Terrorisme : ces attentats qui ont changé le monde
Comment le terrorisme a-t-il bouleversé l’ordre mondial depuis 2001 ?
C. Bret : Le terrorisme est devenu un mode d’action politique international de premier plan. Voilà le bouleversement principal consacré par les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. Si le terrorisme est bien antérieur à 2001, à partir de cette date, il se hisse dans le sang au rang de phénomène structurant pour les relations internationales et déterminant pour les vies politiques nationales et régionales. De même, à partir de 2001, les mouvements qui utilisent la violence terroriste ambitionnent explicitement de devenir des acteurs globaux. Ils s’inspirent d’Al-Qaïda et revendiquent le statut d’acteur international au même titre que les États et les organisations internationales officielles et consacrées. Désormais, l’ordre mondial aura pour principale menace identifiée la menace terroriste. Durant deux décennies, la menace terroriste devient si obsédante qu’elle éclipse presque les crises économiques, les catastrophes sanitaires ou encore les risques climatiques.
C’est à ce moment-là aussi que la lutte contre le terrorisme devient une politique publique cardinale pour la plupart des États. Qu’ils soient des démocraties libérales, comme les ÉtatsUnis, l’Espagne et le Royaume-Uni, ou des régimes autoritaires comme la République populaire de Chine et la Fédération de
Russie, les États font de la « guerre au terrorisme » la matrice de leur politique de sécurité et parfois même la ligne directrice de leur politique extérieure. La Global War on Terror (GWOT) menée par l’administration Bush durant une décennie à partir de 2001 a monopolisé la scène internationale.
Les attentats du 11 septembre ont eu lieu il y a vingt ans. N’est-ce pas de l’histoire ancienne ? Les relations internationales ne sont-elles pas entrées dans une autre époque ? Le choc initial a eu pendant très longtemps des répercussions massives sur les relations internationales, car cette violence terroriste a suscité l’imitation et une certaine émulation à travers la planète par sa capacité à capter l’attention politique. Les répliques du séisme initial ont frappé bien des villes dans le monde : Madrid en 2004, Londres en 2005, Mumbai en 2008, jusqu’aux attentats de Paris en 2015, sans compter les nombreux attentats en Afrique.
Certes, le 11-Septembre est un événement du passé, au sens où les relations internationales ont considérablement évolué depuis lors. Mais c’est encore un événement du présent au sens où il a fait époque et façonné l’époque : il a donné la tonalité du XXIe siècle commençant en propulsant un certain type de violence politique au centre de la vie collective. Depuis lors, plusieurs tendances de fond ont changé la donne mondiale : la
Chine est devenue un rival géopolitique complet des États-Unis, le cyberespace constitue à présent un enjeu de premier plan pour les tensions entre puissances et le réchauffement climatique s’est accentué…
Quant au terrorisme international inspiré d’Al-Qaïda, il est désormais une menace bien connue ou « trop connue ». Les catégories du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme se sont intégrées dans la grammaire de la puissance. La subversion médiatique par la violence extrême est devenue, partout, un instrument d’action politique, et la « guerre au terrorisme », une politique publique largement endossée par les autorités — notamment par la France durant la présidence Hollande.
Pourquoi avoir choisi dix attentats seulement ? N’est-ce pas réducteur ? Chacune des victimes du terrorisme a la même dignité. Mais tout attentat n’a pas la même importance politique, stratégique et économique. Chaque année depuis 2001, les observatoires spécialisés, les services de lutte contre le terrorisme et les juridictions répertorient des centaines d’attentats terroristes ou qualifiés comme tels. Dans cette succession de drames et de violences, seuls certains événements changent profondément le cours des choses. Par exemple, à Madrid en 2004, les attentats du 11 mars ou « 11-M » ont précipité l’alternance politique lors des élections générales. L’ampleur du bilan, l’attitude du gouvernement conservateur et les réactions de l’opinion publique ont consacré la victoire de la majorité socialiste dirigée par José Luis Zapatero.
Quand j’ai publié, en 2018, un essai de théorie politique intitulé Qu’est-ce que le terrorisme ?, j’ai pris conscience, en écoutant mes lecteurs, que les attentats terroristes avaient une charge immédiate et concrète sur leurs vies personnelles. Et, si une analyse philosophique pouvait offrir une prise de recul nécessaire vis-àvis du phénomène terroriste, elle ne permettait pas de saisir ce qui avait changé dans nos existences depuis quelques années. Décrire et analyser des attentats précis et inscrits dans la mémoire de nos contemporains me semble plus apte à faire comprendre les enjeux actuels du terrorisme.
C’est pourquoi j’ai choisi d’isoler dix attentats qui jalonnent, comme autant de catastrophes politiques, la vie collective depuis vingt ans. Ils mettent en évidence les transformations et les continuités dans les relations internationales, les évolutions des catégories politiques (notons par exemple le retour de la notion de « croisades » dans certains discours), mais aussi les changements à l’oeuvre dans le terrorisme lui-même. Dix attentats aux conséquences mondiales, c’est bien peu, mais c’est déjà beaucoup pour rendre compte de deux décennies récentes.
Pourquoi pensez-vous que les attentats de Mumbai, en 2008, constituent l’un des tournants de l’histoire du terrorisme ?
Comme bien des Européens, j’ai découvert la signification politique des attentats de Mumbai très graduellement et a posteriori. C’est à l’occasion d’un déplacement en Inde, à Pune, dans la région de Mumbai, que j’ai mesuré le traumatisme collectif que ces attentats avaient constitué pour tout le monde indien.
Cette prise d’otages et ce massacre à l’échelle d’une mégalopole par des terroristes venus du Pakistan et agissant au nom des Cachemiris étaient fort éloignés des grilles de lecture occidentales sur le djihadisme. Avec ces dix attaques coordonnées contre le siège de la police, des infrastructures (gare, docks), des hôtels internationaux et un centre confessionnel juif, la Shining India mondialisée a été brutalement rappelée à des divisions violentes qui la minent depuis son indépendance en 1947 et qui constituent les défis de l’Union indienne contemporaine : les tensions entre les centres riches et les provinces marginalisées, le clivage croissant entre le parti BJP hindouiste au pouvoir et les musulmans, la peur du voisin pakistanais, etc.
Par ailleurs, sur le plan opérationnel, c’est à Mumbai qu’est inventé le modèle d’attaque coordonnée à pied par mitraillage des passants. Les terroristes
Mumbai 2008 est la matrice méconnue du terrorisme mondial des années 2010.
de la Lashkar-e-Taeba (LeT, mouvement islamiste pakistanais armé) ont fait des émules à l’extrême droite, notamment en la personne d’Anders Breivik, l’auteur des massacres d’Oslo et d’Utoya, en Norvège, en 2011. Ils ont également inspiré des mouvements djihadistes comme Daech, Al-Qaïda au Maghreb islamique, Al-Qaïda dans la Péninsule arabique, Boko Haram dans leurs actions à Tunis (2015), Paris (2015), Bruxelles (2016), Berlin (2016), Barcelone (2018) ou Nairobi (2019)…
Mumbai 2008 est la matrice méconnue du terrorisme mondial des années 2010 et devait être expliqué au public francophone et français.
Quel a été l’impact du terrorisme sur les sociétés et les gouvernements ?
Les attentats terroristes ont acclimaté une culture de la violence médiatisée sur toutes les scènes politiques nationales. Quelles que soient les traditions politiques locales, les attentats des deux dernières décennies ont répandu l’idée qu’il était possible de capter l’attention du public et de bousculer un système politique par le massacre de civils. Les attentats emblématiques comme les attaques les plus obscures ont réussi à faire passer le meurtre aléatoire comme un mode ordinaire, à défaut d’être légitime, de l’action politique. Les luttes sociales et les combats idéologiques sont désormais tentés de gagner leur place au soleil médiatique et sur la scène politique les armes à la main et au prix de vies innocentes. Cette force d’attraction
universelle que le terrorisme semble avoir acquise depuis deux décennies me préoccupe tout particulièrement. Comme si l’action politique se radicalisait dans toutes ses dimensions. En retour, les gouvernements ont réorienté leurs politiques de sécurité publique, de renseignement et d’enquête en fonction de la menace terroriste. C’était un aggiornamento indispensable : il en allait de l’autorité de l’État. Mais l’antiterrorisme a proprement monopolisé l’attention des pouvoirs publics au détriment d’autres types d’insécurité et de menaces physiques, symboliques ou sociales. Par exemple, la lutte contre le terrorisme est devenue la matrice presque exclusive des politiques de sécurité de la Fédération de Russie et des États-Unis durant la décennie 2000.
De même, l’antiterrorisme est devenu une attente sociale presque obsédante, comme si les autres risques sociaux, sécuritaires, climatiques ou économiques étaient de deuxième ordre. C’est en ce sens que les attentats ont façonné les décennies passées : alors qu’ils ont fait un nombre excessif mais limité de victimes, ils ont acquis un poids hyperbolique dans l’organisation de la société, de la vie quotidienne et des pouvoirs publics. Au terme de ces deux décennies, nous vivons dans des sociétés post-terroristes au sens où elles ont intégré la lutte contre le terrorisme comme une donnée constante et fondamentale.
Dans quelle mesure la mondialisation et les médias de masse ont-ils favorisé le développement du terrorisme ?
La violence terroriste et la circulation des biens, des personnes et des capitaux sont des phénomènes jumeaux. Sans circulation accélérée des personnes, le terrorisme international est impossible. Sans exposition médiatique mondiale et immédiate, l’effet de souffle des attentats est limité. La mondialisation, dans sa dimension symbolique, donne l’impression ou l’illusion d’une intégration de toutes les scènes politiques : une violence commise contre des musulmans aux antipodes, comme à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars 2019, devient immédiatement un symptôme mondial de l’islamophobie.
Doit-on s’attendre à voir se développer de nouvelles formes de terrorisme tels que l’écoterrorisme ?
C’est ma crainte en raison de la mondialisation et de la banalisation de la violence terroriste. Les défenseurs de causes perdues ont constaté, durant les deux dernières décennies, que la violence terroriste semblait payer, au sens où elle réussissait à mettre au premier plan des questions et des luttes oubliées ou négligées. En Inde en 2008, c’est la question du Cachemire qui se rappelle à une population qui l’occulte. En 2016, à Bruxelles, la Belgique subit une série d’attentats qui la pousse à un examen de conscience douloureux sur ses politiques publiques, sa sécurité nationale et l’organisation de ses pouvoirs publics. Et en 2015 à Paris, la France se trouve projetée tout entière dans les conflits qui déchirent la Syrie, l’Irak et l’ensemble du Moyen-Orient. Aujourd’hui, plusieurs mouvements politiques désespèrent ou font mine de désespérer du débat démocratique et de l’action syndicale. De plus en plus fréquemment, les citoyens estiment que les défis écologiques de long terme, urgents et sans frontière, ne peuvent pas être adéquatement pris en compte par des élus politiques dont le mandat est court et les circonscriptions, étroites. Devant la lenteur ou la passivité de certains gouvernements, certains mouvements écologistes contestent ouvertement la capacité des démocraties à relever le défi écologique. La tentation de l’action directe, de l’attentat violent, d’abord contre des biens puis contre des personnes, peut graduellement s’imposer.
De même, les luttes sociales deviennent ou redeviennent brutales : le mouvement des Gilets jaunes a mis en oeuvre pendant plusieurs semaines une violence de rue qui relève de l’émeute et de l’insurrection. Là encore, la tentation de la violence médiatique et choquante, celle de l’attentat, peut surgir.
Tant que l’attentat terroriste permettra d’imposer violemment un thème à la société, il constituera une tentation pour les mouvements qui s’estiment injustement privés de l’attention du public.
Vous écrivez que « l’africanisation du terrorisme ne fait malheureusement que commencer »… L’avenir du terrorisme se joue-t-il en Afrique subsaharienne ?
On a longtemps affirmé à tort que la violence politique terroriste ne pouvait pas être répandue en Afrique subsaharienne. D’une part, parce que la violence politique y prenait d’autres formes, comme la guerre ethnique, le génocide, le coup d’État, etc. Et d’autre part, parce que l’Afrique semblait un front très secondaire dans l’affrontement entre les États-Unis et le djihadisme international. La gigantomachie entre Al-Qaïda et la présidence Bush se déroulait sur le sol américain, en zone AfPak, au Moyen-Orient puis en Europe à partir des attentats de Madrid le 11 mars 2004.
Mais il s’agissait d’une erreur géopolitique sans doute imputable aux illusions culturalistes qui sont entretenues sur l’Afrique par ceux qui ne la connaissent que superficiellement. Pourtant, plusieurs attentats majeurs s’y étaient produits : en 1998, la première opération d’ampleur contre les États-Unis avait été organisée par Al-Qaïda en Afrique de l’Est contre les ambassades américaines de Dar es-Salaam, en Tanzanie, et de Nairobi, au Kenya. De même, les mouvements violents étaient endémiques dans la Corne de l’Afrique, au Sahel et dans le Sahara, mais passaient relativement inaperçus aux yeux des Occidentaux.
Désormais, il est clair que cette zone est essentielle pour la lutte contre le terrorisme. Les deux grandes galaxies djihadistes, AlQaïda et Daech, sont actives dans plusieurs régions : de la bande sahélo-saharienne à la Corne de l’Afrique, mais aussi en Afrique centrale (RDC par exemple) et australe (Mozambique). Elles se sont implantées en fédérant ou en récupérant des mouvements
locaux ou simplement en « franchisant » différents mouvements terroristes en quête de visibilité au-delà de leur région.
Les attentats perpétrés par « Al-Shebab » au Kenya à partir du territoire somalien en 2013, puis à Nairobi et 2019, sont particulièrement significatifs pour saisir les tendances à l’oeuvre dans le terrorisme contemporain. Ce terrorisme africain est d’abord local : le mouvement des shebabs est une des factions armées qui essaie de prendre le pouvoir à Mogadiscio après l’effondrement de l’État somalien dans les années 1990. Il est également islamiste : les shebabs se revendiquent d’un rigorisme religieux pour justifier leurs violences. Jusqu’aux attentats du Westgate à Nairobi en 2014, ils cherchent à s’imposer dans le Sud de la Somalie contre l’intervention militaire menée par le Kenya voisin. Leurs attentats sont destinés à affaiblir le pouvoir kényan. Mais, à partir de 2019 et des attentats contre l’hôtel Dusit D9, ils essaient de conquérir une place sur la scène internationale en justifiant leurs meurtres par l’installation de l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem. En difficulté militairement, les shebabs inscrivent donc leurs violences dans un conflit historique entre Israéliens et Palestiniens. C’est une dynamique à l’oeuvre en Afrique : les mouvements locaux jouent de leurs affiliations aux grands réseaux terroristes et lancent des passerelles avec des conflits anciens pour attirer sur eux la lumière.
Est-il absurde de comparer une crise terroriste et une crise sanitaire ? Une pandémie et un attentat ?
Entre une crise sécuritaire et une crise sanitaire, la grande différence est évidemment l’intention : une pandémie comme celle de la COVID-19 n’est pas le produit d’une volonté — du moins humaine. Au contraire, un attentat est un acte de violence délibérée qu’on qualifie souvent d’aveugle, mais qui est prémédité, organisé, préparé et perpétré dans un objectif politique. Pour le dire autrement, la pandémie n’est pas un acte politique même si elle a nécessairement des implications politiques et nécessite des réponses politiques.
Dans le texte introductif de mon essai, je compare attentat et pandémie sous un autre angle : celui de la crise. En économie comme en politique, une crise est un événement ponctuel qui change la vie collective par le choc qu’il cause. C’est le grand point commun entre un événement comme les attentats du 13 novembre 2015 en France et la crise sanitaire de 2020 : ils introduisent tous les deux une césure dans la vie collective ; ils marquent un « avant » et un « après » ; et ils forcent la collectivité — autorités publiques, société civile, corps constitués — à transformer ses catégories d’analyse et les cadres de son action pour affronter le danger.
Ainsi, les dix attentats qui ont changé le XXIe siècle ont transformé la façon dont les États ont conçu et mis en oeuvre les politiques de sécurité intérieure, d’action diplomatique, de protection de la vie privée ou encore de contrôle des circuits
Toute « guerre au terrorisme » s’expose à un risque fatal : elle donne aux terroristes le statut qu’ils recherchent, celui d’acteur géopolitique mondial et de force militaire.
financiers. De même, la crise sanitaire, économique et sociale actuelle est en train de transformer la façon dont les pouvoirs publics, les budgets étatiques et l’action administrative sont insérés dans la vie collective. Pour protéger contre la maladie et soutenir l’activité, les pouvoirs publics sont désormais bien plus présents dans nos vies personnelles et professionnelles.
Près de vingt ans après, quel est le bilan de la guerre mondiale menée par les États-Unis contre le terrorisme ? Ce dernier ne constitue-t-il pas une plus grande menace aujourd’hui qu’en 2001 ?
Toute « guerre au terrorisme » s’expose à un risque fatal : elle donne aux terroristes le statut qu’ils recherchent, celui d’acteur géopolitique mondial et de force militaire. C’est l’impasse de la GWOT de l’administration Bush. Partout où elle a été menée, cette guerre a peiné à remporter des victoires militaires nettes et a eu des effets politiques ambigus. En Afghanistan, en Irak et en Syrie, elle a sans aucun doute anéanti des ressources des réseaux terroristes internationaux. Mais elle a également provoqué un puissant « retour de bâton » : Daech est né en partie dans le but de lutter contre l’occupation américaine en Irak. Si plusieurs batailles contre les réseaux terroristes ont été couronnées de succès, au Mali par exemple, la « guerre contre le terrorisme » est malheureusement impossible à achever par une victoire. On ne peut faire la paix avec le terrorisme…
La province du Cabo Delgado, située dans le Nord du Mozambique, à 2500 kilomètres de la capitale, Maputo, est la seule du pays à majorité musulmane. C’est aussi l’une des plus pauvres. Depuis octobre 2017, elle est confrontée à l’augmentation graduelle et ininterrompue des violences, passant de trois attaques armées entre octobre et décembre 2017, à 19 en 2018, puis à 34 en 2019 et à 43 de janvier à avril 2020 (1). Ainsi, au cours des derniers mois, des dizaines de combattants qualifiés de djihadistes y ont brièvement occupé plusieurs villes, détruit des bâtiments administratifs et des postes de police en y imposant leur drapeau noir. Des opérations spectaculaires qui révèlent une montée en puissance de ces groupuscules longtemps restés mystérieux, selon les observateurs locaux. Au départ, ces opérations se manifestaient par des raids nocturnes à la machette dans les hameaux forestiers, non revendiqués, qui ont très vite laissé la place à des offensives complexes, en plein jour, visant des cibles officielles dans des chefs-lieux de district.
Entre revendications islamistes et violences communautaires ou religieuses locales, la situation sur le terrain est relativement complexe et les acteurs difficilement identifiables, une complexité que les contradictions dans le discours et les hésitations de l’action gouvernementale semblent avoir encore accentuée.
Une situation humanitaire préoccupante
La situation s’est dégradée rapidement au cours du premier semestre 2020, en raison de l’insécurité due aux attaques sur les villages isolés de groupes armés tuant, détruisant les maisons et
semant la terreur. La conséquence est qu’au moins 250 000 personnes sont désormais en situation de déplacement interne — un nombre qui aurait doublé entre mars et juillet, tandis que plus de 5500 personnes sont arrivées dans la province voisine de Nampula et plus de 100 dans celle de Niassa, selon le Bureau des Nations Unies pour la Coordination des affaires humanitaires (OCHA) (2). L’organisme onusien souligne que ces problèmes sécuritaires viennent toucher une région où le manque d’accès à l’eau potable et aux installations d’assainissement a été aggravé par le passage du cyclone Kenneth en avril 2019, de fortes pluies et inondations en décembre 2019 et janvier 2020, provoquant une épidémie de choléra, tandis qu’une insécurité alimentaire sévère touche la zone. À présent, elle est aussi particulièrement menacée par la COVID-19, concentrant début juillet environ un quart des quelque 1000 cas enregistrés depuis le début de l’épidémie dans le pays. Au total, l’OCHA estime que 712 000 personnes ont besoin d’une aide urgente. Début juin, les Nations Unies ont lancé un appel de 35 millions de dollars (environ 30 millions d’euros) à la communauté internationale pour un plan de réponse rapide pour le Cabo Delgado, qui serait mis en oeuvre d’ici à décembre 2020. Mais un mois plus tard, 20 % seulement de ce budget ont pu être collectés.
Clivages identitaires et rivalités historiques
Pour comprendre les enjeux et la complexité de ce conflit, plusieurs facteurs et hypothèses sont avancés par les observateurs, notamment les revendications historiques de pouvoir et de ressources, les clivages ethniques et religieux, les rancunes non résolues et les griefs de certains groupes contre d’autres, les intérêts des « Big Men » locaux, ceux du gouvernement et ceux des multinationales liées à l’exploitation des nouveaux gisements de gaz, découverts au large du Cabo Delgado.
Tout d’abord, une vieille rivalité oppose les Makondés, très majoritairement chrétiens, vivant sur les plateaux de l’intérieur des terres, aux Makuas et aux Mwanis, dont les sociétés côtières à dominante swahilie sont héritières des sultanats du XIXe siècle.
Les Makondés ont joué un rôle décisif dans la guerre de libération nationale, en tant que piliers du Front de libération du Mozambique, le parti au pouvoir depuis l’indépendance. Cela explique pourquoi les généraux makondés de l’intérieur bénéficient en priorité des investissements destinés à la province, ce qui suscite des frustrations chez les Mwanis. Or les insurgés opèrent « essentiellement en territoire mwani » (3). Par ailleurs, les Makondés ont presque toujours perçu l’islam, religion des Mwanis, comme hostile à leurs traditions et modes de vie (4). Il convient d’ajouter à ces rivalités et clivages les divisions intraethniques et les dissidences au sein du parti au pouvoir en lien avec l’ancien régime. S’opposent alors les Makondés de Muidumbe et ceux de Mueda — respectivement « Makonde de primeira » et « Makonde de segunda » (de première classe et de seconde zone) —, les premiers se plaignant de n’avoir pas vu les avantages de leur contribution à la guerre d’indépendance et de leurs sacrifices.
C’est ainsi que le port de Mocimboa da Praia, majoritairement peuplé de Mwanis, concentre à lui seul plusieurs dimensions du conflit et semble constituer le centre névralgique des combats depuis le déclenchement des attaques dans la province. La ville a été brièvement saisie par des militants djihadistes le 24 mars 2020 — avant une autre ville importante deux jours plus tard, Quissanga, plus au sud. Ces deux attaques militaires planifiées et à grande échelle révélaient déjà un changement radical dans la stratégie du groupe de combattants qui sévissait jusque-là dans de petits villages isolés, connu localement sous le nom d’Al-Shabab bien qu’il n’ait aucun lien connu avec le groupe djihadiste somalien du même nom, affilié à Al-Qaïda ; lui au contraire a prêté allégeance à Daech en 2019 (5). Si ces attaques ont été revendiquées par l’État islamique, qui souhaite ainsi montrer qu’il étend son influence dans ce pays dans le cadre d’une vaste stratégie africaine, et que les vidéos des assauts ont été reprises par son agence de presse Amaq, les motivations du groupe mozambicain semblent demeurer prioritairement locales. Pour certains spécialistes, il s’agit donc plus d’une alliance pragmatique que d’une réelle franchise de l’État islamique au Mozambique.
Un dispositif sécuritaire et militaire peu efficace
Si dans un premier temps, le gouvernement mozambicain a cherché à minimiser les faits, l’insurrection djihadiste est à présent plus largement reconnue. Après de nombreuses hésitations et le refus d’une intervention internationale au Cabo Delgado, le président mozambicain, Filipe Nyusi, à la tête du pays depuis 2015 et réélu pour un second mandat en octobre 2019, a fini par reconnaître à demi-mot lui aussi la gravité de la situation et les failles de son dispositif de riposte, et a déclaré que son gouvernement ne se reposerait pas tant que la stabilité ne serait pas revenue au Cabo Delgado, indiquant que le soutien de la communauté internationale serait essentiel pour ce faire, et que l’un des grands défis de son second mandat à la tête du pays était bel et bien le conflit du Cabo Delgado (6).
En effet, les forces de sécurité mozambicaines ont eu beaucoup de difficultés à contenir la menace et l’intensité des attaques. En septembre 2019, le gouvernement a fait appel à la société privée russe Wagner (en accord avec Moscou (7)), mais sans succès opérationnel, jusqu’en avril 2020. Les paramilitaires russes se sont pour le moment retirés pour se réorganiser. Le gouvernement
mozambicain aurait sollicité depuis lors les services d’une compagnie de sécurité sud-africaine, mais son efficacité opérationnelle et tactique, en l’absence de troupes au sol, est très limitée. Le 13 août 2020, malgré une sécurité renforcée, les insurgés djihadistes ont réussi à s’emparer du port de Mocimboa da Praia, avec cette fois l’intention d’y rester.
Ces échecs ont démontré la nécessité d’une réforme urgente des forces armées et de sécurité mozambicaines. Le refus du soutien international aura été catastrophique pour la stabilité de la province et le développement du pays. Mais pour que l’aide internationale soit efficace, il faut au préalable une stratégie nationale de gestion du conflit avec une direction politique des opérations qui intègre les interactions et la mobilité entre l’armée, la police locale et les communautés.
Les États-Unis et certains partenaires régionaux et internationaux, notamment les Nations Unies ont souhaité, depuis juin 2020, voir se développer une approche globale de gestion de ce conflit qui prenne en compte la sécurité, l’engagement communautaire et la communication. Mais cette approche ne pourra être efficace que s’il y a une réelle capacité d’initiative stratégique nationale, une bonne interopérabilité des forces régionales et une réelle capacité d’appropriation des mécanismes internationaux à très court terme. À cette exigence s’ajoutent la lenteur, les hésitations liées au déploiement des grandes puissances et la lourdeur des négociations dans les grands ensembles de concertation diplomatique.
Faut-il déclarer le Cabo Delgado en guerre ?
Depuis le début des affrontements dans le Nord du Mozambique, le gouvernement mozambicain n’a pas cédé à
Si ces attaques ont été revendiquées par l’État islamique, qui souhaite ainsi montrer qu’il étend son influence dans ce pays dans le cadre d’une vaste stratégie africaine, les motivations du groupe mozambicain semblent demeurer prioritairement locales.
la tentation de déclarer l’état de guerre dans la province du Cabo Delgado, malgré la pression de l’opposition et d’une partie de la société civile. Pour le Mouvement démocratique du Mozambique (MDM), troisième parti du pays, une déclaration formelle d’état de guerre dans cette province pourrait aider à mobiliser la communauté internationale pour fournir une assistance au gouvernement mozambicain dans sa lutte contre les groupes islamistes armés.
Il convient de souligner qu’une telle déclaration est lourde de conséquences pour tout État attaché à sa souveraineté. Comme l’ont souligné, à juste titre, certains experts, elle nuirait sérieusement à l’image du Mozambique à l’étranger, et donc à son attractivité pour le développement d’activités économiques et les investissements. Personne ne voudrait investir dans une zone « en guerre ». Le choix du gouvernement, même s’il est très critiquable à première vue, est donc loin d’être irréfléchi.
En géopolitique, chaque État, chaque acteur dans les rapports de forces internationaux, possède une psychologie, une rationalité propre qui gouverne son existence et sa survie stratégique. En tant qu’acteur rationnel, le gouvernement mozambicain a estimé pendant longtemps que solliciter le soutien international reviendrait à céder un pan important de sa souveraineté aux puissances internationales, et à perdre par la même occasion non seulement son autonomie stratégique, mais aussi et surtout sa marge de manoeuvre dans les négociations commerciales pour la protection et la sécurité économique nationales, alors que Maputo cherchait ces dernières années à accroître les investissements étrangers au Cabo Delgado, une zone particulièrement riche en gaz. Déclarer l’état de guerre au Cabo Delgado aurait par ailleurs des conséquences juridiques lourdes. D’une part, cela mettrait l’insurrection locale sur un pied d’égalité avec l’État auquel elle est opposée, ce qui reviendrait à lui accorder de facto un statut d’acteur à part entière. Mais, d’autre part, l’état de guerre offrirait le cadre légal et la légitimité au déploiement opérationnel de l’armée mozambicaine. Pour l’instant, seules la police et les forces de sécurité locales sont engagées dans la lutte contre les insurgés.
C’est cette dernière raison — la mobilisation de l’armée — qui est avancée par ceux qui poussent en faveur d’une déclaration d’état de guerre au Cabo Delgado. Si cette hypothèse semble elle aussi légitime, elle paraît moins précautionneuse dans la mesure où elle n’évalue ni la complexité ni la profondeur géostratégique de la menace. Une telle déclaration tient compte de façon rigoureuse et prudente de l’opportunité de la victoire, du rapport de force dans le temps et dans l’espace, de l’efficacité des moyens et d’une évaluation sans complaisance des projections liées aux conséquences de la guerre à long terme. Le contexte politique et sécuritaire, ainsi que les équilibres géopolitiques régionaux actuels imposent deux choses particulières pour décider d’un état de guerre : les capacités d’anticipation de l’escalade de la violence et l’assurance permanente de la précision militaire dans des combats à la fois asymétriques, transnationaux et diffus. L’ouverture de cette province sur la mer n’offre pas que des avantages stratégiques potentiels en termes de trafic
de marchandises. Elle est aussi, en raison de cette position, exposée aux menaces multiples que connaît l’océan Indien. La déclaration d’état de guerre suppose donc au préalable un parfait contrôle des frontières maritimes et des lignes de ravitaillement des insurgés. Ce qui semble être une équation à plusieurs inconnues. Par ailleurs, même si les liens entre les insurgés et les groupes armés terroristes sous le commandement de l’État islamique n’ont pas été formellement établis au Cabo Delgado, la capacité de migration de ces groupes dans les espaces sous-gouvernés ou non gouvernés est à prendre en compte, surtout au moment où les États-Unis annoncent le retrait de leurs troupes de certaines parties de l’Afrique. Une telle décision des Américains, sans une capacité opérationnelle propre aux Africains, pourrait encourager des groupes armés terroristes à étendre leurs activités sur le continent (8).
L’exploitation des gisements de gaz, entre manne financière et « malédiction » nationale
La présence d’importantes ressources naturelles dans la région est source à la fois d’espoir pour le développement local et de convoitises. Les modalités de redistribution des fruits de l’exploitation de ces ressources sont donc logiquement un motif de conflit. Le ressentiment d’une partie de la population du Cabo Delgado, notamment les Mwanis et les Makuas, est aussi alimenté par ce qui est perçu comme une injustice économique. Avant la découverte des gisements de gaz, il y a environ dix ans, de grands groupes s’intéressaient déjà à l’exploitation du rubis du Cabo Delgado. Les mineurs artisanaux ont ainsi été forcés de quitter les zones d’exploitation. Le néolibéralisme sauvage introduit par les grands groupes n’a fait logiquement qu’amplifier les tensions déjà existantes. Avec la découverte au cours des dernières années d’immenses réserves de gaz naturel au large de la province, les enjeux sont devenus plus importants.
L’exploitation de ces gisements offshore, annoncée pour 2024, représente une manne gigantesque pour le Mozambique. Mais, dans le même temps, les affrontements s’intensifient dans la région entre les insurgés et les forces de sécurité mozambicaines. Cette configuration ne semble pas constituer un obstacle à l’offensive commerciale de certaines multinationales. En dépit de la chute des cours du brut et de la crise sanitaire qui frappe le monde, Total a bouclé le 17 juillet 2020 le financement de son projet gazier, ignorant par la même occasion toutes les critiques formulées par la société civile. Le groupe français est l’actionnaire principal d’un premier projet dont les investissements devraient à terme s’élever à 25 milliards de dollars, d’après le gouvernement. À lui seul, il devrait doubler le budget de l’État, l’un des plus pauvres du monde (9). Intitulé « Mozambique LNG », ce projet prévoit l’exploitation des champs de Golfinho et d’Atum, situés dans les eaux bordant la province du Cabo Delgado, et la construction de la première usine nationale de gaz naturel liquéfié, avec deux trains de liquéfaction d’une capacité totale de 13,1 millions de tonnes par an (10). Toutefois, parmi les multinationales pétrolières et gazières ayant manifesté leur intérêt pour investir dans de nouveaux projets d’exploration au Mozambique, certaines ont demandé au gouvernement d’augmenter sa présence militaire au Cabo Delgado afin de stabiliser la région (11).
On le comprend, la capacité de l’État mozambicain à accélérer le processus de stabilisation de la région et à assurer efficacement son autorité sur l’ensemble du territoire ainsi que le développement de l’inclusion socio-économique des espaces seront décisifs pour tirer profit de cette manne financière. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11)
La présence d’importantes ressources naturelles dans la région est source à la fois d’espoir pour le développement local et de convoitises.