– ANALYSE Comprendre la défaite américaine en Afghanistan
La guerre en Afghanistan a été lancée le 7 octobre 2001, en réponse aux attentats du 11 septembre. D’un côté, l’hyperpuissance américaine, et ses alliés de l’OTAN ; de l’autre, une opposition armée ne représentant même pas l’ensemble de l’Afghanistan, présentée comme arriérée et fondamentaliste. L’issue du conflit semblait relever de l’évidence : c’était le pot de terre contre le pot de fer. Pourtant, après 19 ans de conflit — le plus long que les États-Unis ont jamais mené —, Washington en est réduit à tenter de créer les conditions d’un processus de paix avec les talibans, pour quitter l’Afghanistan dans l’honneur. Que s’est-il passé ?
Les raisons structurelles qui nourrissent l’instabilité en Afghanistan
L’instinct de bien des analystes est d’accabler les États-Unis : en tant que grande puissance, bien entendu, toute erreur d’appréciation de leur part est lourde de conséquences. Mais ce serait sombrer dans la facilité que de faire porter toute la responsabilité de la situation actuelle sur les seuls Américains : l’Afghanistan n’était pas forcément un pays si facile à reconstruire et à stabiliser.
Certes, l’Afghanistan a été qualifié à juste titre, ces dernières années, d’État
faible. Comment évoquer autrement un pays ravagé par quatre décennies de guerres ? Mais avant même cette longue guerre civile, l’État afghan souffrait d’importantes faiblesses.
Force est de constater qu’il s’agit d’abord d’un territoire qui, historiquement, a été constamment modelé par des pressions géopolitiques extérieures. Dès le XVIe siècle, par les Séfévides d’Iran et l’Empire moghol, puis, au XIXe siècle, par le Grand Jeu entre Russes et Britanniques. En fait, l’émergence de ce qui a parfois été qualifié de « premier État afghan », l’empire Durrani (1747-1826), est le fruit d’un double échec extérieur : tout d’abord, l’incapacité de l’empire des Safavides d’Iran à contrôler ses marches orientales, et donc afghanes (sa politique a même permis l’émergence des grandes tribus pachtounes comme forces politiques incontournables) ; d’autre part, l’échec des deux expériences impériales moghole et persane, en même temps. Cela a permis à Ahmad Chah Durrani de construire un empire bien plus grand que l’Afghanistan (incluant le Pakistan actuel, le Cachemire, le Nord-Est de l’Iran, et des franges de l’Asie centrale et de l’Inde actuelles). Mais cette première expérience étatique, fruit d’une situation géopolitique exceptionnelle, n’a pas résisté à la mort de son fondateur, en 1772, et s’est vite fracturée. La naissance de l’État afghan tel qu’on le connaît, dans ses frontières actuelles, est plutôt à rattacher au « deuxième État afghan » de Dost Mohammad Khan et, surtout, de son petit-fils Abdur Rahman Khan, au XIXe siècle. Et cet État a été possible parce que l’Empire britannique souhaitait un État tampon entre les Indes britanniques et l’Empire russe, un État sous contrôle, mais assez solide pour éviter toute possibilité de morcellement. C’est la diplomatie britannique qui est responsable des frontières afghanes actuelles, y compris du coup d’arrêt imposé aux Iraniens convoitant Hérat jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle (1). À défaut de pouvoir imposer un contrôle direct, elle s’est assurée que l’État afghan resterait sous son emprise.
Cette influence géopolitique a été confirmée par une certaine dépendance financière, faisant de l’Afghanistan un État rentier, un fonctionnement particulier qui a perduré. Jusqu’à l’invasion soviétique, Kaboul a profité du soutien financier des
Britanniques, des Soviétiques, des Américains, tous enclins à se montrer généreux au nom du « Grand Jeu » du moment. Nikita Khrouchtchev le dit lui-même dans ses mémoires : même si l’aide soviétique a été particulièrement généreuse, Moscou pensait qu’il coûterait bien plus cher à l’URSS de contrer une présence militaire américaine en Afghanistan (2). Le fait d’être un « pion » sur l’échiquier international a permis aux leaders afghans de ne pas avoir à développer de véritable système de taxation. Ce laissez-faire fiscal, très clair dès les années 1930 (3), a été associé à une non-interférence dans les affaires locales, apaisant les notables et les religieux, qui pouvaient ainsi conserver les bénéfices du système de patronage traditionnel. Mais, en contrepartie, l’État s’est privé d’une source essentielle d’indépendance face à l’étranger et de contrôle de son économie. La notion d’État rentier n’est pas exagérée : au cours de la période 1953-1978, l’Afghanistan a été le pays ayant reçu le plus d’aide par habitant dans le monde. Cet argent a d’abord servi à renforcer le pouvoir central, au détriment du développement du pays, malgré ses ressources naturelles. Ces dernières n’ont pas pu être exploitées correctement, en dépit de l’aide étrangère (ou plutôt à cause de celle-ci) : le manque financier associé à une taxation limitée n’a pas permis le développement d’une infrastructure à la hauteur du pays avant l’invasion soviétique, et encore moins d’avoir les fonds nécessaires pour investir dans ces ressources.
Hélas, après la chute des talibans, c’est de nouveau ce modèle d’État central faible et rentier qui a été suivi en Afghanistan. Les États-Unis et leurs alliés ont remplacé les Britanniques et les Soviétiques comme bailleurs de fonds d’un État central usant d’abord de l’argent étranger, dont il était dépendant, pour se renforcer. Les périphéries sont restées marginalisées, notamment l’Afghanistan rural. Or c’est dans ce monde rural que sont nées les grandes révoltes afghanes contre le pouvoir central et l’influence étrangère depuis le XIXe siècle, qui a vu naître, puis renaître, le danger représenté par les talibans (4).
Un État peut encore se réformer, avec le temps, même sur le tard. Les divisions ethniques, rendues plus radicales encore par quatre décennies de guerres, sont autrement plus difficiles à gérer. On peut parler ici de « question pachtoune », cette dernière ayant un double impact sur l’Afghanistan : elle ramène d’abord aux tensions entre Pachtounes et autres ethnies dans le pays, pour le contrôle politique (et, de là, économique) ; mais
Les États-Unis et leurs alliés ont remplacé les Britanniques et les Soviétiques comme bailleurs de fonds d’un État central usant d’abord de l’argent étranger, dont il était dépendant, pour se renforcer.
aussi à la « guerre froide » qui dure depuis 1947 entre l’Afghanistan et le Pakistan, parce que Kaboul revendique une partie du territoire pakistanais, peuplé de Pachtounes. Cette question a clairement eu un impact négatif sur la capacité américaine à stabiliser l’Afghanistan, et à gagner sa « guerre contre le terrorisme » sur place.
Xavier de Planhol, dans son monumental Manuel géographique de politique musulmane, présente l’Afghanistan comme une « anti-nation » (5). Cette définition s’inscrit même dans la géographie du pays où, pour reprendre ses mots, la montagne ne se retrouve pas à la frontière, mais en épine dorsale d’un pays qui a été forgé artificiellement par le Grand Jeu russo-britannique. Au sud, l’Asie des moussons, au nord, de fait, déjà l’Asie centrale, et fatalement, dans cet environnement géographique bigarré, des populations différentes. Le Sud est principalement le domaine des Pachtounes; le Centre et le Nord, celui
La « guerre froide » qui dure depuis 1947 entre l’Afghanistan et le Pakistan, parce que Kaboul revendique une partie du territoire pakistanais, peuplé de Pachtounes, a clairement eu un impact négatif sur la capacité américaine à stabiliser l’Afghanistan, et à gagner sa « guerre contre le terrorisme » sur place.
des autres ethnies, notamment les Tadjiks, les Ouzbeks et les Hazaras. Or, dans ce pays plurinational, tous les groupes ethniques n’étaient pas égaux : ce sont les Pachtounes qui ont fondé l’État afghan. D’ailleurs, « afghan » n’est pas un qualificatif neutre. Historiquement, c’est une autre façon de se présenter comme Pachtoune (6). Les autres groupes ethniques ont dû se soumettre au pouvoir central pachtoune, qui s’est parfois imposé rudement, notamment vis-à-vis des Hazaras chiites (7). Bien sûr, la guerre qui a ravagé l’Afghanistan depuis 1979 a changé la donne, surtout avec l’Alliance du Nord, principalement tadjike, qui a mené la résistance contre des talibans principalement pachtounes. Pourtant, encore aujourd’hui, l’idée qu’un non-Pachtoune soit à la tête de l’État afghan est inconcevable pour bien des Afghans-Pachtounes. Lors de chaque présidentielle en Afghanistan, le candidat pachtoune l’a systématiquement emporté, dans une atmosphère de fraude électorale. Mais lors de la dernière élection, qui s’est tenue le 28 septembre 2019, le candidat malheureux de ces élections depuis 2009, Abdullah Abdullah, associé à l’Alliance du Nord et aux non-Pachtounes (alors qu’il est en fait de père pachtoune, et de mère tadjike), a refusé d’accepter la victoire supposée d’Ashraf Ghani, président sortant et pachtoune, et s’est déclaré vainqueur de la présidentielle (8). En avril 2020, face à l’incapacité des deux « présidents » à trouver un terrain d’entente malgré la poursuite de l’insurrection talibane et la crise de la COVID-19, Trump a réduit d’un milliard l’aide apportée à l’Afghanistan pour l’année 2020. Kaboul était menacé par d’autres coupes si une solution n’était pas trouvée. Mais rester dans cette impasse était tout simplement intenable politiquement. Les deux camps se sont finalement mis d’accord le 17 mai : Ashraf Ghani reste président, mais Abdullah Abdullah conduira le processus de paix avec les talibans et, surtout, le camp de ce dernier pourra choisir la moitié des nominations ministérielles. Cette crise n’est que la dernière illustration d’une rivalité ethnique et politique ancienne, et la conséquence d’un État centralisé qui monopolise, de plus en plus, un accès important aux ressources venant de l’extérieur pour le groupe vainqueur.
Les tensions ethniques sont un danger pour la stabilité afghane, mais aussi pakistanaise. Le pouvoir afghan, donc historiquement pachtoune, n’a en effet jamais totalement accepté la division de la nation pachtoune par la ligne Durand, la frontière tracée sous l’impulsion de Londres entre l’Afghanistan et le raj britannique. Dès la naissance du Pakistan, Kaboul a demandé que le nouveau pays laisse ses territoires pachtounes se constituer en Pachtounistan indépendant. Le but était d’aboutir à un scénario texan, le nouveau pays se fondant ensuite dans l’Afghanistan, qui serait alors véritablement devenu le pays des Pachtounes. Les nationalistes afghans pouvant réclamer jusqu’à la moitié du Pakistan, on comprend que ce dernier se soit considéré comme mis en danger. Par la suite, l’Afghanistan a apporté son soutien au séparatisme pachtoune et baloutche à l’intérieur du Pakistan. La réponse pakistanaise, visant à soutenir des acteurs non étatiques islamistes, a été considérée comme une manière efficace de contrer le nationalisme ethnique soutenu par Kaboul (9). On a ici les racines des relations du Pakistan avec les moudjahidines dans les années 1980, puis avec les talibans par la suite. La « question pachtoune » a donc radicalement influencé les priorités géopolitiques pakistanaises, très différentes de celles des Américains après le 11-Septembre en Asie du Sud.
Les fautes de Washington
Le terrain afghan était donc difficile dans le cadre d’une stabilisation à plus long terme, quoi qu’il arrivât. Mais les adminis
trations américaines successives depuis fin 2001 ont également fait des erreurs et de mauvais choix qui autorisent, en 2020, à parler de défaite en Afghanistan.
Le péché originel des Américains, c’est sans doute d’abord, leur désinvolture : entre 2001 et 2005, après la victoire militaire contre l’émirat du mollah Omar, les talibans semblaient appartenir au passé, le nouveau régime à Kaboul suscitait encore de l’espoir auprès des Afghans… Il était possible, pendant ces quatre années, de véritablement stabiliser le pays, si l’administration Bush l’avait voulu, si l’Afghanistan avait été une priorité. Mais, notamment sous l’impulsion de Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la Défense, l’Amérique a fait le choix d’une présence militaire très légère dans le pays. Washington n’y a déployé que 8000 soldats en 2002, devant se concentrer sur la chasse aux talibans et surtout aux membres d’Al-Qaïda, dans une logique contre-terroriste. Pendant les deux mandats de George W. Bush (2001-2009), la présence américaine n’a pas dépassé 25 000 hommes. Il suffit de comparer avec les 150 000 soldats américains envoyés en Irak en 2003, ou les 100 000 soldats soviétiques dans les années 1980, pour comprendre que la stabilisation de l’Afghanistan n’était en aucun cas une priorité. Avec un nombre de soldats aussi limité, il a été impossible de véritablement tenir les territoires du Sud, traditionnellement associés aux talibans. Si l’on ajoute à cela le fait que l’aide internationale n’était pas assez importante pour soutenir le développement des campagnes afghanes, on comprend qu’au bout de quelques années les principaux ingrédients pour un retour en force des talibans étaient présents, par la faute de l’administration Bush.
Cette faute aura été renforcée encore par la distraction majeure qu’a constituée la guerre d’Irak voulue par cette même administration. Elle a clairement détourné non seulement l’attention de Washington, mais aussi, à partir de 2005 au moins, des moyens qui auraient pu être utiles à la stabilisation de l’Afghanistan (10). Le manque d’intention et d’intérêt de cette administration est trahi par son peu d’empressement à construire une armée afghane capable de protéger son propre territoire. En 2006, 26 000 soldats afghans seulement ont été formés. Et cela, alors qu’à la même période, Washington s’opposait catégoriquement à tout dialogue entre le président Karzaï et les talibans les plus pragmatiques, qui souhaitaient réintégrer la vie politique de leur pays. Si les choix militaires du président Obama n’ont pas toujours été des plus judicieux, c’est décidément sous la présidence Bush que l’Amérique a commis toutes les erreurs qui ont créé les conditions de sa défaite (11).
Par ailleurs, comme cela a été dit, les États-Unis ont répété l’erreur britannique et soviétique de soutenir un État central rentier. Le problème d’une telle approche est qu’elle n’a pas permis d’aider les zones rurales pauvres, tout en nourrissant la corruption. La tolérance américaine face à ce phénomène a fait que, selon les fameux « Afghanistan Papers » du Washington Post, dès 2006, « le gouvernement afghan s’était transformé en kleptocratie » (12). Face à un pouvoir politique et administratif rongé par la corruption, les talibans ont été vus par une partie de la population comme brutaux, mais efficaces et capables de faire respecter la justice. Avec le rejet patriotique de l’influence étrangère, la plus grande efficacité des talibans face à un gouvernement corrompu est sans doute le meilleur argument de propagande de la rébellion contre Kaboul.
Les États-Unis pourraient entamer, en raison du choc sanitaire actuel, un retrait économique brutal, salutaire pour les infrastructures américaines, mais très dangereux pour la stabilité afghane.
L’obscénité d’un État étranger sous perfusion financière des États-Unis, même au nom de la question sécuritaire, risque d’ailleurs d’apparaître comme totalement insupportable après la pandémie de COVID-19. En effet, comment expliquer aux citoyens américains, qui payent en ce moment un lourd tribut au virus, que, pour l’année fiscale 2019, l’aviation afghane leur a coûté 1,728 milliard de dollars, alors que pour la même période, seuls 624 millions étaient consacrés à la recherche et à la prévention des maladies infectieuses (13) ? Comment justifier auprès d’eux la dépense de sommes colossales pour la sécurité d’autres pays, parfois dans des luttes sans fin, après qu’ils ont vu le personnel hospitalier américain en manque de tout, réduit à emprunter des ventilateurs aux zoos et aux vétérinaires ? Après avoir nourri les mauvaises tendances d’État rentier de l’Afghanistan, mais aussi d’autres pays de par le monde, après avoir fermé les yeux sur la corruption, les États-Unis pourraient entamer, en raison du choc sanitaire actuel, un retrait économique brutal, salutaire pour les infrastructures américaines, mais très dangereux pour la stabilité afghane.
L’analyse des erreurs américaines sur le dossier afghan ne serait pas complète sans une mise en avant de ce que l’on peut considérer comme une mauvaise lecture géopolitique de l’environnement régional afghan ou, plutôt, comme une politique américaine générale en contradiction avec les réalités géopolitiques de cet environnement. L’histoire et la géographie de l’Afghanistan l’ont indubitablement lié, humainement et économiquement, à l’Iran et au Pakistan. Ce sont ces deux pays qui ont le plus souffert des conséquences malheureuses des multiples guerres ayant détruit l’Afghanistan ces dernières décennies, que ce soit en termes de pression migratoire (en 2019, il y avait encore 1 million de réfugiés afghans en Iran, et 1,5 million au Pakistan ; les chiffres deviennent plus importants encore si l’on prend en compte les migrants illégaux (14)), de dangers sécuritaires et autres conséquences socioéconomiques négatives (on pense notamment au trafic de drogues, et au renforcement de groupes criminels que l’importance toujours grandissante de ce trafic implique). Coopérer avec ces deux importants voisins de l’Afghanistan apparaissait donc comme une voie possible pour les États-Unis.
Or une réelle coopération avec l’Iran n’a pas pu se concrétiser, en raison des tensions entre Washington et la République islamique. Pourtant, cette dernière était prête à une évolution des relations bilatérales post-11-Septembre. On sait aujourd’hui que l’aide de Téhéran a été très précieuse pour les Américains, lors de leur action militaire contre les talibans fin 2001. Ce sont les Iraniens qui ont permis d’établir une relation de confiance entre Washington et l’Alliance du Nord, notamment (15). Alors que les leaders de la République islamique espéraient apaiser leurs relations avec l’hyperpuissance, cette dernière est restée campée dans la confrontation. Après tout, l’Iran restait un adversaire des États-Unis au Proche-Orient, une région sans doute plus importante aux yeux de la diplomatie américaine.
Refusant de faire évoluer sa politique envers l’Iran, Washington restait donc dépendant du Pakistan dans sa guerre en Afghanistan. Pourtant, les élites politiques, mais aussi intellectuelles, aux États-Unis ont été incapables de voir ce pays autrement que comme un auxiliaire devant faire siennes les priorités américaines. Les tensions de la « guerre froide » afghano-pakistanaise évoquées plus haut n’ont pas été prises en compte. Si, pour les Américains, le but premier en Afghanistan était de cibler Al-Qaïda et les talibans, pour les Pakistanais, les impératifs sécuritaires étaient sensiblement différents. Il s’agissait d’abord d’éviter que les talibans, acteurs locaux destinés à rester dans la région, ne se vengent du Pakistan à l’avenir ; il fallait également éviter que l’Afghanistan ne devienne un refuge pour des mouvements militants anti-Pakistan ou, pis encore, un satellite/ allié de l’Inde, prenant le Pakistan en étau. Si l’on regarde la situation afghane avec des yeux pakistanais, il devient donc difficile de faire une guerre totale aux talibans afghans (16). C’est pourquoi l’emploi de la contrainte (par exemple la réduction ou la suspension de l’aide militaire) par les Américains n’a eu qu’un effet limité : un pays ne peut pas aller contre ses propres intérêts géopolitiques et sécuritaires. Le fait que des terroristes anti-Pakistan, membres du TTP (Tehrike-Taliban Pakistan — Mouvement des talibans du Pakistan) en guerre contre Islamabad), ont trouvé refuge dans un Afghanistan instable a été prouvé depuis plusieurs années (17). Et l’élimination, fin décembre 2019, de Qari Saifullah Mehsud, leader important du TTP, dans la province de Khost, dans l’Est de l’Afghanistan, par le réseau Haqqani (18) a apporté une autre preuve aux élites dirigeantes pakistanaises que ne pas traiter les talibans afghans comme des ennemis à abattre était la bonne politique à mener, d’un point de vue pakistanais (19). D’ailleurs, le dialogue actuel entre Américains et talibans et la possibilité d’un réel processus de paix interafghan donnent aux élites politiques et militaires de ce pays le sentiment que l’évolution actuelle est une victoire pour la position pakistanaise.
Les Américains auraient pu obtenir un soutien plus fort du Pakistan, si ce pays avait été traité en allié plutôt qu’en vassal, comme l’avaient compris un certain
nombre d’analystes, pour lesquels la paix en Afghanistan passait par le Cachemire (20). Cela aurait signifié une inflexion de la diplomatie sud-asiatique de Washington vers un strict équilibre entre Inde et Pakistan, et la recherche d’un dialogue entre ces deux pays comme priorité. Mais cette voie, qui aurait nécessairement demandé un effort diplomatique substantiel, n’a pas été choisie. Peut-être, tout simplement, l’Afghanistan n’étaitil pas assez important pour mettre en jeu le rapprochement indo-américain, considéré comme particulièrement utile pour contrer, à terme, le rival chinois (21).
Mauvaise lecture géopolitique de l’environnement régional afghan, ou choix délibéré dû au fait que l’engagement en Afghanistan était secondaire face à d’autres dossiers : quoi qu’il en soit, les positions américaines à l’égard de l’Iran et du Pakistan ont fait que ces États n’ont pas embrassé les objectifs de Washington, rendant la lutte américaine en Afghanistan encore plus difficile.
Contrairement au cliché qui lui est associé, l’Afghanistan n’a pas vraiment été, historiquement, le tombeau des empires : les États-Unis n’étaient donc pas condamnés à perdre leur guerre d’Afghanistan. Mais le terrain était sans doute plus difficile que ne l’avaient estimé les Américains après le 11 septembre 2001. L’honnêteté impose d’ajouter que, malheureusement pour les Afghans, leur pays en tant que tel n’a pas véritablement été considéré comme une priorité. Or comment peut-on gagner une guerre sans objectifs clairs, et la volonté d’atteindre ces objectifs ? (1) (2) (3)