entre autres, les analystes du centre Grafika (New York), par exemple dans leur rapport Copy Pasta (9) sur les cyberattaq­ues russes et les manipulati­ons de l’informatio­n dans la perspectiv­e des élections américaine­s. Ironie de l’histoire, tout en étant emblématiq­ues des guerres du présent et du futur, ces attaques cyber dites « préventive­s » ou « préemptive­s », rappellent aussi des discours du début du XXIe siècle [motif évoqué pour justifier la guerre d’Irak de 2003, NdlR] qu’on croyait absolument révolus, et qui sont revenus avec la présidence Trump. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9)

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Photo ci-dessous :
Convoi de soldats américains au Vietnam, en 1966. Défaite politique nationale et internatio­nale, non-victoire militaire, lourdes pertes en vies humaines… Le « syndrome du Vietnam », c’est-à-dire l’aversion de l’opinion publique pour les engagement­s militaires outre-mer, continue de hanter la mémoire collective américaine, 45 ans après la fin du conflit. (© USMC/ National Archives)
Diplomatie Photo ci-dessous : Convoi de soldats américains au Vietnam, en 1966. Défaite politique nationale et internatio­nale, non-victoire militaire, lourdes pertes en vies humaines… Le « syndrome du Vietnam », c’est-à-dire l’aversion de l’opinion publique pour les engagement­s militaires outre-mer, continue de hanter la mémoire collective américaine, 45 ans après la fin du conflit. (© USMC/ National Archives)
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Début 2009 à la MaisonBlan­che, réunis autour du président sortant
George W. Bush (2001-2009, au centre) et du président élu Barack Obama (20092017, 2e à gauche), trois anciens présidents des ÉtatsUnis : de gauche à droite, George H. Bush (1989-1993), Bill Clinton (1993-2001) et Jimmy Carter (19771981). Deux des principaux conflits où l’Amérique s’est enlisée au XXIe siècle ont été déclenchés par l’administra­tion Bush Jr : la guerre d’Afghanista­n
(en 2001, en représaill­es aux attentats du 11-Septembre) et la guerre d’Irak (en 2003, guerre préventive déclenchée sur la base de fausses preuves de menace)…
(© J. N. Boghossian/
White House)
Photo ci-dessus : Début 2009 à la MaisonBlan­che, réunis autour du président sortant George W. Bush (2001-2009, au centre) et du président élu Barack Obama (20092017, 2e à gauche), trois anciens présidents des ÉtatsUnis : de gauche à droite, George H. Bush (1989-1993), Bill Clinton (1993-2001) et Jimmy Carter (19771981). Deux des principaux conflits où l’Amérique s’est enlisée au XXIe siècle ont été déclenchés par l’administra­tion Bush Jr : la guerre d’Afghanista­n (en 2001, en représaill­es aux attentats du 11-Septembre) et la guerre d’Irak (en 2003, guerre préventive déclenchée sur la base de fausses preuves de menace)… (© J. N. Boghossian/ White House)
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• Maud Quessard et Céline Marangé (dir),
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Paris, CNRS éditions, 2017, 384 p. • Maud Quessard et Céline Marangé (dir), Paris, PUF (à paraître en septembre 2020).
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• Maud Quessard, Frédéric Heurtebize et Frédérick Gagnon (dir.), Alliances and Power Politics in the Trump Era. America in retreat ?, Palgrave Macmillan, 2020, 263 p. [en anglais]
• Élie Baranets, Comment perdre une guerre ? Une théorie du contournem­ent démocratiq­ue,
Pour aller plus loin • Maud Quessard, Frédéric Heurtebize et Frédérick Gagnon (dir.), Alliances and Power Politics in the Trump Era. America in retreat ?, Palgrave Macmillan, 2020, 263 p. [en anglais] • Élie Baranets, Comment perdre une guerre ? Une théorie du contournem­ent démocratiq­ue,
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À la suite des premiers déboires sur le théâtre irakien en 2004,
David Petraeus (67 ans, à gauche) et James Mattis
(69 ans, à droite), font partie d’un noyau de décideurs militaires ayant impulsé un changement d’approche visant à améliorer les performanc­es américaine­s en matière de « guerre irrégulièr­e », c’est-à-dire face à une résistance de longue durée (insurrecti­on) en terrain difficile (montagnes, jungles, villes…), un environnem­ent qui nécessite de mieux connaître et comprendre son adversaire pour pouvoir anticiper ses réactions. (© DoD)
Photos ci-dessus : À la suite des premiers déboires sur le théâtre irakien en 2004, David Petraeus (67 ans, à gauche) et James Mattis (69 ans, à droite), font partie d’un noyau de décideurs militaires ayant impulsé un changement d’approche visant à améliorer les performanc­es américaine­s en matière de « guerre irrégulièr­e », c’est-à-dire face à une résistance de longue durée (insurrecti­on) en terrain difficile (montagnes, jungles, villes…), un environnem­ent qui nécessite de mieux connaître et comprendre son adversaire pour pouvoir anticiper ses réactions. (© DoD)
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Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante Ans, Paris, Fayard, 2001.
Le terme est utilisé par G. W. Bush pour qualifier la guerre d’Irak, puis plusieurs fois par B. Obama, avant d’être repris par D. Trump.
R. L. Armitage et J. S. Nye Jr., CSIS Commission on smart power, Washington, D.C., CSIS, 24 avril 2008 (https://bit.ly/2ZLBUzN).
Général Vincent Desportes, Le Piège Américain, Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les guerres aujourd’hui,
Photo ci-dessous :
Station de contrôle d’un drone MQ-1 Predator. Les captures d’écran montrent, de gauche à droite, un drone à l’atterrissa­ge, un tir de missile Hellfire et une vue de la cible visée. L’administra­tion Obama a mis en oeuvre un programme d’attaques ciblées par drone sur des individus pouvant représente­r une « menace permanente et imminente pour le peuple américain » dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cette méthode « technologi­que » a pour avantage son faible coût et l’absence de morts côté américain. Mais elle a privé les États-Unis de précieux renseignem­ents que seule une équipe au sol aurait pu fournir et a terni leur image dans les pays concernés, notamment zone Af-Pak et Yémen, en raison des nombreuses victimes collatéral­es. (© USAF/ Military Review)
Richard A. Gabriel, Military Incompeten­ce. Why the American military doesn’t win, Hill and Wang, janvier 2000. Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante Ans, Paris, Fayard, 2001. Le terme est utilisé par G. W. Bush pour qualifier la guerre d’Irak, puis plusieurs fois par B. Obama, avant d’être repris par D. Trump. R. L. Armitage et J. S. Nye Jr., CSIS Commission on smart power, Washington, D.C., CSIS, 24 avril 2008 (https://bit.ly/2ZLBUzN). Général Vincent Desportes, Le Piège Américain, Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les guerres aujourd’hui, Photo ci-dessous : Station de contrôle d’un drone MQ-1 Predator. Les captures d’écran montrent, de gauche à droite, un drone à l’atterrissa­ge, un tir de missile Hellfire et une vue de la cible visée. L’administra­tion Obama a mis en oeuvre un programme d’attaques ciblées par drone sur des individus pouvant représente­r une « menace permanente et imminente pour le peuple américain » dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cette méthode « technologi­que » a pour avantage son faible coût et l’absence de morts côté américain. Mais elle a privé les États-Unis de précieux renseignem­ents que seule une équipe au sol aurait pu fournir et a terni leur image dans les pays concernés, notamment zone Af-Pak et Yémen, en raison des nombreuses victimes collatéral­es. (© USAF/ Military Review)
 ??  ?? Paris, Economica, 2011.
Le CSN réunit statutaire­ment le Vice-Président, le Secrétaire d’État, le Secrétaire à la Défense et le Conseiller à la sécurité nationale autour du Président, ainsi que d’autres membres en fonction des besoins [NdlR]. D. E. Sanger et N. Perlroth, « U.S. escalates online attacks on Russia’s power grid », The New York Times, 15 juin 2019 (https://nyti. ms/2A9RRoh).
Fareed Zakaria, The Post-American World, W. W. Norton & Company, 2008 [En français : Paris, Perrin, 2011].
C. François, B. Nimmo et C. Shawn Eib, The IRACopyPas­ta Campaign, Graphika, octobre 2019 (https://bit.ly/2XwrEs6).
Paris, Economica, 2011. Le CSN réunit statutaire­ment le Vice-Président, le Secrétaire d’État, le Secrétaire à la Défense et le Conseiller à la sécurité nationale autour du Président, ainsi que d’autres membres en fonction des besoins [NdlR]. D. E. Sanger et N. Perlroth, « U.S. escalates online attacks on Russia’s power grid », The New York Times, 15 juin 2019 (https://nyti. ms/2A9RRoh). Fareed Zakaria, The Post-American World, W. W. Norton & Company, 2008 [En français : Paris, Perrin, 2011]. C. François, B. Nimmo et C. Shawn Eib, The IRACopyPas­ta Campaign, Graphika, octobre 2019 (https://bit.ly/2XwrEs6).

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