Gagner la paix : les failles du peacebuilding américain
Avec Thierry Vircoulon, coordinateur de l’Observatoire de l’Afrique centrale et australe à l’Institut français des relations internationales (IFRI), Centre Afrique subsaharienne.
Les fondements des processus de sortie de conflits et de consolidations de la paix mis en oeuvre aujourd’hui ont été posés par les Nations Unies dans les années 1990 et 2000. Existe-t-il un modèle de
« peacebuilding » à l’américaine et, si oui, en quoi diffère-t-il de ces standards internationaux ?
T. Vircoulon : Au niveau diplomatique, les États-Unis adhèrent au « template de la paix » élaboré dans le cadre de l’ONU. Cette recette de la « pax onusiana » repose sur la séquence suivante : négociation d’un accord entre belligérants, déploiement d’une force de maintien de la paix, gouvernement de transition, organisation des élections et injection massive d’aide internationale. Malgré ses évidentes limites que j’ai analysées à travers trois études de cas (1), les États
Unis ne se sont jamais officiellement démarqués du paradigme du peacemaking onusien. Ils l’ont soutenu pour les conflits de basse intensité pour lesquels ils avaient un intérêt particulier (Haïti, Libéria) et pour des conflits récents (Libye et Centrafrique).
En revanche, les États-Unis ont leur propre doctrine et leurs propres outils de peacebuilding formalisés par l’USAID (2). Le corps de doctrine de l’USAID sur le peacebuilding recommande d’agir à un double niveau : celui des institutions et celui de la société civile. Il propose de construire des institutions justes et efficaces et de soutenir les médiations de la société civile, donc d’agir à la fois sur les institutions et les communautés. L’approche américaine est donc une approche à la fois par le haut (les institutions) et par le bas (la société). Mais dans les textes programmatiques de l’USAID sur le peacebuilding, la société civile occupe le premier rôle : elle est présentée à la fois comme l’arène du conflit, comme sa victime et comme le principal acteur de la résolution de conflit. Le dialogue, la médiation et la réconciliation relèvent de la société civile (ce que les textes programma tiques de l’USAID appellent« people tore conciliation »). Cette doctrine confère une attention particulière aux questions de genre et, depuis l’essor du djihadisme, aux questions religieuses. Ainsi, dans plusieurs pays en conflit, l’USAID a financé des « people-to-people reconciliation programs » qui consistent à faire de la médiation au niveau des villages et à soutenir les initiatives de paix portées par des leaders religieux. Le grand absent de la doctrine américaine est l’économie, qui est un impensé majeur pour la plupart des acteurs du peacebuilding.
En Irak comme en Afghanistan, où les États-Unis sont présents depuis des années, l’échec est patent. Quelles en sont, selon vous, les raisons ?
Une des vertus du système institutionnel américain est de produire une rétro-analyse de ce qu’il fait. Il a donc formulé lui-même de manière très pertinente les raisons de son échec. Le dernier exemple en date concerne l’Afghanistan. Grâce au scandale des « Afghanistan papers » fin 2019, semblable à celui des « Pentagon papers » durant la guerre du Vietnam (3), on a de nouveau appris du Washington Post que : premièrement, contrairement au discours officiel, la « stabilisation » de l’Afghanistan était un échec et un échec très coûteux (en 18 ans, les États-Unis ont dépensé mille milliards de dollars en Afghanistan) ; deuxièmement, au lieu d’assumer cet échec, les dirigeants ont mené une politique de fuite en avant et ont menti au peuple américain.
Tout en continuant à chanter l’hymne de la victoire, l’administration Trump essaie de se désengager de ce qui ressemble à un bourbier. Pour ce faire, elle a signé un accord avec les talibans au début de cette année, ce qui aurait été une hérésie il y a encore peu de temps. Les rapports du Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction, qui constituent la base des « Afghanistan papers », expliquent avec force détails les raisons de l’échec : 1o vouloir importer et imposer un système institutionnel étranger à une société dont on ignore tout ou presque ; 2o avoir des objectifs et des calendriers irréalistes ; 3o confier aux militaires le pouvoir de décision en matière d’aide, en vertu du principe d’intégration de l’action de sécurité et de reconstruction conformément à la théorie de la contre-insurrection ; 4o décaisser des milliards sans être capables de suivre et d’évaluer la mise en oeuvre des projets alimentant ainsi des systèmes de corruption (4).
Toutes ces décisions ont eu un terrible effet boomerang sur l’intervention américaine. Mais ce qui transparaît dans les « Afghanistan papers », c’est une vérité bien plus grave qu’une politique inadaptée, mal informée ou fondée sur des erreurs de jugement. C’est un certain fonctionnement du leadership au plus haut niveau de l’État : s’engager dans un conflit sur la base du mensonge, avoir une politique contradictoire et éviter à tout prix d’assumer ses erreurs. À ce titre, on ne peut qu’être frappé par l’abondance des leçons apprises (les volumineux et pertinents rapports d’évaluation n’ont cessé de s’empiler dans les bureaux des responsables
américains depuis 2002) et l’absence de véritable prise en compte de ces leçons par les décideurs. À l’intérieur du système gouvernemental, l’analyse et la décision sont déconnectées. Après tout, s’engager dans un conflit sur la base du mensonge, avoir une politique contradictoire et éviter à tout prix d’assumer ses erreurs sont les grandes similitudes des guerres du Vietnam, de l’Irak et de l’Afghanistan. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’Américains pensent que leur gouvernement peut apprendre de ses erreurs, mais ils doutent qu’il souhaite le faire (5). En d’autres termes, la raison fondamentale de l’échec en Irak et en Afghanistan (et avant au Vietnam) est le fonctionnement même du leadership politique américain.
La Somalie, où le commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM) mène régulièrement des frappes contre les shebabs, pourrait-elle être le prochain théâtre d’une « paix introuvable » pour Washington ?
La paix est introuvable en Somalie, mais ce n’est pas une préoccupation pour Washington. Depuis la chute du régime du dictateur Siad Barre en 1991, la Somalie connaît une conflictualité structurelle avec des fluctuations d’intensité. Après une guerre civile sordide dans les années 1990, le pays s’est disloqué et des groupes armés à assise clanique se sont partagé le territoire. L’émergence de mouvements islamistes (les Tribunaux islamiques qui ont été la matrice des shebabs) a eu lieu au début du siècle dans ce contexte de déstructuration violente et en réaction à celui-ci. Malgré une intervention internationale qui a débuté en 2007 avec le déploiement d’une mission de maintien de la paix de l’Union africaine et entend reconstruire un
État fédéral somalien, rares sont les gouvernements (y compris américain) qui croient à une véritable paix en Somalie. La structure clanique du pouvoir, le surarmement des milices après trois décennies de luttes, les tendances centrifuges avec le Somaliland, le Jubaland et le Puntland, l’assise extrêmement faible du gouvernement fédéral somalien, les appétits régionaux du Kenya, de l’Éthiopie et des pays du Golfe, etc., laissent plutôt présager une reprise de la guerre civile dans le cas où l’ennemi islamiste viendrait à disparaître. À l’instar de ce que l’Afghanistan a connu après le départ des Soviétiques.
Compte tenu de cette lecture de la situation somalienne et du souvenir de l’échec traumatisant de son intervention humanitaro-militaire en 1992-1993 (la fameuse opération « Restore Hope »), l’objectif du gouvernement américain n’est pas la paix, mais d’éviter que la Somalie ne devienne un nouveau califat. Après l’échec de l’intervention américaine et le retrait décidé par Bill Clinton, la Somalie avait complètement disparu de l’agenda de Washington. L’opération « Restore Hope » était devenue le symbole de ce que les États-Unis ne devaient pas faire, c’est-à-dire intervenir dans des conflits où leurs intérêts ne sont pas en jeu et jouer au gendarme du monde. Le dossier somalien n’est revenu sur la table des policy markers de Washington qu’à cause de la contagion islamiste facilitée par la proximité du Yémen — un refuge de longue date pour Al-Qaïda — et l’anarchie durable. La Somalie est devenue depuis au moins 2006 (date de l’opération de l’armée éthiopienne contre les Tribunaux islamiques) un théâtre d’opérations de la « war on terror » (6). L’intervention américaine dans ce pays depuis 2006 est donc purement contre-terroriste, Washington laissant la tâche improbable de la stabilisation politique de la Somalie à d’autres acteurs (l’Union africaine, les pays du Golfe, etc.).
Ayant compris qu’ils ne pourraient pas vaincre les shebabs sans un important engagement militaire, politiquement impossible depuis les interventions en Irak et en Afghanistan, les États-Unis s’efforcent de limiter les capacités opérationnelles des islamistes. Pour ce faire, ils recourent à la même stratégie que celle de l’administration Bush en Afghanistan, dénommée à l’époque « light footprint » (empreinte légère) : des raids des forces spéciales et des frappes ciblées qui se sont intensifiées depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Fondée sur un refus de l’engagement au sol, cette stratégie antiterroriste vise à décapiter le leadership des shebabs, dont plusieurs dirigeants ont été éliminés par des frappes américaines (Aden Hashi Farah tué en 2008 et Ahmed Abdi Godane tué en 2014). Au mieux, la guerre de l’ombre que mène Washington en Somalie est très éloignée d’une recherche de la paix ; au pire, elle est contraire à celle-ci en interdisant toute négociation avec les shebabs.
D’autres grandes puissances, ou bien encore la communauté internationale, fontelles mieux que les États-Unis ?
Non, je dirais plutôt qu’elles commettent les mêmes erreurs, mais à moindre coût, car les budgets investis sont beaucoup plus modestes. Les paradigmes stratégiques et la boîte à outils de l’intervention au Sahel sont quasi les mêmes qu’en Afghanistan : éliminer le leadership des groupes djihadistes, partager le fardeau de l’intervention avec des alliés, reconstruire les forces de sécurité nationales, rendre les régimes plus démocratiques, apporter une aide massive à des gouvernements malgré leur corruption, etc. Les défauts sont les mêmes aussi : ignorance des réalités sociétales (notamment de la longue histoire des clivages et rivalités intercommunautaires), coordination problématique entre les acteurs de l’aide, corruption des institutions (notamment des institutions de sécurité sur lesquelles on compte pour lutter contre les groupes armés), voisins adeptes de l’ambivalence (l’Algérie est au Mali un peu ce que le Pakistan est à l’Afghanistan, le jeu trouble des services secrets algériens rappelant celui de leurs homologues pakistanais (ISI) avec les islamistes afghans (7)) , rejet de l’intervention étrangère, etc. Il est extrêmement révélateur qu’en Afghanistan et au Sahel les populations tiennent le même discours sur les « vrais motifs » de l’intervention militaire étrangère : s’emparer des richesses du sous-sol. La lutte contre le djihadisme est réinterprétée par les opinions publiques locales comme l’habillage militaire astucieux de l’impérialisme économique des pays riches (8).
Il y a bien sûr des différences entre les interventions en Afghanistan et au Sahel : l’OTAN est absente du théâtre africain ; l’UE joue un rôle plus important au Sahel qu’en Afghanistan ; dès le début de son intervention militaire, le gouvernement français a cherché son vecteur de désengagement en suscitant une illusoire coordination sécuritaire régionale (le G5 Sahel) censée prendre le relais des forces françaises ; le pouvoir de décision en matière d’aide au développement ou humanitaire n’a pas été transféré des civils aux militaires, mais une forte cohérence entre les différents acteurs (diplomates, militaires, pourvoyeurs d’aide)est recherchée avec la doctrine des « 3 D » (diplomatie, défense, développement), etc. Mais, dans l’ensemble, les similarités l’emportent. De fait, le gouvernement français est aussi confronté au « syndrome afghan » dans cette partie de l’Afrique : il mène une guerre impossible à gagner militairement et, faute d’une alternative sécuritaire africaine, il ne peut pas décrocher au risque d’un effondrement régional très probable. Les autorités françaises observent attentivement la stratégie américaine en Afghanistan. D’ailleurs, il ne serait pas surprenant que, si l’accord de paix avec les talibans offrait demain à Washington une porte de sortie, Paris choisisse cette option et ouvre demain des négociations avec ceux qui sont aujourd’hui sur sa liste noire.
Si vous deviez conseiller l’administration américaine, quelles seraient, selon vous, les pistes à privilégier pour construire la paix dans des pays dont, par ailleurs, les États-Unis cherchent à se désengager ?
Il ne faut pas se leurrer : paix durable et désengagement militaire, c’est la quadrature du cercle. Qu’il ne puisse pas y avoir de paix durable tant que l’armée américaine sera en Afghanistan ne signifie pas que l’inverse soit vrai. L’histoire de la guerre montre qu’une paix négociée est le résultat d’un rapport de force militaire, économique et politique qui impose la négociation.
Dans notre histoire proche, il suffit de penser à la façon dont les guerres des Balkans ont pris fin et dont la guerre civile a été évitée en Afrique du Sud au début des années 1990. Quand les belligérants prennent conscience de la nécessité d’un règlement négocié du conflit, il y a une possibilité de paix. Sinon, l’autre chemin de la paix est la victoire militaire.
Prévu dans l’accord de paix signé avec les talibans au début de cette année (9), le désengagement américain est en contradiction avec ces deux chemins vers la paix. Il est à la fois un aveu de faiblesse (pour les talibans) et un facteur de création d’un vide stratégique (pour les acteurs régionaux : Pakistan, Inde, Iran, Chine). En Afghanistan comme en Irak, le désengagement militaire américain va intensifier la compétition entre les acteurs régionaux et leurs affidés locaux, ce qui revient à jeter de l’huile sur les braises. De plus, conscients du désir américain de partir, les talibans ont signé un accord de paix qui est, pour eux, le prélude à la prise du pouvoir. Qui est prêt à parier que le gouvernement afghan ne connaîtra pas le sort du gouvernement sudvietnamien dès que l’armée américaine sera partie (10) ? Le scénario vietnamien hante les autorités afghanes et, inquiètes de cette éventualité, certaines ont déjà préparé leur retraite dorée à Dubaï (11). On pourrait dire que le gouvernement américain est face à un terrible dilemme : il doit choisir entre une mauvaise option (rester en Afghanistan) et une très mauvaise option (partir) (12). Sauf qu’il a déjà choisi. On ne peut pas « construire » la paix quand on a indiqué à tous que sa priorité est le désengagement.
En tout état de cause, plus une armée étrangère s’attarde dans un pays, plus elle risque de devenir impopulaire et de cristalliser les ressentiments. Le gouvernement français en fait l’expérience au Sahel, le discours antifrançais traditionnel étant exacerbé par l’opération « Barkhane » et son incapacité à empêcher les métastases du conflit malien. Le nécessaire passage de relais à des forces vues comme neutres — les
Casques bleus — ne peut évidemment se faire que lorsque le temps de la guerre est passé et qu’il ne s’agit plus que de « garder la paix ». C’est ce qui s’est passé avec succès dans le conflit de basse intensité au Sierra
Photo ci-contre : Le 10 janvier 2020, à Bamako, des Maliens protestent contre la présence d’armées étrangères — et en particulier la force française Barkhane —, dans le cadre de la lutte contre le djihadisme. Malgré quelques différences d’approche, Paris semble s’être heurté aux mêmes écueils que les États-Unis en Afghanistan — négligence des rivalités intercommunautaires locales, non-prise en compte de la corruption endémique des institutions… — et doit désormais composer avec un très fort sentiment antifrançais dans le pays. (© Annie Risemberg/AFP)
Leone : l’intervention militaire britannique a permis d’inverser rapidement le rapport de force, d’impulser une dynamique de paix au niveau politique et de confier le pays aux Casques bleus de l’ONU quand il n’y avait plus qu’une mission de police à accomplir (c’est-àdire maintenir l’ordre et non pas s’engager dans des combats). A contrario, l’intervention militaire française en Centrafrique (« Sangaris »), qui avait aussi modifié le rapport de force et ouvert une dynamique politique de paix, a été un échec parce qu’elle a pris fin trop tôt. Cette intervention militaire a transmis le relais aux Casques bleus alors que le niveau d’insécurité (c’est-àdire les capacités militaires de la Seleka) était encore trop élevé pour qu’ils puissent y faire face.