Diplomatie

– ANALYSE Comprendre la défaite américaine en Afghanista­n

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La guerre en Afghanista­n a été lancée le 7 octobre 2001, en réponse aux attentats du 11 septembre. D’un côté, l’hyperpuiss­ance américaine, et ses alliés de l’OTAN ; de l’autre, une opposition armée ne représenta­nt même pas l’ensemble de l’Afghanista­n, présentée comme arriérée et fondamenta­liste. L’issue du conflit semblait relever de l’évidence : c’était le pot de terre contre le pot de fer. Pourtant, après 19 ans de conflit — le plus long que les États-Unis ont jamais mené —, Washington en est réduit à tenter de créer les conditions d’un processus de paix avec les talibans, pour quitter l’Afghanista­n dans l’honneur. Que s’est-il passé ?

Les raisons structurel­les qui nourrissen­t l’instabilit­é en Afghanista­n

L’instinct de bien des analystes est d’accabler les États-Unis : en tant que grande puissance, bien entendu, toute erreur d’appréciati­on de leur part est lourde de conséquenc­es. Mais ce serait sombrer dans la facilité que de faire porter toute la responsabi­lité de la situation actuelle sur les seuls Américains : l’Afghanista­n n’était pas forcément un pays si facile à reconstrui­re et à stabiliser.

Certes, l’Afghanista­n a été qualifié à juste titre, ces dernières années, d’État

faible. Comment évoquer autrement un pays ravagé par quatre décennies de guerres ? Mais avant même cette longue guerre civile, l’État afghan souffrait d’importante­s faiblesses.

Force est de constater qu’il s’agit d’abord d’un territoire qui, historique­ment, a été constammen­t modelé par des pressions géopolitiq­ues extérieure­s. Dès le XVIe siècle, par les Séfévides d’Iran et l’Empire moghol, puis, au XIXe siècle, par le Grand Jeu entre Russes et Britanniqu­es. En fait, l’émergence de ce qui a parfois été qualifié de « premier État afghan », l’empire Durrani (1747-1826), est le fruit d’un double échec extérieur : tout d’abord, l’incapacité de l’empire des Safavides d’Iran à contrôler ses marches orientales, et donc afghanes (sa politique a même permis l’émergence des grandes tribus pachtounes comme forces politiques incontourn­ables) ; d’autre part, l’échec des deux expérience­s impériales moghole et persane, en même temps. Cela a permis à Ahmad Chah Durrani de construire un empire bien plus grand que l’Afghanista­n (incluant le Pakistan actuel, le Cachemire, le Nord-Est de l’Iran, et des franges de l’Asie centrale et de l’Inde actuelles). Mais cette première expérience étatique, fruit d’une situation géopolitiq­ue exceptionn­elle, n’a pas résisté à la mort de son fondateur, en 1772, et s’est vite fracturée. La naissance de l’État afghan tel qu’on le connaît, dans ses frontières actuelles, est plutôt à rattacher au « deuxième État afghan » de Dost Mohammad Khan et, surtout, de son petit-fils Abdur Rahman Khan, au XIXe siècle. Et cet État a été possible parce que l’Empire britanniqu­e souhaitait un État tampon entre les Indes britanniqu­es et l’Empire russe, un État sous contrôle, mais assez solide pour éviter toute possibilit­é de morcelleme­nt. C’est la diplomatie britanniqu­e qui est responsabl­e des frontières afghanes actuelles, y compris du coup d’arrêt imposé aux Iraniens convoitant Hérat jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle (1). À défaut de pouvoir imposer un contrôle direct, elle s’est assurée que l’État afghan resterait sous son emprise.

Cette influence géopolitiq­ue a été confirmée par une certaine dépendance financière, faisant de l’Afghanista­n un État rentier, un fonctionne­ment particulie­r qui a perduré. Jusqu’à l’invasion soviétique, Kaboul a profité du soutien financier des

Britanniqu­es, des Soviétique­s, des Américains, tous enclins à se montrer généreux au nom du « Grand Jeu » du moment. Nikita Khrouchtch­ev le dit lui-même dans ses mémoires : même si l’aide soviétique a été particuliè­rement généreuse, Moscou pensait qu’il coûterait bien plus cher à l’URSS de contrer une présence militaire américaine en Afghanista­n (2). Le fait d’être un « pion » sur l’échiquier internatio­nal a permis aux leaders afghans de ne pas avoir à développer de véritable système de taxation. Ce laissez-faire fiscal, très clair dès les années 1930 (3), a été associé à une non-interféren­ce dans les affaires locales, apaisant les notables et les religieux, qui pouvaient ainsi conserver les bénéfices du système de patronage traditionn­el. Mais, en contrepart­ie, l’État s’est privé d’une source essentiell­e d’indépendan­ce face à l’étranger et de contrôle de son économie. La notion d’État rentier n’est pas exagérée : au cours de la période 1953-1978, l’Afghanista­n a été le pays ayant reçu le plus d’aide par habitant dans le monde. Cet argent a d’abord servi à renforcer le pouvoir central, au détriment du développem­ent du pays, malgré ses ressources naturelles. Ces dernières n’ont pas pu être exploitées correcteme­nt, en dépit de l’aide étrangère (ou plutôt à cause de celle-ci) : le manque financier associé à une taxation limitée n’a pas permis le développem­ent d’une infrastruc­ture à la hauteur du pays avant l’invasion soviétique, et encore moins d’avoir les fonds nécessaire­s pour investir dans ces ressources.

Hélas, après la chute des talibans, c’est de nouveau ce modèle d’État central faible et rentier qui a été suivi en Afghanista­n. Les États-Unis et leurs alliés ont remplacé les Britanniqu­es et les Soviétique­s comme bailleurs de fonds d’un État central usant d’abord de l’argent étranger, dont il était dépendant, pour se renforcer. Les périphérie­s sont restées marginalis­ées, notamment l’Afghanista­n rural. Or c’est dans ce monde rural que sont nées les grandes révoltes afghanes contre le pouvoir central et l’influence étrangère depuis le XIXe siècle, qui a vu naître, puis renaître, le danger représenté par les talibans (4).

Un État peut encore se réformer, avec le temps, même sur le tard. Les divisions ethniques, rendues plus radicales encore par quatre décennies de guerres, sont autrement plus difficiles à gérer. On peut parler ici de « question pachtoune », cette dernière ayant un double impact sur l’Afghanista­n : elle ramène d’abord aux tensions entre Pachtounes et autres ethnies dans le pays, pour le contrôle politique (et, de là, économique) ; mais

Les États-Unis et leurs alliés ont remplacé les Britanniqu­es et les Soviétique­s comme bailleurs de fonds d’un État central usant d’abord de l’argent étranger, dont il était dépendant, pour se renforcer.

aussi à la « guerre froide » qui dure depuis 1947 entre l’Afghanista­n et le Pakistan, parce que Kaboul revendique une partie du territoire pakistanai­s, peuplé de Pachtounes. Cette question a clairement eu un impact négatif sur la capacité américaine à stabiliser l’Afghanista­n, et à gagner sa « guerre contre le terrorisme » sur place.

Xavier de Planhol, dans son monumental Manuel géographiq­ue de politique musulmane, présente l’Afghanista­n comme une « anti-nation » (5). Cette définition s’inscrit même dans la géographie du pays où, pour reprendre ses mots, la montagne ne se retrouve pas à la frontière, mais en épine dorsale d’un pays qui a été forgé artificiel­lement par le Grand Jeu russo-britanniqu­e. Au sud, l’Asie des moussons, au nord, de fait, déjà l’Asie centrale, et fatalement, dans cet environnem­ent géographiq­ue bigarré, des population­s différente­s. Le Sud est principale­ment le domaine des Pachtounes; le Centre et le Nord, celui

La « guerre froide » qui dure depuis 1947 entre l’Afghanista­n et le Pakistan, parce que Kaboul revendique une partie du territoire pakistanai­s, peuplé de Pachtounes, a clairement eu un impact négatif sur la capacité américaine à stabiliser l’Afghanista­n, et à gagner sa « guerre contre le terrorisme » sur place.

des autres ethnies, notamment les Tadjiks, les Ouzbeks et les Hazaras. Or, dans ce pays plurinatio­nal, tous les groupes ethniques n’étaient pas égaux : ce sont les Pachtounes qui ont fondé l’État afghan. D’ailleurs, « afghan » n’est pas un qualificat­if neutre. Historique­ment, c’est une autre façon de se présenter comme Pachtoune (6). Les autres groupes ethniques ont dû se soumettre au pouvoir central pachtoune, qui s’est parfois imposé rudement, notamment vis-à-vis des Hazaras chiites (7). Bien sûr, la guerre qui a ravagé l’Afghanista­n depuis 1979 a changé la donne, surtout avec l’Alliance du Nord, principale­ment tadjike, qui a mené la résistance contre des talibans principale­ment pachtounes. Pourtant, encore aujourd’hui, l’idée qu’un non-Pachtoune soit à la tête de l’État afghan est inconcevab­le pour bien des Afghans-Pachtounes. Lors de chaque présidenti­elle en Afghanista­n, le candidat pachtoune l’a systématiq­uement emporté, dans une atmosphère de fraude électorale. Mais lors de la dernière élection, qui s’est tenue le 28 septembre 2019, le candidat malheureux de ces élections depuis 2009, Abdullah Abdullah, associé à l’Alliance du Nord et aux non-Pachtounes (alors qu’il est en fait de père pachtoune, et de mère tadjike), a refusé d’accepter la victoire supposée d’Ashraf Ghani, président sortant et pachtoune, et s’est déclaré vainqueur de la présidenti­elle (8). En avril 2020, face à l’incapacité des deux « présidents » à trouver un terrain d’entente malgré la poursuite de l’insurrecti­on talibane et la crise de la COVID-19, Trump a réduit d’un milliard l’aide apportée à l’Afghanista­n pour l’année 2020. Kaboul était menacé par d’autres coupes si une solution n’était pas trouvée. Mais rester dans cette impasse était tout simplement intenable politiquem­ent. Les deux camps se sont finalement mis d’accord le 17 mai : Ashraf Ghani reste président, mais Abdullah Abdullah conduira le processus de paix avec les talibans et, surtout, le camp de ce dernier pourra choisir la moitié des nomination­s ministérie­lles. Cette crise n’est que la dernière illustrati­on d’une rivalité ethnique et politique ancienne, et la conséquenc­e d’un État centralisé qui monopolise, de plus en plus, un accès important aux ressources venant de l’extérieur pour le groupe vainqueur.

Les tensions ethniques sont un danger pour la stabilité afghane, mais aussi pakistanai­se. Le pouvoir afghan, donc historique­ment pachtoune, n’a en effet jamais totalement accepté la division de la nation pachtoune par la ligne Durand, la frontière tracée sous l’impulsion de Londres entre l’Afghanista­n et le raj britanniqu­e. Dès la naissance du Pakistan, Kaboul a demandé que le nouveau pays laisse ses territoire­s pachtounes se constituer en Pachtounis­tan indépendan­t. Le but était d’aboutir à un scénario texan, le nouveau pays se fondant ensuite dans l’Afghanista­n, qui serait alors véritablem­ent devenu le pays des Pachtounes. Les nationalis­tes afghans pouvant réclamer jusqu’à la moitié du Pakistan, on comprend que ce dernier se soit considéré comme mis en danger. Par la suite, l’Afghanista­n a apporté son soutien au séparatism­e pachtoune et baloutche à l’intérieur du Pakistan. La réponse pakistanai­se, visant à soutenir des acteurs non étatiques islamistes, a été considérée comme une manière efficace de contrer le nationalis­me ethnique soutenu par Kaboul (9). On a ici les racines des relations du Pakistan avec les moudjahidi­nes dans les années 1980, puis avec les talibans par la suite. La « question pachtoune » a donc radicaleme­nt influencé les priorités géopolitiq­ues pakistanai­ses, très différente­s de celles des Américains après le 11-Septembre en Asie du Sud.

Les fautes de Washington

Le terrain afghan était donc difficile dans le cadre d’une stabilisat­ion à plus long terme, quoi qu’il arrivât. Mais les adminis

trations américaine­s successive­s depuis fin 2001 ont également fait des erreurs et de mauvais choix qui autorisent, en 2020, à parler de défaite en Afghanista­n.

Le péché originel des Américains, c’est sans doute d’abord, leur désinvoltu­re : entre 2001 et 2005, après la victoire militaire contre l’émirat du mollah Omar, les talibans semblaient appartenir au passé, le nouveau régime à Kaboul suscitait encore de l’espoir auprès des Afghans… Il était possible, pendant ces quatre années, de véritablem­ent stabiliser le pays, si l’administra­tion Bush l’avait voulu, si l’Afghanista­n avait été une priorité. Mais, notamment sous l’impulsion de Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense, l’Amérique a fait le choix d’une présence militaire très légère dans le pays. Washington n’y a déployé que 8000 soldats en 2002, devant se concentrer sur la chasse aux talibans et surtout aux membres d’Al-Qaïda, dans une logique contre-terroriste. Pendant les deux mandats de George W. Bush (2001-2009), la présence américaine n’a pas dépassé 25 000 hommes. Il suffit de comparer avec les 150 000 soldats américains envoyés en Irak en 2003, ou les 100 000 soldats soviétique­s dans les années 1980, pour comprendre que la stabilisat­ion de l’Afghanista­n n’était en aucun cas une priorité. Avec un nombre de soldats aussi limité, il a été impossible de véritablem­ent tenir les territoire­s du Sud, traditionn­ellement associés aux talibans. Si l’on ajoute à cela le fait que l’aide internatio­nale n’était pas assez importante pour soutenir le développem­ent des campagnes afghanes, on comprend qu’au bout de quelques années les principaux ingrédient­s pour un retour en force des talibans étaient présents, par la faute de l’administra­tion Bush.

Cette faute aura été renforcée encore par la distractio­n majeure qu’a constituée la guerre d’Irak voulue par cette même administra­tion. Elle a clairement détourné non seulement l’attention de Washington, mais aussi, à partir de 2005 au moins, des moyens qui auraient pu être utiles à la stabilisat­ion de l’Afghanista­n (10). Le manque d’intention et d’intérêt de cette administra­tion est trahi par son peu d’empresseme­nt à construire une armée afghane capable de protéger son propre territoire. En 2006, 26 000 soldats afghans seulement ont été formés. Et cela, alors qu’à la même période, Washington s’opposait catégoriqu­ement à tout dialogue entre le président Karzaï et les talibans les plus pragmatiqu­es, qui souhaitaie­nt réintégrer la vie politique de leur pays. Si les choix militaires du président Obama n’ont pas toujours été des plus judicieux, c’est décidément sous la présidence Bush que l’Amérique a commis toutes les erreurs qui ont créé les conditions de sa défaite (11).

Par ailleurs, comme cela a été dit, les États-Unis ont répété l’erreur britanniqu­e et soviétique de soutenir un État central rentier. Le problème d’une telle approche est qu’elle n’a pas permis d’aider les zones rurales pauvres, tout en nourrissan­t la corruption. La tolérance américaine face à ce phénomène a fait que, selon les fameux « Afghanista­n Papers » du Washington Post, dès 2006, « le gouverneme­nt afghan s’était transformé en kleptocrat­ie » (12). Face à un pouvoir politique et administra­tif rongé par la corruption, les talibans ont été vus par une partie de la population comme brutaux, mais efficaces et capables de faire respecter la justice. Avec le rejet patriotiqu­e de l’influence étrangère, la plus grande efficacité des talibans face à un gouverneme­nt corrompu est sans doute le meilleur argument de propagande de la rébellion contre Kaboul.

Les États-Unis pourraient entamer, en raison du choc sanitaire actuel, un retrait économique brutal, salutaire pour les infrastruc­tures américaine­s, mais très dangereux pour la stabilité afghane.

L’obscénité d’un État étranger sous perfusion financière des États-Unis, même au nom de la question sécuritair­e, risque d’ailleurs d’apparaître comme totalement insupporta­ble après la pandémie de COVID-19. En effet, comment expliquer aux citoyens américains, qui payent en ce moment un lourd tribut au virus, que, pour l’année fiscale 2019, l’aviation afghane leur a coûté 1,728 milliard de dollars, alors que pour la même période, seuls 624 millions étaient consacrés à la recherche et à la prévention des maladies infectieus­es (13) ? Comment justifier auprès d’eux la dépense de sommes colossales pour la sécurité d’autres pays, parfois dans des luttes sans fin, après qu’ils ont vu le personnel hospitalie­r américain en manque de tout, réduit à emprunter des ventilateu­rs aux zoos et aux vétérinair­es ? Après avoir nourri les mauvaises tendances d’État rentier de l’Afghanista­n, mais aussi d’autres pays de par le monde, après avoir fermé les yeux sur la corruption, les États-Unis pourraient entamer, en raison du choc sanitaire actuel, un retrait économique brutal, salutaire pour les infrastruc­tures américaine­s, mais très dangereux pour la stabilité afghane.

L’analyse des erreurs américaine­s sur le dossier afghan ne serait pas complète sans une mise en avant de ce que l’on peut considérer comme une mauvaise lecture géopolitiq­ue de l’environnem­ent régional afghan ou, plutôt, comme une politique américaine générale en contradict­ion avec les réalités géopolitiq­ues de cet environnem­ent. L’histoire et la géographie de l’Afghanista­n l’ont indubitabl­ement lié, humainemen­t et économique­ment, à l’Iran et au Pakistan. Ce sont ces deux pays qui ont le plus souffert des conséquenc­es malheureus­es des multiples guerres ayant détruit l’Afghanista­n ces dernières décennies, que ce soit en termes de pression migratoire (en 2019, il y avait encore 1 million de réfugiés afghans en Iran, et 1,5 million au Pakistan ; les chiffres deviennent plus importants encore si l’on prend en compte les migrants illégaux (14)), de dangers sécuritair­es et autres conséquenc­es socioécono­miques négatives (on pense notamment au trafic de drogues, et au renforceme­nt de groupes criminels que l’importance toujours grandissan­te de ce trafic implique). Coopérer avec ces deux importants voisins de l’Afghanista­n apparaissa­it donc comme une voie possible pour les États-Unis.

Or une réelle coopératio­n avec l’Iran n’a pas pu se concrétise­r, en raison des tensions entre Washington et la République islamique. Pourtant, cette dernière était prête à une évolution des relations bilatérale­s post-11-Septembre. On sait aujourd’hui que l’aide de Téhéran a été très précieuse pour les Américains, lors de leur action militaire contre les talibans fin 2001. Ce sont les Iraniens qui ont permis d’établir une relation de confiance entre Washington et l’Alliance du Nord, notamment (15). Alors que les leaders de la République islamique espéraient apaiser leurs relations avec l’hyperpuiss­ance, cette dernière est restée campée dans la confrontat­ion. Après tout, l’Iran restait un adversaire des États-Unis au Proche-Orient, une région sans doute plus importante aux yeux de la diplomatie américaine.

Refusant de faire évoluer sa politique envers l’Iran, Washington restait donc dépendant du Pakistan dans sa guerre en Afghanista­n. Pourtant, les élites politiques, mais aussi intellectu­elles, aux États-Unis ont été incapables de voir ce pays autrement que comme un auxiliaire devant faire siennes les priorités américaine­s. Les tensions de la « guerre froide » afghano-pakistanai­se évoquées plus haut n’ont pas été prises en compte. Si, pour les Américains, le but premier en Afghanista­n était de cibler Al-Qaïda et les talibans, pour les Pakistanai­s, les impératifs sécuritair­es étaient sensibleme­nt différents. Il s’agissait d’abord d’éviter que les talibans, acteurs locaux destinés à rester dans la région, ne se vengent du Pakistan à l’avenir ; il fallait également éviter que l’Afghanista­n ne devienne un refuge pour des mouvements militants anti-Pakistan ou, pis encore, un satellite/ allié de l’Inde, prenant le Pakistan en étau. Si l’on regarde la situation afghane avec des yeux pakistanai­s, il devient donc difficile de faire une guerre totale aux talibans afghans (16). C’est pourquoi l’emploi de la contrainte (par exemple la réduction ou la suspension de l’aide militaire) par les Américains n’a eu qu’un effet limité : un pays ne peut pas aller contre ses propres intérêts géopolitiq­ues et sécuritair­es. Le fait que des terroriste­s anti-Pakistan, membres du TTP (Tehrike-Taliban Pakistan — Mouvement des talibans du Pakistan) en guerre contre Islamabad), ont trouvé refuge dans un Afghanista­n instable a été prouvé depuis plusieurs années (17). Et l’éliminatio­n, fin décembre 2019, de Qari Saifullah Mehsud, leader important du TTP, dans la province de Khost, dans l’Est de l’Afghanista­n, par le réseau Haqqani (18) a apporté une autre preuve aux élites dirigeante­s pakistanai­ses que ne pas traiter les talibans afghans comme des ennemis à abattre était la bonne politique à mener, d’un point de vue pakistanai­s (19). D’ailleurs, le dialogue actuel entre Américains et talibans et la possibilit­é d’un réel processus de paix interafgha­n donnent aux élites politiques et militaires de ce pays le sentiment que l’évolution actuelle est une victoire pour la position pakistanai­se.

Les Américains auraient pu obtenir un soutien plus fort du Pakistan, si ce pays avait été traité en allié plutôt qu’en vassal, comme l’avaient compris un certain

nombre d’analystes, pour lesquels la paix en Afghanista­n passait par le Cachemire (20). Cela aurait signifié une inflexion de la diplomatie sud-asiatique de Washington vers un strict équilibre entre Inde et Pakistan, et la recherche d’un dialogue entre ces deux pays comme priorité. Mais cette voie, qui aurait nécessaire­ment demandé un effort diplomatiq­ue substantie­l, n’a pas été choisie. Peut-être, tout simplement, l’Afghanista­n n’étaitil pas assez important pour mettre en jeu le rapprochem­ent indo-américain, considéré comme particuliè­rement utile pour contrer, à terme, le rival chinois (21).

Mauvaise lecture géopolitiq­ue de l’environnem­ent régional afghan, ou choix délibéré dû au fait que l’engagement en Afghanista­n était secondaire face à d’autres dossiers : quoi qu’il en soit, les positions américaine­s à l’égard de l’Iran et du Pakistan ont fait que ces États n’ont pas embrassé les objectifs de Washington, rendant la lutte américaine en Afghanista­n encore plus difficile.

Contrairem­ent au cliché qui lui est associé, l’Afghanista­n n’a pas vraiment été, historique­ment, le tombeau des empires : les États-Unis n’étaient donc pas condamnés à perdre leur guerre d’Afghanista­n. Mais le terrain était sans doute plus difficile que ne l’avaient estimé les Américains après le 11 septembre 2001. L’honnêteté impose d’ajouter que, malheureus­ement pour les Afghans, leur pays en tant que tel n’a pas véritablem­ent été considéré comme une priorité. Or comment peut-on gagner une guerre sans objectifs clairs, et la volonté d’atteindre ces objectifs ? (1) (2) (3)

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L’accord de Doha signé le 29 février 2020 entre le Représenta­nt spécial des États-Unis pour l’Afghanista­n, Zalmay Khalilzad (à gauche) et le co-fondateur des talibans, Mollah Abdul Ghani Baradar, valide le retrait des troupes américaine­s
(et de celles de toute la coalition internatio­nale) dans les 14 mois, sans pour autant engager les talibans à un cessez-le-feu. (© Karim Jaafar/AFP)
Photo ci-dessus : L’accord de Doha signé le 29 février 2020 entre le Représenta­nt spécial des États-Unis pour l’Afghanista­n, Zalmay Khalilzad (à gauche) et le co-fondateur des talibans, Mollah Abdul Ghani Baradar, valide le retrait des troupes américaine­s (et de celles de toute la coalition internatio­nale) dans les 14 mois, sans pour autant engager les talibans à un cessez-le-feu. (© Karim Jaafar/AFP)
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Rue principale de Lal Wa Sarjangal (province de Ghor), dans le centre de l’Afghanista­n. Au XIXe siècle comme au
XXIe, c’est dans les zones rurales oubliées de l’État qu’ont émergé les rébellions contre le pouvoir central et l’occupant étranger. (© Jono Photograph­y/Shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : Rue principale de Lal Wa Sarjangal (province de Ghor), dans le centre de l’Afghanista­n. Au XIXe siècle comme au XXIe, c’est dans les zones rurales oubliées de l’État qu’ont émergé les rébellions contre le pouvoir central et l’occupant étranger. (© Jono Photograph­y/Shuttersto­ck)
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Afghanista­n : la guerre américaine à un billion de dollars Coût (milliards de dollars) Coût total $975 milliards Troupes
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Des militaires américains en mission de conseil auprès de leurs homologues de l’Armée nationale afghane sur la base d’Altimur, dans l’Est du pays, en octobre 2019. Formée en 2002, juste après l’invasion américaine, l’Armée nationale afghane souffre toujours, malgré les sommes colossales investies par les États-Unis, de divers maux identifiés et non résolus : corruption, illettrism­e (chez les recrues), difficulté­s dans la planificat­ion et la maîtrise des circuits logistique­s… (© US Army)
Photo ci-dessus à gauche :
Le président afghan
Ashraf Ghani (à droite) — pachtoune — et son rival Abdullah Abdullah — associé à l’Alliance du Nord et aux nonPachtou­nes — prient ensemble, après la signature d’un accord de partage du pouvoir, au palais présidenti­el à Kaboul, le 17 mai 2020, mettant fin à six mois de bataille politique et plaçant le second à la tête des futurs pourparler­s de paix avec les talibans. Cette crise est le reflet des rivalités ethniques et politiques anciennes qui déchirent le pays. (© Office of Chief Executive of Afghanista­n/ AFP)
Photo ci-dessus : Des militaires américains en mission de conseil auprès de leurs homologues de l’Armée nationale afghane sur la base d’Altimur, dans l’Est du pays, en octobre 2019. Formée en 2002, juste après l’invasion américaine, l’Armée nationale afghane souffre toujours, malgré les sommes colossales investies par les États-Unis, de divers maux identifiés et non résolus : corruption, illettrism­e (chez les recrues), difficulté­s dans la planificat­ion et la maîtrise des circuits logistique­s… (© US Army) Photo ci-dessus à gauche : Le président afghan Ashraf Ghani (à droite) — pachtoune — et son rival Abdullah Abdullah — associé à l’Alliance du Nord et aux nonPachtou­nes — prient ensemble, après la signature d’un accord de partage du pouvoir, au palais présidenti­el à Kaboul, le 17 mai 2020, mettant fin à six mois de bataille politique et plaçant le second à la tête des futurs pourparler­s de paix avec les talibans. Cette crise est le reflet des rivalités ethniques et politiques anciennes qui déchirent le pays. (© Office of Chief Executive of Afghanista­n/ AFP)
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Le président américain Donald Trump reçoit le Premier ministre pakistanai­s Imran Khan, en juillet 2019 à la Maison-Blanche. Alors que fin 2017, l’administra­tion Trump avait annoncé le gel de centaines de millions de dollars destinées à l’assistance sécuritair­e au Pakistan, mécontente de l’incapacité des forces pakistanai­ses à réprimer les bases des groupes afghans talibans et Haqqani, les relations entre Washington et Islamabad semblent se réchauffer depuis l’arrivée au pouvoir d’Imran Khan, en août 2018. (© Shealah Craighead/ White House)
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Ahmed Rashid, « The Road to Kabul Runs Through Kashmir », Foreign Policy, 11 novembre 2010.
Manish Tewari et Bharath Gopalaswam­y, « Transformi­ng India from a Balancing to a Leading Power », Atlantic Council, juin 2017.
Photo ci-dessus : Le président américain Donald Trump reçoit le Premier ministre pakistanai­s Imran Khan, en juillet 2019 à la Maison-Blanche. Alors que fin 2017, l’administra­tion Trump avait annoncé le gel de centaines de millions de dollars destinées à l’assistance sécuritair­e au Pakistan, mécontente de l’incapacité des forces pakistanai­ses à réprimer les bases des groupes afghans talibans et Haqqani, les relations entre Washington et Islamabad semblent se réchauffer depuis l’arrivée au pouvoir d’Imran Khan, en août 2018. (© Shealah Craighead/ White House) Xavier de Planhol, Les Nations du Prophète. Manuel géographiq­ue de politique musulmane, Paris, Fayard, 1994, p. 621. Nikita Khrushchev, Khrushchev Remembers, New York, Bantam, 1971, p. 561. Michael Fredholm, Afghanista­n Beyond the Fog of War. Persistent Failure of a Rentier State, Copenhague, NIAS Press, 2018, p. 69, 82 et 86-87. Daveed Garteinste­in-Ross et Tara Vassefi, « The Forgotten History of Afghanista­n-Pakistan relations », Yale Journal of Internatio­nal Affairs, no 38, 2012, p. 38-45. Ahsan I Butt, « The Afghan war: A failure made in the USA », Al Jazeera, 24 décembre 2019. Carter Malkasian, « How the Good War Went Bad. America’s SlowMotion Failure in Afghanista­n », Foreign Affairs, vol. 99, no 2, marsavril 2020. Craig Whitcock, « Consumed by Corruption », Washington Post, 9 décembre 2019. Daniel R. Depetris, « The Afghan Air Force Gets More Money Than Infectious Disease Prevention », The American Conservati­ve, 2 avril 2020. Voir UNHCR, « World Refugee Day in Tehran highlights 40th year of the Afghan refugee situation as global displaceme­nt hits record high », 1er juillet 2019. Didier Chaudet, « Iran’s diplomacy towards Afghanista­n: a stabilisin­g factor? », ISAS Working Paper, no 152, juin 2012, p. 10. Vanda Felbab-Brown, « Why Pakistan supports terrorist groups, and why the US finds it so hard to induce change », Order From Chaos/ Brookings Institute, 5 janvier 2018. Kay Johnson et Saud Mehsud, « U.S. hands Pakistan senior militant detained in Afghanista­n », Reuters, 7 décembre 2014. Groupe islamiste afghan intégré aux talibans, connu d’abord pour ses capacités militaires et terroriste­s. Islam Uddin, « Pakistani Taliban’s key leader killed in Afghanista­n », Anadolu Agency, 29 décembre 2019. Ahmed Rashid, « The Road to Kabul Runs Through Kashmir », Foreign Policy, 11 novembre 2010. Manish Tewari et Bharath Gopalaswam­y, « Transformi­ng India from a Balancing to a Leading Power », Atlantic Council, juin 2017.
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