La Bolivie est-elle devenue un narco-État ?
Comment l’histoire de la Bolivie productrice de cocaïne a-telle commencé ?
J.-F. Barbieri : La Bolivie, pays où la coca est consommée traditionnellement depuis des millénaires, est devenue véritablement producteur de cocaïne dans les années 1960. Elle a même été premier producteur au début des années 1980, à l’époque des dernières dictatures militaires, devant le Pérou et la Colombie — ce sont les trois seuls pays où est cultivée la coca. Mais elle a ensuite peu à peu diminué sa production, repassant au troisième rang. Il faut dire que la Colombie s’est alors lancée dans la culture de coca à grande échelle, approvisionnant par l’intermédiaire de ses propres cartels, puis des organisations criminelles mexicaines, le marché mondial, principalement nord-américain et européen.
À partir de 1990, la guerre à la drogue menée par les États-Unis a permis de diminuer ces productions par des campagnes d’éradication de la coca dans tout l’arc andin. Les gouvernements démocratiques boliviens — surtout celui de l’ex-général Banzer (1) dans les années 2000 — ont d’ailleurs intensifié cette lutte financée et menée par la Drug Enforcement Administration (DEA, la police antidrogue américaine, présente aux États-Unis et dans le monde). Cependant, depuis 2006 et l’arrivée au pouvoir du cultivateur de coca ( cocalero) Evo Morales, la production a augmenté de nouveau, pour, semble-t-il, se stabiliser ces dernières années.
Habituellement, les statistiques sont élaborées à partir de l’étendue des surfaces cultivées de coca, dont on déduit la capacité de production de cocaïne ; mais elles ne prennent pas en compte les gains de productivité réalisés tant sur les cultures que dans la fabrication de la cocaïne. La réalité n’est donc pas toujours bien connue, et ce d’autant moins qu’elle évolue rapidement. Selon les chiffres de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), la production de cocaïne bolivienne, d’un maximum de 255 tonnes (t) par an en 1994, était tombée à 43 t en 2000 pour remonter à 80 t en 2005, puis à 113 t en 2008 (2). L’ONUDC n’a pas actualisé sa méthode de calcul depuis cette date. Mais selon les statistiques américaines, cette capacité de production est bien supérieure : de 115 t/an en 2005, elle serait passée à un maximum de 249 t en 2017 (3). Si l’on se réfère notamment au Centre latino-américain de recherche scientifique (CELIN) (4), et d’après mes propres calculs, on se situe plus probablement entre les deux ces dernières années, autour de 150 t/an. Selon l’ONUDC, la part de la production bolivienne dans la production mondiale reste cependant bien inférieure à celle des deux autres pays producteurs. Elle se situerait autour de 10 % (contre 30 % environ en 1994).
Que s’est-il passé dans ce domaine sous les mandats successifs d’Evo Morales ? Evo Morales a mis en place une politique dite de « revalorisation de la feuille de coca ». Étant lui-même dirigeant syndical cocalero depuis de nombreuses années, ce thème était l’un des axes principaux de son programme politique. Il a autorisé de fait dès 2006 une grande partie des cultures de coca qui étaient auparavant interdites. Puis il les a légalisées en 2017, après avoir fait mener une étude sur la consommation traditionnelle de la « feuille sacrée » dans son pays et ses éventuels débouchés commerciaux, dans l’optique de développer une industrie agroalimentaire de la coca. Les surfaces de culture légale de la coca ont ainsi été portées de 12 000 à 22 000 hectares (ha). Parmi les nouvelles zones légalisées, on trouve les 7700 ha de sa région d’origine, le Chapare, située dans le centre de pays. Celle-ci produit pourtant une feuille impropre à la consommation classique et qui, depuis son développement, dans les années 1980, est celle qui alimente presque exclusivement le marché de la cocaïne. D’ailleurs, 85 % au minimum de cette production locale de feuilles échappe au marché de gros légal obligatoire de Sacaba à Cochabamba. Elle est, de fait, commercialisée sans contrôle, car l’organe d’État qui devrait assurer cette tâche est totalement corrompu, et incapable de présenter un quelconque suivi ou traçage. Le nombre d’unités de production (les puits de macération servant à l’élaboration de la pâte-base et les « fabricas », petits laboratoires où est confectionnée la cocaïne-base) qui sont démantelées par la police est bien plus important dans le Chapare que dans les autres régions productrices de coca. Y légaliser la production de coca, c’était donc autoriser officiellement les cultures qui alimentent le narcotrafic, d’autant plus qu’aucun projet agroalimentaire viable n’a vu le jour — les projets sont restés sans lendemain, faute de débouchés commerciaux.
Il en a été autrement avec les producteurs de coca des zones dites « ancestrales », situées principalement autour de la petite ville d’Apolo et dans la région des Yungas, au nord de La Paz, où est cultivée une feuille apte à la consommation traditionnelle — Yungas dont le second marché de gros officiel, celui de Villa Fatima à La Paz, reçoit bien 85 % de la production. Ces cocaleros ont d’abord appuyé le nouveau pouvoir, qui semblait les soutenir. Mais, au fil des ans, ils ont compris que Morales ne travaillait que pour les siens dans un système économique dirigiste étatique, alors qu’euxmêmes fonctionnaient sur un mode corporatiste. Lorsque le président- cocalero a voulu imposer sa politique aux producteurs des Yungas, notamment en cherchant à mettre la main sur leur syndicat, en 2016-2017, la rupture était consommée, et ces derniers sont entrés dans une opposition ouverte et violente face au pouvoir, qui les a réprimés.
Quel est le degré de collusion entre la classe politique et les narcotrafiquants en Bolivie ?
La classe politique a toujours eu des liens avec le narcotrafic, cette activité générant
Evo Morales a mis en place une politique dite de « revalorisation de la feuille de coca ». Étant lui-même dirigeant syndical cocalero depuis de nombreuses années, il a autorisé de fait dès 2006 une grande partie des cultures de coca qui étaient auparavant interdites.
des rentrées financières énormes. Avec Morales et ses amis du MAS (5) — son mouvement politique —, rien n’a changé. Mais aucun scandale visant un membre éminent du parti d’État n’a éclaté au grand jour, la police et la justice bolivienne étant aux ordres du pouvoir. Des rumeurs circulent concernant diverses personnalités, notamment l’ex-ministre de la Présidence, Juan Ramon Quintana, l’ex-numéro trois du régime. À ce jour, elles n’ont pas été confirmées. Cependant, de nombreux policiers de haut rang ont été arrêtés pour trafic de drogue, tel le général René Sanabria, ex-chef de la lutte antidrogue, en 2011 au Panama. Il purge une lourde peine de prison à Miami, aux États-Unis. Des proches d’Evo Morales ont aussi été arrêtés. C’est notamment le cas du « narcoamauta » Valentin Mejillones, le grand prêtre des cérémonies religieuses aymara (« amauta ») qui avait remis à Morales les bâtons de commandement, symboles du pouvoir, sur le site pré-incaïque de Tiwanaku, lors de sa prise de fonction en janvier 2006. Arrêté en 2010 avec 240 kg de cocaïne à son domicile, Mejillones a été relâché quelque temps plus tard et n’a jamais été jugé.
La corruption est-elle la seule raison qui puisse expliquer cette collusion ? Avant l’arrivée de Morales au pouvoir, la corruption, phénomène quasi culturel dans toute l’Amérique latine, expliquait cette collusion. L’appât du gain est énorme. Un kilogramme de pâte-base de cocaïne, dont la production coûte un maximum de 500 dollars, va être revendu trois fois plus aux trafiquants et six fois plus une fois transformé en cocaïne prête à l’exportation.
Avec la politique menée par Morales, visant à favoriser ses frères producteurs de coca du Chapare (la base de son électorat), c’est, en plus de la corruption de
en Bolivie, où les coûts de fabrication sont inférieurs. Sous l’ère Morales, cet élément était mis en avant afin de minimiser la production de cocaïne issue de la coca bolivienne. Ainsi donc, si l’on entend communément que « les Boliviens fabriquent leur cocaïne dans des labos colombiens qui la vendent aux Brésiliens », la réalité du terrain est plus complexe.
Pour exporter la marchandise, les voies et vecteurs dépendent de la destination : voie aérienne vers les pays voisins (BrésilArgentine) avec des avionnettes partant de pistes clandestines situées près des grands laboratoires ; voie terrestre par conteneurs, vers l’Argentine, et surtout le Chili et le port d’Arica, seule véritable sortie maritime commerciale permettant d’exporter la cocaïne dans le monde entier et principalement vers l’Europe. Les quantités expédiées par d’autres vecteurs, notamment les « mules » (hommes et femmes qui empruntent des vols réguliers en cachant la drogue in corpore), sont dérisoires.
Quelle est la politique du gouvernement en place depuis novembre 2019 (à la suite des démissions controversées d’Evo Morales et de ses autres potentiels successeurs) vis-à-vis des activités des narcotrafiquants ? Officiellement, le gouvernement précédent luttait déjà contre le narcotrafic.
Mais ce n’était qu’une façade destinée à rassurer la communauté internationale puisqu’il voulait bien lutter, mais sans déranger les cocaleros du Chapare, pourtant fournisseurs de la matière première. Au cours des dernières années de la présidence Morales, le discours gouvernemental et celui des dirigeants cocaleros du Chapare contredisaient ce constat, annonçant que cette région produisait plus d’agrumes et de légumes que de coca, laquelle était totalement sous contrôle et ne pouvait alimenter le narcotrafic, contrairement à ce qu’il se passait dans les Yungas. Ils inversaient les rôles.
Mais les choses semblent évoluer avec le nouveau pouvoir en place. Après avoir déclaré que l’industrie qui avait le plus prospéré sous l’ère Morales était celle de la cocaïne — ce qui est la réalité —, le gouvernement intérimaire de la présidente Jeanine Añez affiche une même volonté de lutter contre ce fléau, mais il a une analyse très différente de la situation. Bien que nous ne nous soyons pas concertés, il se trouve que les grandes lignes de la nouvelle politique de lutte contre le narcotrafic énoncées par la présidente dans ses discours-programmes des 22 janvier et 28 février 2020 (7) correspondent en tous points à l’analyse que je développe dans mon ouvrage. Ainsi, concernant la coca, le nouveau pouvoir compte abandonner la politique de « contrôle social » visant à réguler les surfaces légales — qui n’était qu’une façade destinée à laisser les mains libres aux cocaleros pour gérer leur production —, mais aussi revoir et corriger la loi de 2017 sur la coca, avec pour objectif de réduire, voire d’éradiquer les surfaces du Chapare. Concernant le narcotrafic, la présence des cartels étrangers est enfin reconnue et sera combattue, y compris avec l’aide internationale. Pour le moment, le retour de la DEA, expulsée par Evo Morales en 2008, n’est pas à l’ordre du jour. Mais il est fort probable que cette mesure sera envisagée si l’opposition au MAS est légitimée par le résultat des prochaines élections générales, prévues pour le moment le 18 octobre 2020.
Techniquement parlant, ce serait positif pour la lutte antidrogue. Cependant, un retour de la DEA et l’interdiction des cultures de coca du Chapare recréeraient un contexte semblable à celui des années 2000, période très tendue qui a conduit au pouvoir le cocalero Morales. Le risque d’une guerre civile dans le Chapare est réel : depuis des mois, les dirigeants syndicaux de cette région refusent un quelconque retour en arrière et menacent de prendre les armes pour se défendre. La situation, on le voit, est loin d’être pacifiée et résolue dans cette contrée qui vit économiquement de son lien avec le narcotrafic. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
Un retour de la DEA et l’interdiction des cultures de coca du Chapare recréeraient un contexte semblable à celui des années 2000, période très tendue qui a conduit au pouvoir le cocalero Morales. Le risque d’une guerre civile dans le Chapare est réel.
la mi-juillet 2020, le Brésil était, après les États-Unis, le deuxième pays au monde le plus atteint par la pandémie de COVID-19, avec plus de 2 millions de cas et plus de 70 000 morts. Au-delà de ces chiffres déjà tragiques, le plus préoccupant était toutefois que la maladie ne semble pas près d’atteindre le « plateau » à partir duquel le nombre de cas et de décès se stabilise. Au contraire, il est clair qu’elle continue à progresser et surtout à se répandre dans l’ensemble du pays. Or une grande partie de la responsabilité de cette aggravation vient de ce qu’il n’y a pas eu de politique coordonnée de lutte contre l’épidémie. C’est qu’à la crise sanitaire économique qui lui est associée, comme partout dans le monde, s’est ajoutée dans le cas brésilien une crise politique dont la responsabilité principale revient clairement au gouvernement fédéral, et en particulier au président de la République.
Les premiers cas de COVID-19 sont apparus au Brésil dans les derniers jours de février 2020, et il en comptait déjà plus de 90 000 au 1er mai, plus de 520 000 au 1er juin, près de 1 500 000 au 1er juillet et environ 2 100 000 au 20 juillet. La courbe de croissance ne donne pour le moment aucun signe d’aplatissement : elle est ascendante dans tous les États qui forment le pays (voir graphique p. 26, pour les principaux d’entre eux), le plus touché étant évidemment aussi le plus peuplé, São Paulo (plus de 40 millions d’habitants), suivi par le Ceará, dont la capitale, Fortaleza, a été particulièrement atteinte, et Rio de Janeiro, puis le Pará, en Amazonie.
La contagion a donc commencé dans les grandes villes, qui sont aussi celles où se sont révélés les premiers cas, en
général des voyageurs arrivés d’Europe par avion. Mais à partir de là, elle s’est diffusée dans tout le pays, en Amazonie au long des fleuves, sur le reste du territoire par les autobus interurbains qui sont le moyen de transport le plus fréquemment utilisé (1).
La carte de la situation au 10 juillet 2020 (voir p.27) fait apparaître l’expansion de la maladie, avec un nombre absolu de cas plus élevé dans les grandes villes du littoral et une situation particulièrement critique, en proportion de sa population, en Amazonie.
Face à cette épidémie mortelle, la réaction des autorités brésiliennes a été molle et mal coordonnée : la responsabilité principale en revient au président Jair Bolsonaro, qui est sur la même ligne que Donald Trump aux États-Unis, Daniel Ortega au Nicaragua, Alexandre Loukachenko en Biélorussie et Gurbanguly Berdymoukhammedov au Turkménistan.
Il fait donc partie des dirigeants qui refusent de prendre au sérieux la pandémie de COVID-19, un groupe que l’on a qualifié d’« alliance des autruches » pour sa propension à se « mettre la tête dans le sable » pour ne pas voir le danger.
À de multiples reprises, il a fait des déclarations minimisant la gravité de la maladie, qu’il a qualifiée de « petite grippe », a participé sans masque à des manifestations publiques, dont certaines remettant en question des institutions du pays. Son scepticisme a entraîné les démissions successives de deux ministres de la Santé, remplacés depuis le mois de mai par un général faisant fonction de ministre intérimaire. Étant donné ce scepticisme et l’absence de politique fédérale de lutte contre la maladie, il est revenu aux gouverneurs des États et aux maires des grandes villes de prendre les mesures de confinement visant à réduire la contagion. Mais elles ont été prises de façon non coordonnée, avec des dates de confinement et de déconfinement différentes, des modalités variables et des contrôles plus ou moins efficaces. Cela a contribué pour une large part au fait que la population se sente perdue, fasse de moins en moins confiance aux autorités et s’expose davantage à la contagion. Pour beaucoup des plus pauvres, le confinement était de toute façon impossible puisqu’ils devaient sortir de leur logement (lui-même souvent mal équipé pour lutter efficacement contre la maladie) pour gagner au jour le jour de quoi se nourrir et nourrir leurs enfants. Ici et là, les habitants ont eux-mêmes mis en place des mesures de désinfection et des distributions de masques, sans les attendre des autorités, notamment dans quelques favelas de Rio de Janeiro.
Jair Bolsonaro est sur la même ligne que Donald Trump aux ÉtatsUnis, Daniel Ortega au Nicaragua, et Alexandre Loukachenko en Biélorussie. Il fait partie des dirigeants qui refusent de prendre au sérieux la pandémie de COVID-19, un groupe que l’on a qualifié d’« alliance des autruches ».
La crise politique
Comment expliquer que le président brésilien ait pris une position si différente de celle de la plupart des chefs d’État mondiaux ? Il faut dire qu’il a été élu, à la surprise générale, sans avoir réellement la stature et les compétences pour exercer ses fonctions, principalement à cause du rejet massif viscéral de la majorité de l’électorat vis-à-vis du Parti des travailleurs qui a été au pouvoir dans le pays de 2003 à 2016.
De cette période, qui s’est terminée par la destitution de la présidente Dilma Rousseff, une bonne partie de la classe moyenne a surtout gardé le souvenir de la corruption dévoilée par l’opération Lava Jato (« lavage express »), qui a montré qu’elle portait sur des dizaines de milliards d’euros. C’est en raison de ce rejet que beaucoup d’électeurs ont préféré appuyer un candidat qui n’avait jusque-là été qu’un médiocre député pendant 27 ans, après avoir été exclu de l’armée pour insubordination. Son succès a été assuré par le soutien des « 3 B » (la Bible, le boeuf et la balle, c’est-à-dire les protestants pentecôtistes, le secteur agro-exportateur et les partisans de la violence comme solution à l’insécurité), ainsi que par celui des forces armées, sur lesquelles il s’appuie largement pour gouverner.
« Gouverner » n’est peut-être pas le mot approprié, car en réalité sa pratique est faite de déclarations fracassantes et provocatrices, rarement suivies d’effet puisqu’il ne dispose d’aucune majorité au Parlement et que la plupart des réformes qu’il propose ne sont pas mises en oeuvre. Néanmoins, une partie de son programme et de celui de ses alliés les plus extrémistes est appliquée par le biais de décrets, de circulaires et de
mesures techniques dont la plupart ont pour objet de « détricoter » ce qui a été réalisé par les gouvernements antérieurs. Les provocations ont alors pour effet essentiel — et sans doute est-ce là leur principale raison d’être — de détourner l’attention de ce qui se passe à l’arrière-plan. On en a eu confirmation lorsqu’une décision de justice a obligé à rendre public l’enregistrement d’un conseil ministériel où le ministre de l’Environnement avançait qu’il fallait profiter de l’épidémie pour « faire passer le troupeau » (c’est-à-dire prendre les mesures impopulaires) pendant que l’attention de l’opinion était détournée vers d’autres sujets.
Cette tactique paraissait remporter un certain succès avant que l’arrivée de la pandémie ne mette cruellement en lumière les insuffisances et l’absence de vision stratégique au niveau fédéral, ce qui s’est traduit par une baisse de la popularité du président et de son gouvernement. Il garde toutefois l’appui inconditionnel de 20 à 25 % de l’électorat et gagne des points parmi les électeurs les plus pauvres qui lui sont reconnaissants des quelques aides d’urgence qui ont été distribuées pour éviter le pire.
Cela pourrait ne pas suffire, car il est menacé par une série de procédures judiciaires contre ses fils et par le procureur général de la République, à la suite des accusations de l’ex-ministre de la Justice Sergio Moro, qui affirme que le président aurait tenté d’interférer dans les enquêtes de la police fédérale afin de protéger sa famille, visée par plusieurs enquêtes, pour s’en protéger. Une trentaine de demandes en destitution ont été déposées auprès du président de la Chambre des députés, par le Parti des travailleurs de Lula, mais aussi par des mouvements de la droite conservatrice. Pour y échapper, Bolsonaro a négocié une alliance avec les petits partis dits du « centrão », ventre mou du Parlement brésilien, qui monnaient cher leur soutien, en échange de ministères et de directions d’administration — au risque de mécontenter sa base, qui l’avait appuyé parce qu’il allait rompre à tout jamais avec la « vieille politique »… De plus, le pays a perdu beaucoup de sa crédibilité dans l’opinion internationale, que ce soit dans les médias ou — ce qui est plus grave — auprès des investisseurs, dont certains font pression sur le gouvernement brésilien pour qu’il modifie son comportement, notamment en arrêtant d’encourager ouvertement le déboisement de l’Amazonie. C’est sans doute là l’un des points les plus négatifs, car cela atteint directement l’image du Brésil, qui avait été progressivement construite au cours des décennies précédentes sur les plans diplomatique, économique et culturel, au point qu’on le voyait comme l’un des « pays émergents ».
Tout cela est-il remis en question ? Probablement pas, car le pays dispose encore de quelques avantages concrets et permanents qui ne sont pas remis en question par cette période difficile.
Les atouts de fond
Il faut en effet distinguer ce qui relève de la conjoncture — si difficile soit-elle — et ce qui constitue des données permanentes, celles qui déterminent réellement les perspectives et le potentiel d’un pays. De ce point de vue, le Brésil dispose de quelques atouts de fond comme nous avions déjà pu l’indiquer il y a quelques années (2) : l’immensité et les ressources abondantes de son territoire, celles de sa population, le fait qu’il ait acquis son indépendance énergétique et
Cas cumulés
Cas cumulés pour 10 000 hab. alimentaire, une conjonction de facteurs favorables dont bien peu de pays dans le monde peuvent se vanter.
La menace immédiate créée par la pandémie ne doit pas en faire oublier une autre plus insidieuse, celle de la faim, ou du moins des disettes, qui est toujours présente pour une bonne partie de la population mondiale. De ce côté, le Brésil n’a pas de souci à se faire : il est un très grand pays agricole, qui non seulement a largement de quoi alimenter sa population (si elle a les ressources financières suffisantes pour faire son marché), mais est aussi l’un des grands exportateurs mondiaux de produits agricoles. On y produit à peu près toute la gamme des denrées agricoles mondiales, car l’étendue du pays en latitude permet d’y cultiver aussi bien les plantes tropicales que celles du monde tempéré. Il a pour cela d’immenses avantages comparatifs : de l’espace, du soleil, de l’eau, de la main-d’oeuvre d’exécution et d’encadrement, plus les industries d’amont et d’aval qui enserrent l’agriculture dans un puissant complexe agro-industriel.
Il dispose en outre de beaucoup de terres arables disponibles. De ce point de vue, c’est l’un des pays les mieux dotés de la planète. Sur les 851 millions d’hectares du pays, en tenant compte des surfaces déjà réservées pour la protection de la nature et les réserves indiennes, 402 millions sont cultivables, alors que seulement 62 millions sont utilisés par l’agriculture. Il resterait donc 340 millions d’hectares à cultiver sans causer d’impact environnemental, dont 90 millions d’hectares immédiatement disponibles, soit trois fois la surface agricole utile française.
Le Brésil comptait en 2019 un peu plus de 210 millions d’habitants. C’est le résultat d’une progression rapide : en 1900, il n’en avait que 17, et 40 millions en 1940, tout comme la France à la même date. Autour de 1960, cette croissance a commencé à ralentir, mais la structure par âge de la population reste marquée par la prépondérance des jeunes et le Brésil a la chance d’avoir devant lui une « fenêtre démographique » : la proportion de la population d’âge actif y sera pour une vingtaine d’années au moins plus importante que celle de l’inactive, soit les plus jeunes (grâce à la réduction de la natalité) et les plus âgés (encore peu nombreux puisqu’ils sont nés alors que l’espérance de vie était basse). Pas d’urgence donc, à modifier le système des retraites, quoi qu’en disent les secteurs économiques qui souhaiteraient mettre en place un système de prévoyance privée et qui ont obtenu, en inquiétant la population, qu’une réforme soit menée en ce sens.
Cette population nombreuse, relativement jeune et active, est un des grands atouts du pays, car elle lui garantit un large marché intérieur. Et même si une proportion importante de la jeunesse est encore insuffisamment formée, sa qualification progresse constamment, comme en témoignent quelques universités et centres de recherche de qualité, qui collaborent avec leurs homologues européens et nord-américains, et de grandes firmes brésiliennes qui ont acquis une stature internationale et se hissent aux tout premiers rangs mondiaux dans quelques secteurs comme les mines, la viande de boeuf, la brasserie et même la construction aéronautique.
Le Brésil a par ailleurs acquis un avantage décisif dans la compétition mondiale : une indépendance énergétique presque totale, grâce au pétrole qu’il a su trouver sur son territoire, à l’hydroélectricité fournie par ses fleuves et aux ressources de la biomasse, principalement l’alcool combustible tiré de la canne à sucre, dont il est le premier producteur mondial. Grâce à la découverte d’immenses gisements offshore, il n’a plus besoin d’importer de pétrole, tout au plus d’échanger de petites quantités de telle ou telle qualité en fonction des usages recherchés (diesel, essence, kérosène, etc.). Cela a été rendu possible par le développement de techniques de forage en eaux profondes, car c’est sous 2000 mètres d’eau et 5000 mètres de sédiments qu’a été découvert en 2007 le gisement dit pré-sal (ainsi nommé parce qu’il est piégé sous une épaisse couche de sel), qui pourrait placer le Brésil dans les dix premiers pays en termes de réserves pétrolières. La source énergétique principale est toutefois ailleurs, et en rapport avec le gigantisme du pays : le Brésil dispose d’un formidable potentiel hydroélectrique. On pense naturellement à l’Amazone, mais ses ressources sont pour le moment difficiles à exploiter. C’est le Paraná qui est de loin le plus important dans ce domaine. Son fleuron est le barrage d’Itaipú, dont la puissance installée (14 000 MW) en fait la deuxième usine hydroélectrique mondiale.
Parmi les énergies nouvelles, c’est l’utilisation de l’alcool de canne à sucre comme combustible qui obtenu le plus net succès. Mélangé à l’essence dans une proportion d’environ 20 %, il permet de réduire l’ajout d’additifs au plomb, et une innovation a relancé l’intérêt pour sa production : les moteurs dits flex-fuel qui fonctionnent à l’essence, à l’alcool ou à n’importe quelle combinaison des deux. Depuis 2012, ils équipent près de 90 % des nouvelles voitures vendues au Brésil.
À ces avantages massifs et incontestables, et sans vouloir masquer les difficultés que connaît par ailleurs le pays, on pourrait ajouter celui d’institutions démocratiques qui paraissent — à ce jour — solides, la crise actuelle ayant somme toute confirmé leur bon fonctionnement. Trente ans après la chute de la dictature militaire qui a régi le pays de 1964 à 1985, la démocratie brésilienne a survécu à plusieurs alternances politiques très fortes. Quoi que l’on puisse penser de la personnalité et de l’action de l’occupant actuel de la présidence de la République, force est de reconnaître qu’il a été élu dans les règles. Reste à espérer qu’il finira par trouver en lui-même ou dans son entourage les ressources suffisantes pour mener une action à la mesure des défis actuels ou que, dans un avenir plus ou moins proche, d’autres équipes seront enfin en mesure d’exprimer pleinement les potentiels de ce pays encore en devenir. (1) (2)
Le Brésil a acquis un avantage décisif dans la compétition mondiale : une indépendance énergétique presque totale.