Biélorussie : le début de la fin de l’ère Loukachenko ?
Si l’année 2015 avait permis à la Biélorussie de sortir de l’isolement diplomatique dans lequel elle se trouvait depuis de nombreuses années grâce au rôle d’intermédiation joué par son président, Alexandre Loukachenko, dans la crise ukrainienne, elle revient sur le devant de la scène cinq ans plus tard pour d’autres raisons moins flatteuses…
Dans la « dernière dictature d’Europe », les mécontentements et protestations se sont multipliés au cours des derniers mois. C’est d’abord, depuis fin 2019, le projet d’intégration entre la Russie et la Biélorussie (1) et la perspective d’une éventuelle absorption par son grand voisin qui ont provoqué des manifestations. Puis, la pandémie de COVID-19 et la façon dont le président Loukachenko a décidé de gérer la situation ont suscité de nombreuses critiques ou, à tout le moins, des questionnements. Selon son président, la Biélorussie ne serait pas réellement menacée par cette maladie et il n’y aurait aucune raison de céder à la « psychose » mondiale (2). Cette posture a suscité des incompréhensions au niveau international ainsi qu’un profond ressentiment au sein de sa propre population.
L’année 2020 aura également été marquée par une élection présidentielle, dans ce pays où le pouvoir est aux mains du même homme depuis vingt-six ans. En 1994, Alexandre Loukachenko est devenu le premier président de la toute jeune république biélorusse et, depuis lors, le pays a vu son système politique se verrouiller, se transformer en l’un des régimes les plus fermés et les plus autoritaires de l’ensemble de l’espace postsoviétique. Mais le scrutin du 9 août 2020 s’est différencié des précédents à certains égards et, malgré une évidente continuité dans le système, a créé la surprise pour de nombreux observateurs.
Les modestes prémices d’un changement politique
L’élection de 2020 aura eu pour particularité de se dérouler sur fond de dégradation inédite de l’image de Loukachenko. Il lui a en effet été reproché d’avoir négligé la sécurité de sa propre population en refusant d’adopter des mesures sanitaires pour lutter contre la pandémie, et de ne pas savoir en gérer les conséquences économiques. Bien qu’il soit impossible d’obtenir des données fiables (les centres de sondages indépendants sont tout simplement interdits en Biélorussie), les résultats des sondages réalisés par les médias en ligne biélorusses tels que Nacha Niva ( Tut, Onliner, Telegraf sur les intentions de vote ou les préférences politiques d’un panel de lecteurs volontaires donnaient au président des scores oscillant entre 1 et 3 %. Si ces chiffres ne reflètaient en rien le paysage électoral biélorusse, ils témoignaient toutefois de l’évolution de l’opinion publique vis-à-vis de son dirigeant et contrastaient considérablement avec ceux obtenus par l’Institut de recherches socio-économiques et politiques (IISEPS, Lituanie) lors des précédentes élections (à titre d’exemple, 38,6 % en 2015) (3). « Loukachenko bénéficiait [alors] (malheureusement) d’un soutien populaire et avait une majorité d’intentions de vote, même si les scores officiels étaient gonflés à l’époque », nous a confié Aliaksadr Lahviniec, politologue et militant politique directement impliqué dans les campagnes électorales de 2006 et de 2010, au cours d’un entretien téléphonique le 18 juin 2020.
Cette délégitimation du pouvoir s’est traduite également par une plus importante mobilisation de la population en comparaison des derniers scrutins. Elle s’est d’abord exprimée par une plus forte participation au processus de collecte des 100 000 signatures nécessaires à l’enregistrement de candidats à l’élection (4) et par une plus grande affluence aux manifestations, comme le 19 juin où 140 personnes se sont fait arrêter. Elle concerne, d’autre part, la mobilisation des citoyens sur les réseaux sociaux, rendue possible grâce aux transformations numériques que traverse actuellement la Biélorussie. En effet, malgré les tentatives pour contrôler l’espace numérique (l’agence de protection du territoire biélorusse faisait partie des « ennemis d’Internet » selon Reporters sans frontières en 2014), ce dernier semble échapper au pouvoir politique. Les réseaux sociaux et médias en ligne (tels que ceux déjà mentionnés ou encore le blog de Sergueï Tikhanovsky) ont permis de créer un espace d’échanges qui n’existait pas il y a encore quelques années.
Dans ce contexte de fragilisation de sa légitimité et de montée en puissance de l’opposition non institutionnalisée, le président biélorusse, inquiet probablement pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, a eu ouvertement recours à la force à l’encontre de ses opposants politiques, avant même la tenue du scrutin. Deux candidats à l’élection présidentielle, l’ex-président de la banque biélorusse Belgazprombank, Viktor Babaryko, et Sergueï Tikhanovsky, youtubeur, dirigeant de la chaîne « Le pays où bien vivre », sont incarcérés depuis le printemps (initialement, c’était pour 15 jours). La figure historique de l’opposition, Mikola Statkevitch, a dû, lui aussi, purger une peine de prison pour une manifestation non autorisée. Lors des deux scrutins précédents, les arrestations étaient intervenues seulement à l’issue des élections (en 2010, sept candidats sur les neuf qui se sont présentés contre Loukachenko avaient été arrêtés) (5). Précisons cependant que les incarcérations « par anticipation » sont une nouveauté relative, car en 2006 déjà, alors qu’il cherchait à assister à l’« Assemblée panbiélorussienne du peuple » convoquée par le président Loukachenko, le candidat Kazouline s’était fait passer à tabac puis arrêter pour « hooliganisme » (6).
Un autre facteur semble avoir évolué depuis les derniers scrutins, à savoir le point d’équilibre du système de la « carotte et du bâton » qu’Alexandre Loukachenko appliquait invariablement à l’approche des campagnes électorales. Bien que le « bâton » de l’oppression et l’usage de la force soient restés tout aussi présents dans l’action du gouvernement, la « carotte » a pris une tout autre place. « Alexandre Loukachenko n’avait jamais été confronté à des militants d’opposition auparavant », explique Aliaksadr Lahviniec, faisant référence à une visite d’usine fin juin, au cours de laquelle des pancartes hostiles au leader biélorusse ont été brandies en sa présence (7). « Cette fois, il s’est donné les moyens de donner l’illusion d’une véritable campagne électorale. » En amont de l’élection, le discours du président sur la libéralisation et la diminution du « contrôle administratif » sur la population faisait également partie de cette opération de séduction.
Un système qui reste verrouillé
Malgré quelques étincelles d’espoir, les résultats officiels de la dernière élection présidentielle en Biélorussie étaient prévisibles pour de nombreuses raisons. Premièrement, les caractéristiques mêmes
L’élection de 2020 aura eu pour particularité de se dérouler sur fond de dégradation inédite de l’image de Loukachenko.
du régime d’Alexandre Loukachenko, réélu à quatre reprises depuis 1994 (bien que les scores officiels soient largement contestés par les observateurs internationaux), sont un facteur bloquant l’évolution de l’échiquier politique. Depuis son arrivée au pouvoir, le président biélorusse a instauré un régime autocratique qu’il revendique ouvertement autoritaire, tous les pouvoirs — exécutif, législatif et judiciaire — étant concentrés entre ses seules mains. Les rapports successifs d’Amnesty International témoignent par ailleurs de sa mainmise sur la société civile : en 2017-2018, « les médias, les ONG, les partis politiques et les rassemblements publics restaient soumis à des restrictions draconiennes imposées dans la loi ». De nombreuses irrégularités ont été relevées lors des quatre dernières élections (2001, 2006, 2010 et 2015) en Biélorussie : utilisation de ressources administratives et de moyens des associations publiques, irrégularités dans le décompte des voix, inégalité d’accès des candidats aux médias publics, etc. (8). Rien ne laissait donc présager un déverrouillage du système par le président biélorusse en 2020. Aveuglé par le pouvoir et en rupture profonde avec la société civile en pleine mutation, il a cependant commis une erreur politique majeure en s’attribuant un score de plus de 80 % afin de créer une illusion de continuité avec ses deux décennies de présidence. Est-ce une erreur de calcul ou un stratagème dont on ne connaît pas encore tous les ressorts ?
Toujours est-il que dix jours après le scrutin, on observe le soulèvement sans précédent d’une population jeune, urbanisée, fatiguée d’être étouffée et condamnée à la stagnation socioéconomique dans laquelle se trouve le pays depuis de nombreuses années. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Alexandre Loukachenko, il traverse régulièrement des crises ou des difficultés économiques qui alternent avec des périodes plus calmes permettant aux autorités de préserver une illusion de stabilité. Défauts de paiement, appauvrissement de la population, montées du chômage et de l’inflation sont récurrents et s’expliquent en grande partie par une grande vulnérabilité de l’économie biélorusse. Elle est, en effet, caractérisée par une forte dépendance énergétique et financière à l’égard de la Russie, un enclavement géographique, une faible diversification géographique et sectorielle des exportations, une omniprésence du secteur public dans l’économie (56 % de la valeur ajoutée, 70 % du PIB selon la Coface), une corruption élevée, etc. Les difficultés économiques que traverse actuellement le pays (selon la Banque mondiale, l’économie biélorusse devrait se contracter de plus de 2 % en 2020 en raison de la pandémie de COVID-19 (9)) ne sont pas inédites mais, conjuguées à d’autres facteurs, contribuent à une déstabilisation majeure du système.
La difficile consolidation de l’opposition jusqu’à la surprise du 9 août
L’opposition biélorusse était, avant la dernière élection présidentielle, surtout caractérisée par sa faiblesse relative. Il s’agissait d’une conséquence du régime instauré par Alexandre Loukachenko, mais également de l’absence d’une culture démocratique en Biélorussie. Dans un contexte de libertés (d’expression, d’association, de manifestation) muselées — la Biélorussie se situe à la 153e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse 2020 de Reporters sans frontières —, il a été extrêmement difficile pour des candidats alternatifs de consolider leurs positions, ce que reflètent la dispersion de l’opposition (absence d’un candidat unique) ainsi que la faiblesse des programmes politiques. Un mois avant le scrutin, les projets des rivaux de Loukachenko n’étaient accessibles que sous forme d’idées partagées, sans beaucoup de précisions, dans des entretiens accordés aux médias indépendants (10). Les thèmes tels que les relations avec la Russie, la sortie de la Biélorussie de la crise socio-économique, les relations avec l’Union européenne et l’OTAN étaient systématiquement évoqués, mais de manière trop superficielle pour rassembler une part suffisante de la population, capable de faire basculer le résultat électoral. Peu consolidée, l’opposition biélorusse était également confrontée à un autre obstacle lié à la nature de l’administration électorale proprement dite. L’OSCE/BIDDH, la Commission de Venise et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont, à maintes reprises dans leurs rapports, émis des doutes quant au rôle de la présidence de la République dans la nomination des candidats à la Commission électorale centrale, et à l’influence qu’elle pourrait exercer sur ces derniers. D’où la difficulté des candidats d’opposition — ceux qui parviennent à rester en lice — à obtenir des scores significatifs.
L’unification des équipes des trois principaux concurrents d’Alexandre Loukachenko, Babaryko, Tsepkalo et Tikhanovsky, qui s’est produite fin juillet avec l’objectif de soutenir la seule candidate qui a pu se présenter, Svetlana Tikhanovskaya (l’épouse du dernier), a été une surprise pour de nombreux observateurs. Elle l’a également été pour A. Loukachenko, la violence des dernières répressions en est la preuve. Le mouvement « Verim.Mojam.Peramojam » (« Nous croyons, pouvons et allons gagner ») illustre une véritable transformation de la société civile biélorusse ; il est devenu le symbole d’une quête d’émancipation et de démocratisation dans cette ancienne république soviétique. Finalement, les faiblesses de ce mouvement — une émergence tardive, un manque de structuration, un faible écho initial auprès de l’électorat, le caractère féminin de son équipe dans une société aux représentations majoritairement patriarcales du pouvoir, une personnalité inattendue à sa tête (femme, jeune, sans expérience politique…) — sont
devenues ses forces, suscitant une mobilisation sans précédent dans plus de 30 villes du pays et provoquant des basculements à tous les niveaux. Une « convergence des luttes » s’est produite entre des contestations individuelles, des mobilisations collectives dans de nombreux secteurs de l’économie et des retournements institutionnels à titre individuel ou collectif.
Moscou, la carte décisive d’A. Loukachenko
Les événements en Biélorussie sont suivis de près de l’autre côté de la frontière est du pays. Les tensions entre Minsk et le Kremlin qui ont précédé le scrutin ont été largement surestimées et ne laissent en rien présager un revirement de Poutine vis-à-vis de son homologue biélorusse. La relation entre la Russie de V. Poutine et la Biélorussie d’A. Loukachenko depuis plus de vingt ans reste du type « Je t’aime, moi non plus », oscillant selon les périodes entre rapprochement et mise à distance. La récente discorde autour du projet d’intégration entre les deux pays (11) et des conditions de livraison du pétrole et du gaz russes en Biélorussie ne constitue aucunement une raison suffisante pour que le Kremlin tourne le dos à l’actuel dirigeant biélorusse, surtout en l’absence d’autres figures politiques plus attractives pour Poutine. Les allusions d’Ivan Tertel, chef du Comité de contrôle d’État, aux « marionnettistes ( kuklovodi) russes [qui] se mêlent des affaires internes de la Biélorussie » (12) (sous-entendant le soutien du Kremlin à Viktor Babaryko) n’étaient qu’une mise en scène ayant permis à Loukachenko de jouer, dans sa campagne électorale, la carte de l’indépendance visà-vis de Moscou.
Depuis le 9 août, ce jeu politique ambigu se poursuit. S’il a été l’un des premiers chefs d’État à féliciter A. Loukachenko de sa réélection, V. Poutine se montre extrêmement discret concernant les manifestations post-électorales. Cette discrétion n’est cependant pas synonyme d’indifférence. Bien qu’une intervention militaire de la Russie semble peu probable (une telle décision coûterait sans doute cher à Poutine sur le plan intérieur), des manoeuvres « douces » sont déjà en cours dans ce pays qui relève de son pré carré oriental : couverture des événements à Minsk par les médias officiels russes dans le but de discréditer les manifestants, nomination de personnel russe au sein de BT, la chaîne de télévision d’État biélorusse, ou encore promesse du Kremlin d’intervenir en cas de « menace extérieure ».
Le maintien d’Alexandre Loukachenko au pouvoir semblait prévisible avant le 9 août 2020. La contestation populaire, baromètre d’une rupture profonde entre le pouvoir autocrate et une société civile en pleine mutation, elle aussi. La secousse économique et sociale de la COVID-19, l’absence de réponse adéquate de la part des autorités, un pouvoir qui s’entête dans sa forme autocratique en décalage avec les aspirations de la société civile, l’orgueil d’A.Loukachenko souhaitant préserver son « honorable » score de 80 % des voix et, paradoxalement, l’absence d’opposition institutionnalisée et consolidée en amont du scrutin, expliquent la situation de « l’après-9 août ». L’organisation d’une nouvelle élection, exigence majeure des manifestants biélorusses, semble avoir été entendue par les autorités contestées — A. Loukachenko se disant favorable à l’organisation d’un nouveau scrutin, mais… seulement après un changement de la Constitution par référendum. Ne s’agit-il pas, tout simplement, d’une façon de gagner du temps afin d’étouffer, in fine, le mouvement de contestation ? (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12)
Sur la place centrale de Makhatchkala, la capitale de la République du Daghestan, un impressionnant chantier s’achève en ce mois de décembre 2019.
Sous le regard de l’emblématique statue de Lénine qui scrute l’édifice abritant gouvernement et Parlement, cette rénovation, telle une métaphore, semble mettre un point final à une refonte politique historique. Le 2 février 2018, le Kremlin opérait en effet une purge sans précédent à l’encontre du gouvernement du Daghestan, condamnant à de la prison ferme pour corruption ses cadres les plus emblématiques, dont le Premier ministre, Abdusamad Hamidov, et le maire de Makhatchkala, Musa Musayev.
Sujet de la Fédération de Russie (1), le Daghestan a bénéficié d’une grande autonomie de gestion à la suite de la chute de l’Union soviétique. Mais son économie, victime de la désindustrialisation (2) et en mal de diversification, s’est largement reposée sur les transferts budgétaires fédéraux (qui représentaient encore plus de 74 % du budget annuel daghestanais en 2018, soit environ un milliard de dollars [900 millions d’euros] par an alloués par Moscou) (3). Dans ce contexte économique très fragile, le clan politique de l’ancien chef du Daghestan Ramazan Abdoulatipov (2013-2017), démissionnaire quelques mois auparavant, s’est attiré les foudres de Moscou après des années de détournements de fonds publics. Une corruption endémique qui n’avait fait que s’accroître à mesure que les tensions sécuritaires ébranlaient la république fédérée russe la plus peuplée (3 millions d’habitants) des sept entités du district fédéral du Caucase du Nord.
La forte déstabilisation du Daghestan (1999-2015), corollaire de la deuxième guerre de la Tchétchénie voisine (1999-2009) (4) — elle-même déclenchée par Moscou après l’invasion de villages daghestanais par la minorité djihadiste tchétchène (5) —,
a entretenu sa mauvaise réputation et une longue stagnation économique. L’établissement de « l’Émirat du Caucase » en 2007 par Dokou Oumarov, chef de guerre et dirigeant tchétchène à la tête de la faction islamiste, désirant instaurer la charia sur l’ensemble du Caucase du Nord, a accentué la pénétration du terrorisme djihadiste dans son vilayat (« district ») daghestanais : des attaques orchestrées par le groupe armé Sharia Jamaat se sont multipliées, se concentrant progressivement quasi exclusivement sur les forces de sécurité. Pendant une dizaine d’années, les nombreuses opérations antiterroristes menées par les forces russes (KTO) ont secoué des villes et villages entiers et fragilisé la population, notamment dans les environs de Bouïnaksk et de Khassaviourt.
Au total, entre 2010 et 2018, on dénombre 3599 victimes de ces violences (militants djihadistes inclus) sur le sol du Daghestan, selon les données de Kavkaz-Uzel, média indépendant de l’ONG russe Memorial (voir graphique p. 37).
De la réislamisation à la déstabilisation
À 95 % musulman et majoritairement sunnite chafiite de tradition soufie représentée par les confréries ( tariqats) Naqshbandiyya et Chadhiliyya (6), le Daghestan a vu l’apparition de l’islam sur son territoire, ainsi que sur une grande partie du Caucase du Nord, dès le VIIe siècle après notre ère : l’islamisation débuta après la conquête par le Califat islamique arabe, en 654, de la ville de Derbent (dans le Sud-Est de l’actuelle République), alors symbole de l’hégémonie des Perses qui en avaient fait le limes nord-ouest de leur Empire sassanide, berceau du zoroastrisme.
Malgré la défaite de la résistance nord-caucasienne menée par l’imam Chamil face à l’Empire russe à l’issue de l’interminable guerre du Caucase (1817-1864), la pratique de l’islam en Ciscaucasie demeura libre. Ce n’est que durant l’ère soviétique que l’islam fut interdit, bien qu’il ait survécu dans la clandestinité. « À la chute de l’URSS, le rétablissement de la liberté de culte et la plus grande ouverture des frontières eurent de nombreuses incidences. Plus que d’une renaissance, il s’agit d’une réislamisation », précise Akhmet Yarlykapov, expert reconnu, d’origine daghestanaise, au Centre for Caucasian Studies and Regional Security (MGIMO) et au Moscow State Institute of International Relations (interviewé à Moscou en décembre 2019). Ainsi, les Nord-Caucasiens ont pu se réapproprier, de manière paisible, leur islam soufi traditionnel, sous le contrôle de la Direction spirituelle des musulmans du Daghestan. Parallèlement, des flux de capitaux en provenance du golfe Persique et principalement d’Arabie saoudite favorisèrent l’établissement d’un courant minoritaire salafiste d’influence wahhabite (1,5 % de la population, soit environ 45 000 Daghestanais — chiffre qui revient chez les habitants et les experts, dont Akhmet Yarlykapov cité plus haut). Présent principalement dans les républiques de Kabardino-Balkarie, d’Ingouchie, de Tchétchénie, et donc du Daghestan, ce salafisme majoritairement quiétiste dit « modéré » (non politique et condamnant l’usage de la violence) n’a pu empêcher l’émergence d’une dissidence djihadiste grandement influencée par le prédicateur saoudien Ibn al-Khattab dans les années 1990.
Pacifier pour mieux contrôler : la stratégie de Moscou
En vue de sa réélection (acquise le 18 mars 2018), Vladimir Poutine poursuivit sa communication anticorruption et son processus de centralisation du pouvoir. Dès le 3 octobre 2017, soit quelques mois avant la purge du gouvernement Abdoulatipov, le président russe plaça Vladimir Vassiliev à la tête du Daghestan en tant que responsable par intérim. Premier chef de la République depuis 1948 à n’être
ni musulman (il est chrétien orthodoxe) ni issu de l’une des grandes ethnies daghestanaises (il est russe d’ascendance kazakhe), Vladimir Vassiliev est membre du parti Russie unie et fut député de la Douma entre 2003 et 2017. En septembre 2018, il fut confirmé dans ses fonctions de chef du Daghestan. Chargé par Moscou de remettre de l’ordre au niveau politique, budgétaire et sécuritaire, Vladimir Vassiliev bénéficie d’un déclin du terrorisme amorcé dès 2014 sous le mandat de son prédécesseur. En effet, alors que l’Émirat du Caucase s’affaiblissait considérablement, Ramazan Abdoulatipov avait opéré un virage répressif très critiqué quant à sa légalité et à son efficacité, en mettant fin au processus de dialogue avec les pratiquants salafistes quiétistes (7). Cette minorité fut alors la — mauvaise — cible des autorités (fichiers, contrôles et arrestations arbitraires à la sortie des mosquées, meurtres et bavures), grâce à une interprétation extensive de l’article 14 de la
Plus de vingt ans après l’avènement au pouvoir du dirigeant russe et le début du second conflit tchétchène, le Daghestan constitue pour Moscou, au-delà d’une entité fédérée à stabiliser, un périmètre géostratégique à l’échelle régionale (Caucase, Asie centrale, Moyen-Orient).
loi du 16 septembre 1999 sur « la prohibition du wahhabisme et d’autres activités extrémistes sur le territoire du Daghestan ». Cette stratégie n’a fait qu’alimenter l’esprit de vengeance et la radicalisation, vers un salafisme révolutionnaire, de petits groupes de militants, voire d’individus isolés. Rarement pratiquants à l’origine, ces loups solitaires retranchés dans les zones montagneuses et rurales sont surnommés (en russe, littéralement « qui viennent de la forêt »). Des centaines d’entre eux ont rejoint les rangs de mouvances djihadistes et plus particulièrement de l’organisation État islamique (EI), à laquelle l’Émirat du Caucase, à bout de souffle, prêta définitivement allégeance en 2015 — la Russie formant alors, après la Tunisie, le plus gros contingent de cette organisation en Syrie et en Irak.
« Avant les Jeux olympiques de Sotchi, les services de renseignement ont officieusement plus que favorisé — voire parfois forcé — le départ vers la Syrie et l’Irak de nombreux Daghestanais radicalisés, ou potentiellement radicalisés, pour ne prendre aucun risque. Selon le Kremlin, 5000 ressortissants russes, dont 1500 Daghestanais, sont partis, mais il y aurait eu en réalité 5000 Daghestanais à eux seuls ! », confie Akhmet Yarlykapov. Malgré plusieurs attaques meurtrières sur des civils revendiquées par l’EI entre 2014 et 2018 ainsi que des assauts contre des cellules terroristes dormantes jusqu’en 2019, notamment à Sultan-Yangi-Yurt, dans le centre du pays, cet « exode » massif a coïncidé avec la pacification progressive du Daghestan — l’amélioration de la sécurité est d’ailleurs confirmée par les habitants de ce village proche de Kiziliourt. Chargée de l’enregistrement des cultes, la Direction spirituelle du Daghestan, dirigée par le cheikh Akhmad Afandi Abdulaiev, ne contrôle pourtant à ce jour que la moitié des courants musulmans. Officiellement autorisé, comme en Ingouchie, le salafisme est, dans les faits, toujours muselé, sans être toutefois l’objet d’une répression aussi extrême qu’en Tchétchénie. Depuis son entrée en fonctions, Vladimir Vassiliev adopte une posture de compromis, dictée par Moscou. Il n’est pas rare d’apercevoir, à Derbent ou à Khassaviourt, des affiches le mettant en scène en train d’alerter sur les risques de radicalisation, faisant écho aux structures de prévention mises en place. L’avocate daghestanaise Sevil Navruzova, directrice du Centre de réconciliation et d’harmonie de Derbent et membre du Conseil antiterroriste de la République du Daghestan, est très impliquée dans ce processus et participe en outre au rapatriement de djihadistes depuis la Syrie et l’Irak — un sujet délicat sur lequel le Kremlin communique peu. « Ceux qui ont commis des crimes avérés sont alors jugés en vertu du droit pénal russe et condamnés en Russie. D’autres pourront être réinsérés sous haute surveillance s’il est prouvé qu’ils ont renoncé à combattre une fois sur place ou s’ils se repentissent. Plus de cent hommes sont déjà revenus », témoigne-t-elle avec rigueur depuis son bureau à Derbent. Moscou cherche ainsi à éviter de possibles représailles sur son sol par des combattants russes, mais aussi leur récupération par de nouvelles mouvances. Officiellement, seules les épouses, sous strictes conditions, et surtout les enfants, de manière automatique, sont la priorité de ces rapatriements — une faveur que le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, avait été le premier à obtenir de Vladimir Poutine en août 2017.
Un espace militaire stratégique
Plus de vingt ans après l’avènement au pouvoir du dirigeant russe et le début du second conflit tchétchène, le Daghestan constitue pour Moscou, au-delà d’une entité fédérée à stabiliser, un périmètre géostratégique à l’échelle régionale (Caucase, Asie centrale, Moyen-Orient). En témoigne le transfert en cours de la base navale russe d’Astrakhan, sur la Volga (à une centaine de kilomètres de l’embouchure du fleuve sur la mer Caspienne et à 200 kilomètres au nord du Daghestan), à Kaspiisk, sur le littoral caspien du Daghestan, à quelques kilomètres au sud de sa capitale, Makhatchkala [voir carte p. 39]. C’est un symbole fort du contrôle accru du Daghestan par le pouvoir fédéral, rendu possible par le dynamisme de la future métropole Makhatchkala-Kaspiisk, où les projets immobiliers se multiplient à vue d’oeil. Si cette délocalisation méridionale permettra de pallier les six mois annuels de gel des eaux navigables de la région d’Astrakhan, elle facilitera aussi l’accès au champ de tir de Dalniy, où des troupes de la marine russe ont procédé en octobre 2019 à des exercices de tirs de missiles à l’aide de lance-roquettes Tornado-G (8) et où s’entraînent les forces antiterroristes russes depuis plusieurs années. Cette situation géographique privilégiée pourrait en outre faciliter le déploiement d’opérations militaires par la marine russe, à l’instar des tirs de missiles de croisière ciblant le territoire syrien réalisés le 7 octobre 2015 depuis la frégate Daghestan positionnée en mer Caspienne, qui avaient permis à la Russie de faire étalage de sa maîtrise des 3M-14 Kalibr (code OTAN SS-N-30, un équivalent des Tomahawk américains) pour intimider les puissances militaires occidentales (9).
Un rapprochement d’autant plus stratégique dans le récent contexte de la Convention « sur le statut légal de la mer Caspienne » du 12 août 2018 (ratifiée par la Russie en octobre 2019), renforçant le leadership de la force navale russe dans la région et interdisant la circulation de navires ne battant pas pavillon de l’un des États signataires bordant la mer Caspienne (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Azerbaïdjan — article 3, point 11) (10).
Enfin, malgré les tensions existant entre Moscou et Téhéran sur ce cadre juridique (qui emprunte à la fois au régime de la mer intérieure et à celui du lac et confirme les limites des droits iraniens d’exploitation des hydrocarbures), ce transfert rapprochera les deux puissances sur le plan énergétique (projets de plateforme de forage en Iran financés par la Russie), commercial (nouveaux ferries de produits alimentaires, investissements iraniens au Daghestan) et militaire (proximité). « Ces éléments s’inscrivent dans la consolidation d’un axe ferroviaire, routier et maritime Moscou-Bakou-Téhéran
Contrairement à la Tchétchénie, le Daghestan n’a jamais exprimé de velléités sécessionnistes, du fait de sa composition ethnique diversifiée : une mosaïque d’une trentaine d’ethnies qui, malgré l’absence de mixité sociale, cohabitent en bonne intelligence tout en se neutralisant.
Chabahar-Bombay — projet de couloir international de transport “Nord-Sud” (INSTC) — qui entend être le pendant, via l’Iran, de l’axe Kachgar-Islamabad-Gwadar des nouvelles routes de la soie chinoises, en cours de construction via le Pakistan. Par Kaspiisk, le Caucase du Nord est en train de récupérer une importance stratégique qu’il avait quelque peu perdue » explique René Cagnat, colonel en retraite de l’armée française et grand spécialiste de l’Asie centrale et de la Russie.
Des voies de transport énergétiques
Si le Daghestan demeure si hautement stratégique, c’est également parce qu’il est traversé depuis plusieurs décennies, au même titre que la Tchétchénie, par des voies de transport de matières premières, dont Moscou dépend et qu’il entend sécuriser, pérenniser et rentabiliser.
D’importants pipelines coupent le territoire daghestanais : le gazoduc reliant Mozdok (Ossétie du Nord/Russie) à Kazi Magomed (Azerbaïdjan) via Makhatchkala, destiné à la consommation intérieure russe, mais surtout l’oléoduc Bakou-Novorossiisk. Long de 1330 kilomètres et cogéré par les sociétés russe Transneft et azérie SOCAR sur leurs portions respectives, il relie depuis 1997 la capitale de l’Azerbaïdjan à la côte russe de la mer Noire, en passant par Makhatchkala, l’Ouest du Daghestan et Grozny. Concurrencé depuis 2006 par l’oléoduc azéri Bakou-Tbilissi-Ceyhan contournant la Russie par la Géorgie et la Turquie, le segment russe a bénéficié d’un second souffle à partir de 2010. Moscou a alors commencé à y injecter son propre pétrole en provenance du grand gisement offshore de Yuri Korchagin, le premier exploité par la Russie en mer Caspienne, dopant ainsi ses débouchés d’exportations à destination de l’Europe centrale et méridionale.
Dans la connexion de ces canalisations énergétiques et du réseau ferroviaire commercial, le port de Makhatchkala (11) représente un maillon essentiel pour réceptionner les tankers (plus de quatre millions de tonnes de cargaison en 2019, selon la direction générale du port) et assurer l’acheminement progressif des énergies fossiles russes, mais aussi kazakhes et turkmènes. En provenance du port de Turkmenbashi, l’or noir (brut et raffiné) turkmène s’avère être un enjeu non négligeable dans la revitalisation du port de Makhatchkala, au bord de la faillite il y a encore quelques années. Après quatre ans de contentieux à la suite d’un scandale de vol de pétrole favorisé par la société de transbordement Dagneftprodukt, qui avait vu les Turkmènes se rabattre sur le port de Bakou, les accords commerciaux entre Moscou et Achgabat ont repris en décembre 2019 (12). Malgré sa riche teneur en sulfure d’hydrogène, le pétrole kazakh est quant à lui transbordé en volumes importants, atteignant deux millions de tonnes par an en 2019 (selon l’agence de presse russe TASS) depuis le port d’Aktaou. Une seconde raffinerie, la première d’envergure au Daghestan, est d’ailleurs sur le point d’être achevée à Makhatchkala, pour traiter ces différentes sources d’hydrocarbures.
Opportunisme économique ou crainte du séparatisme ?
Les ressources énergétiques daghestanaises sont-elles aussi convoitées par Moscou qu’on le dit ? Contrairement aux idées reçues, les réserves à terre des nombreux petits puits de pétrole sont épuisées ou faibles et il n’y a au Daghestan aucun grand gisement de pétrole (c’est-à-dire offrant au moins 20 millions de tonnes ou 150 millions de barils) immédiatement exploitable et donc susceptible d’intéresser les sociétés d’État. Aussi, la production n’a cessé de chuter depuis 1991, tandis que les géants fédéraux gardent la mainmise sur les exploitations de taille moyenne.
Selon Michail Chernyshov, chercheur à l’Institute for Market Problems of the Russian Academy of Sciences, le secteur gazier offrirait en revanche des perspectives bien plus intéressantes. « Si le Daghestan exploitait lui-même ses importantes réserves de gaz, il pourrait être autosuffisant pendant plusieurs décennies » explique-t-il. Le potentiel gazier des gisements du plateau continental daghestanais de Dimitrovskoye, au sud de Makhatchkala, et d’Inchkhe-More, face à la ville d’Izberbash, n’est plus à confirmer (13).
Mais le premier est totalement sous-exploité par Dagneftgas (filiale de Rosneft) (14), tandis que le second, découvert en 1974, n’en est qu’au stade du forage d’exploration.
En juin 2020, Moscou ne semble plus les estimer prioritaires depuis l’exploitation très rentable par Lukoil, dans le sillage de celui de Yuri Korchagin, du gisement offshore de pétrole de Filanovsky (2016) — plus de 30 millions de tonnes produites à eux deux entre 2010 et 2019 — et de celui de Rakushechnoye (prévu pour 2023), dans la partie russe de la Caspienne (NordOuest). Une zone attractive pour son brut de grande qualité, son potentiel complémentaire en gaz naturel et son équidistance entre Makhatchkala et Astrakhan (accès à l’oléoduc Caspian Pipeline Consortium et aux infrastructures énergétiques). Parallèlement, en raison de la mainmise des grands groupes russes sur le marché gazier, Gazprom en tête, et de leur excédant de production, le Daghestan est contraint d’importer massivement son gaz depuis les champs sibériens, s’exposant à une dette faramineuse, qui accroît encore davantage sa dépendance vis-à-vis de Moscou.
Certes, en 2014, Ramazan Abdoulatipov avait obtenu du Kremlin le droit de créer une entité autonome, la Société d’État pétrolière et gazière de la République du Daghestan (GNKRD). Mais en 2020, il ne s’agit que d’une coquille vide fortement endettée qui n’est jamais parvenue à attirer les acteurs étrangers comme PetroVietnam, un temps intéressé.
Ainsi, il semblerait que ce soit d’abord pour rentabiliser ses investissements et développer des synergies commerciales Nord-Sud et Est-Ouest, que Moscou ait neutralisé l’autonomisation des capacités énergétiques de la république. De nombreux think tanks occidentaux estiment que le Kremlin a favorisé cet état de dépendance, entretenu par les transferts budgétaires fédéraux, et freiné l’émancipation du Daghestan, afin d’éviter tout risque d’indépendantisme de sa part, quitte à sacrifier l’exploitation des ressources locales. Cette thèse mérite néanmoins d’être nuancée.
Un Daghestan autoproclamé indépendant se serait heurté au pouvoir dissuasif de la puissance militaire russe après les
conflits tchétchènes, à son incapacité technique à exporter ses hydrocarbures qui dépendent des pipelines fédéraux et à la nécessité d’investissements étrangers colossaux. De plus, contrairement à la Tchétchénie, le Daghestan n’a jamais exprimé de velléités sécessionnistes, du fait de sa composition ethnique diversifiée : une mosaïque d’une trentaine d’ethnies qui, malgré l’absence de mixité sociale, cohabitent en bonne intelligence tout en se neutralisant. La défiance des Daghestanais, dans leur ensemble, à l’égard des méthodes militaires et politiques du Kremlin, ainsi que des rivalités claniques des élites daghestanaises corrompues, principalement issues des trois premiers groupes ethniques (15), auraient pu remettre en cause cette cohésion. Mais depuis la chute des tensions sécuritaires, le peuple veut aller de l’avant et aspire, sans illusion démesurée, à une certaine responsabilité du pouvoir spirituel et politique.
Dans un contexte de récession économique due à la chute des cours des hydrocarbures consécutive à la crise de la COVID-19, les défis restent immenses : lutte contre la pauvreté et le chômage, fourniture de gaz aux régions reculées, investissements dans l’industrie, encadrement des fraudes liées aux permis de construire, contentieux sur la répartition des terres…
Devant l’importance que revêt le Daghestan pour Moscou, le développement et la stabilisation de cette république semblent plus que jamais tributaires d’une dépendance accrue visà-vis des autorités fédérales. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10)
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