La réconciliation en Europe Usages d’un terme et mutations d’un concept
Depuis la fin du XXe siècle, le rapprochement et la réconciliation sont des horizons d’attente : la paix ne suffit plus. Parfois, sous la pression d’acteurs officiels ou sociétaux, nationaux ou internationaux, sociétés et États en sortie de guerre s’engagent dans cette voie, qui impose à la fois de penser ensemble l’avenir et de porter un regard réflexif et critique sur le passé.
En Amérique latine d’abord, puis en Afrique et sur tous les continents bientôt, des commissions Vérité et Réconciliation ont été mises en place à la suite de la chute des dictatures, de l’abolition de l’apartheid et de la fin de la guerre froide. L’usage du terme de réconciliation a connu une expansion fulgurante au cours des dernières décennies. En 2012, l’Union européenne a reçu le prix Nobel de la paix pour sa contribution à la paix, à la réconciliation et à la démocratie. C’était aussi un appel à poursuivre ses efforts alors que des tensions internes sont toujours vives entre l’Est et l’Ouest du continent et que des conflits ont déchiré ses marges : les guerres dans l’ex-Yougoslavie et les Balkans ; bientôt le conflit ukrainien. Aujourd’hui, cette exigence de réconciliation est fondée sur la mémoire et le refus de l’oubli, sur l’aveu des crimes et la reconnaissance des victimes. Ainsi, la résolution du 2 avril 2009 du Parlement européen déclare que l’intégration européenne est un « modèle de paix et de réconciliation » et que « la réconciliation implique un travail de mémoire ». Celle du 19 septembre 2019 réitère le propos en assurant qu’il n’y a « pas de réconciliation sans travail de mémoire ». Ces textes sont le reflet de notre époque, qui paraît se situer aux antipodes de la conception prédominante dans l’Europe moderne. En effet, la
paix que les traités de Westphalie (1648) visaient à mettre en oeuvre après la guerre de Trente Ans reposait largement sur la clause du perpétuel oubli.
Comment définir la réconciliation ? Quels en sont les acteurs, les formes et les temps ? Telles sont les grandes questions auxquelles les chercheurs travaillant sur la fabrique de la paix et la justice transitionnelle — ensemble de mesures judiciaires et symboliques censées faciliter la démocratisation et la transition au sortir d’une guerre ou d’une dictature — tentent d’apporter des réponses. Rapprochement et réconciliation ont en commun d’être des processus jamais clos, dissymétriques et imparfaits, engageant des acteurs divers à de multiples échelles. Pour la plupart des chercheurs, leur différence se situe dans la relation au passé. Le rapprochement est prioritairement tourné vers l’avenir, tandis que la réconciliation appelle le passé et requiert la mémoire. Il faut cependant distinguer le langage interprétatif contemporain de celui des sources. Ainsi, le terme de réconciliation a parfois été employé par des acteurs soucieux de préparer l’avenir plutôt que de se saisir du passé douloureux. L’un des exemples les plus emblématiques en est sans doute la rencontre du général de Gaulle et du chancelier Adenauer assistant ensemble à une messe à Reims le 8 juillet 1962. Le général devait ensuite faire poser une plaque sur le parvis de la cathédrale déclarant qu’avec le chancelier, il avait « scellé la réconciliation franco-allemande ». Tout aurait donc été définitivement réglé pour l’ensemble des deux peuples ! Si le choix de Reims est une évocation implicite du passé (du sacre des rois jusqu’à l’incendie de septembre 1914 et à la signature de la capitulation nazie par le « IIIe Reich » le 7 mai 1945), les deux responsables politiques n’ont pas mentionné les drames de l’histoire lors de leur rencontre. L’enjeu était de préparer la voie à la coopération bilatérale, ce qui fut fait quelques mois plus tard par la signature du traité de l’Élysée le 22 janvier 1963. Pourtant, ce que nous qualifierions aujourd’hui de geste majeur de « rapprochement » a bel et bien été conçu à l’époque comme un marqueur de réconciliation.
Les études traitant des processus de rapprochement en Europe ont jusqu’à présent surtout porté sur l’après-Seconde Guerre mondiale, voire sur l’après-guerre froide. La contribution majeure des sciences juridiques et politiques à ces travaux l’explique sans doute. Dans une perspective historique, mais résolument interdisciplinaire, il convient d’interroger le temps plus long afin de rechercher des réponses à la question suivante : comment est-on passé d’une réconciliation reposant sur « l’oubli » (le système westphalien) à une conception contemporaine fondée sur la mémoire et parfois l’hypermnésie ? Quels ont été les mots, les gestes, les images employés dans la langue diplomatique et juridique, politique, sociétale et artistique ?
Les évolutions de l’usage du terme « réconciliation »
La réconciliation est une notion importante de la diplomatie moderne au moins depuis les traités de Westphalie, même si le terme n’est pas employé en 1648 : il est question de paix et d’amitié. Il s’agit d’assurer le vivre ensemble de peuples qui se sont entre-déchirés trente ans durant. La réconciliation est alors considérée comme la condition d’une « paix durable » et cette conception s’impose pendant toute la période moderne. Progressivement, dès le XVIIe siècle, le terme de « réconciliation » fait son entrée sur la scène politique et juridique. Jusqu’au XIXe siècle sont signés des « traités de paix » ou « traités de paix et d’amitié », mentionnant parfois explicitement la « réconciliation ». C’est sans doute avec le traité de Francfort (1871), mettant fin à la guerre franco-allemande, qu’on bascule dans une conception de la paix sans amitié ou réconciliation. Le paiement d’indemnités de guerre est en quelque sorte le « prix de la paix » dont le vaincu doit s’acquitter. Quant au traité de Versailles (1919), il établit une paix désignant des coupables, obérant sérieusement les chances de réconciliation. Au moment où le terme paraît sortir du langage diplomatique traditionnel, il revient dans le discours dans le sillage de la diplomatie humanitaire naissante. La codification des règles de
La réconciliation est une notion importante de la diplomatie moderne au moins depuis les traités de Westphalie, même si le terme n’est pas employé en 1648 : il est question de paix et d’amitié. Il s’agit d’assurer le vivre ensemble de peuples qui se sont entre-déchirés trente ans durant.
la guerre s’accélère après la bataille de Solférino (1859). Sous l’impulsion d’Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge, la première convention de Genève de 1864 et les conférences de La Haye de 1899 et de 1907 marquent la naissance de ce nouveau droit international humanitaire. Au seuil des XIXe et XXe siècles, ce sont désormais les milieux pacifistes, féministes et confessionnels qui se font les porte-parole de la réconciliation. Les juristes, sensibles à l’arbitrage international, sont particulièrement attachés à l’idée de « conciliation internationale », formulation qui donnera son nom à l’association créée en 1905 par Paul Henri d’Estournelles de Constant. La fondation de l’International Fellowship of Reconciliation (IFOR) à la veille de la
Grande Guerre témoigne d’un vain mais symbolique effort pour éviter la guerre. Même pendant le conflit, le terme de réconciliation — dans sa version allemande Versöhnung — résiste, et c’est le nom que des militants pacifistes de différentes nationalités, rassemblés en Suisse, donnent à leur revue.
Ce terme, avec d’autres vocables proches tels que « désarmement moral » ou « entente internationale », reste très présent durant l’entre-deux-guerres, porté par des milieux divers de la société civile, des ONG avant la lettre comme la Fondation Carnegie, par des États (la France et l’Allemagne dans la seconde moitié des années 1920) et par la Société des Nations. Il fait aussi l’objet de violentes controverses par ses détracteurs, notamment à l’occasion des commémorations du 11 novembre en France. Au fil des années 1930, il se retrouve progressivement phagocyté par les fascistes et les nationalistes. Le Français Gustave Hervé publie en 1931 un ouvrage intitulé FranceAllemagne. La Réconciliation ou la Guerre, par lequel il en appelle à la réconciliation entre nationalistes français et allemands contre la Russie bolchevique. Le mot est aussi au coeur d’une stratégie de séduction déployée par des proches de Hitler, comme le diplomate Otto Abetz (futur ambassadeur de l’Allemagne en France de 1940 à 1944), à l’égard de la France. Dès la défaite française en 1940, la réconciliation devient le leitmotiv de la
Collaboration (le groupe du même nom a pour devise « Rénovation française – Réconciliation franco-allemande – Solidarité européenne »), quémandant ce que les vainqueurs n’avaient nulle envie d’accorder à des vaincus méprisés. Le mot « réconciliation » a été tellement instrumentalisé par la Collaboration qu’il devient tabou dans l’immédiat aprèsguerre. L’armée britannique met ses soldats en garde contre les « dangers de la réconciliation » sur une affiche datant d’avril 1945. Seuls les milieux confessionnels, en référence au sens chrétien, centré sur le pardon, osent encore évoquer la « réconciliation » lors de messes ou de rassemblements autour de la croix. D’un point de vue politique, c’est par l’iconographie que le motif revient dans les publications officielles françaises pour évoquer le renouveau des relations franco-sarroises. Alors que le terme est tacitement banni, l’idée a survécu. Au fil des années 1950, lors des rencontres de jeunesse ou dans le cadre des jumelages, il est à nouveau question de réconciliation. Les diplomates et les responsables politiques se réapproprient progressivement le terme. La messe dans la cathédrale de Reims, à laquelle de Gaulle et Adenauer assistent, est la première mise en scène de la réconciliation dans les relations franco-allemandes au plus haut niveau.
Les mutations d’un concept
Considéré dans la longue durée, le concept de réconciliation est très fluctuant. Selon les contextes et les temps, il unit ou sépare, suggère des relations
Le concept de réconciliation est très fluctuant. Selon les contextes et les temps, il unit ou sépare, suggère des relations symétriques ou dissymétriques, passe du registre lexical des élites à celui du peuple et se charge en émotion.
symétriques ou dissymétriques, passe du registre lexical des élites à celui du peuple et se charge en émotion.
Dans le discours actuel, la réconciliation renvoie à un vivre ensemble harmonieux qui se démarque d’une simple coexistence. Or un regard rétrospectif montre que la séparation a pu être vue comme la condition et la garante de la réconciliation. L’union politique à laquelle tend la paix de Westphalie repose sur la séparation religieuse. Dans le cas gréco-ottoman, le traité de Londres avec la Sublime Porte (1827) prescrit la séparation des peuples pour assurer la paix — même si la question de la souveraineté politique n’est alors pas remise en cause. Inversement, l’idée de « conciliation » a été développée par des intellectuels allemands et tchèques en Bohême, au début du XIXe siècle (le mouvement « bohémiste ») afin de conjurer la dissociation en train de se profiler.
Dans la plupart des langues européennes, la réconciliation fait étymologiquement référence à la paix, à l’amitié, à l’entente et à l’harmonie, ce qui suggère un effort commun et relativement symétrique des parties en présence pour rétablir le lien. C’est aussi le sens chrétien fondé sur la réciprocité du pardon. La célèbre lettre des évêques polonais à leurs confrères allemands (18 novembre 1965), considérée comme une étape cruciale de la reprise du dialogue, s’articule autour de la phrase « nous pardonnons et demandons pardon », alors même que la Seconde Guerre mondiale avait été fondamentalement dissymétrique par l’ampleur des crimes nazis. D’un point de vue politique, les situations sont toujours déséquilibrées, même quand les responsabilités sont partagées. Les termes allemands de Aussöhnung/Versöhnung reflètent cette asymétrie dans leur étymologie. Ils sont bâtis sur la racine « Sühne » — l’expiation — soulignant la différence de situation entre celui qui expie et celui qui pardonne (ou non). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la main du rapprochement est presque toujours tendue par les vainqueurs aux vaincus (processus franco-allemand ou germano-polonais). Pour l’Allemagne de l’Ouest (la RFA) — la Répulique démocratique
que la réconciliation avait été l’affaire des États, il n’y avait guère eu d’affect ; en devenant l’affaire de tous, elle s’émotionnalise.
La principale mutation du concept de réconciliation est sans doute à rechercher dans son rapport au temps. Tout au long du XIXe siècle et pendant une large partie du suivant, les divers acteurs engagés dans ce processus entendent avant tout préparer l’avenir. Que le terme soit ou non employé, il y a presque systématiquement un temps (de latence), où les blessures du passé sont tues. Il ne s’agit pas d’oubli, mais d’un silence transitoire pour consolider la paix. La réconciliation westphalienne n’est d’ailleurs fondée que sur un « oubli » apparent, de nature juridique, contrebalancé par des pratiques mémorielles : les horreurs de la guerre restent dans la mémoire collective et individuelle. L’éducation doit même reposer sur la transmission du « souvenir des malheurs » afin d’éviter leur renouvellement. Une telle attitude reste caractéristique du XIXe siècle et des années 1920. Après 1945 encore, les discours des personnalités politiques (à Zurich, le 19 septembre 1946, Churchill parle d’un « blessed act of oblivion ») ou sociétales sont tournés vers l’avenir. L’initiateur des jumelages, ancien résistant et survivant de Buchenwald, Lucien Tharradin, écrit en 1950 : « Le passé est trop sombre, essayons de voir ensemble vers l’avenir (1) ». Mais ce n’est qu’une première étape, car, sur la durée, l’oubli du passé équivaudrait à une « seconde culpabilité ». La nature particulière des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, la Shoah notamment, et le rôle des victimes, exigeant au-delà du châtiment des coupables et des réparations la reconnaissance de leur statut de victimes, ont profondément transformé la relation au passé et à la mémoire. L’idée d’une réconciliation se saisissant de la question de la responsabilité, voire de la culpabilité, pour les crimes commis ne naît pourtant pas au cours du second XXe siècle. Le cas des pacifistes réunis autour de la revue suisse Die Versöhnung pendant la Première Guerre mondiale le démontre. Ils ne pensent pas la réconciliation dans une perspective « inter-nationale », mais, par la mise en cause des impérialismes, comme processus transnational. C’est une perspective qu’on retrouve dans le second XXe siècle. Ainsi, Joseph Rovan, ancien résistant d’origine allemande, déporté à Dachau, a souvent rappelé qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une réconciliation franco-allemande, car il n’avait nul besoin de se réconcilier avec les démocrates allemands rencontrés dans les camps, victimes comme lui du nazisme (2). La prise en compte du passé dans sa complexité, pour mieux préparer l’avenir, a peut-être conduit à ébranler le cadre national dans lequel la réconciliation avait été majoritairement perçue depuis le XIXe siècle. (1) (2)