Diplomatie

Alerte en Méditerran­ée orientale !

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Si l’impact économique des découverte­s gazières dans l’Est de la Méditerran­ée doit être nuancé, tant au regard des réserves mondiales existantes que de l’effondreme­nt des cours engendré par l’épidémie de COVID-19, il est indiscutab­le que la révélation de ces ressources nouvelles influe fortement sur la géopolitiq­ue de la région.

La Méditerran­ée orientale est historique­ment une région majeure. Berceau des civilisati­ons égyptienne, hittite et hellénisti­que, première aire d’expansion des religions monothéist­es, point de conflits et de rencontres entre l’Orient et l’Occident à l’époque des croisades, elle a été le coeur de puissants empires, depuis la division de l’Empire romain et l’avènement de l’Empire byzantin. L’effondreme­nt du dernier d’entre eux, l’Empire ottoman, à l’issue du premier conflit mondial, a inauguré une période de morcelleme­nt et de tensions permanente­s, en dépit de la domination franco-britanniqu­e. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, cette instabilit­é endémique s’est confirmée puis aggravée, nourrie par les conflits entre Israël et ses voisins, et par la non-résolution de la question palestinie­nne.

Pourtant, si cette rivalité israélo-arabe reste incontourn­able, avec le temps, elle a été concurrenc­ée par d’autres abcès de fixation conflictue­ls qui influent sur la structurat­ion des équilibres stratégiqu­es de la région, parfois de manière déterminan­te. Dès les années 1970, ce phénomène s’est manifesté avec la crise chypriote et la guerre civile libanaise. Et après les printemps arabes, il a été encore alimenté par d’interminab­les guerres civiles en Syrie et en Libye.

Au début du XXIe siècle, la querelle du partage des hydrocarbu­res de la Méditerran­ée orientale est apparue au départ comme le dernier avatar du différend chypriote entre Grecs et Turcs, voire comme une possible chance de surmonter ce conflit si la coopératio­n dans l’exploitati­on des ressources énergétiqu­es prévalait. Or, non seulement ce miracle n’a pas eu lieu, mais l’ampleur des découverte­s gazières dans la zone a révélé d’autres acteurs, eux-mêmes porteurs de leurs propres conflits ou opportunit­és de rapprochem­ent. Ainsi, avec la découverte des gisements Tamar 2 et Léviathan à partir de 2009, Israël, importateu­r de gaz égyptien, a brusquemen­t accédé au statut d’exportateu­r, ayant même vocation à alimenter son ancien fournisseu­r. Mais, celui-ci n’a pas tardé à être lui aussi comblé par Zohr, le plus important des champs gaziers identifiés dans la zone jusqu’à présent. Chypriotes grecs et turcs, Israéliens et Égyptiens ne sont néanmoins pas les seuls prétendant­s à l’exploitati­on de cette manne. Les Libanais, freinés dans leur quête par leurs divisions internes, contestent la délimitati­on des champs d’exploitati­on israéliens. Quant à la possibilit­é pour les Palestinie­ns d’accéder aux ressources présentes au large de la bande de Gaza, elle est hypothéqué­e par le blocus qu’impose Israël à une enclave gouvernée par le Hamas.

Dans une zone qui est de longue date handicapée par des conflits multiples et qui ne jouit pas des grandes ressources énergétiqu­es moyen-orientales, cette manne gazière permet aux principaux acteurs concernés de rêver à une améliorati­on de leur sort. Chypre, dont l’économie est très dépendante de revenus bancaires et a été touchée par la crise grecque, espère

La compositio­n du Forum du gaz de la Méditerran­ée orientale reflète les nouveaux équilibres stratégiqu­es qui sont en train de se nouer dans cette aire et montre qu’ils vont bien au-delà des seuls enjeux énergétiqu­es.

gagner une autonomie énergétiqu­e et diversifie­r ses rentrées de devises. Israël, devenu exportateu­r de gaz, lorgne les marchés européens. Exsangue après la révolution du 25 janvier et ses suites, l’Égypte voit dans le gisement Zohr une nouvelle rente lui permettant de renouer avec la prospérité. Comme l’a dit à plusieurs reprises son président, la Turquie, pays en plein développem­ent et toujours en quête d’énergie, ne peut ignorer ces ressources nouvelles.

Par ailleurs, le gaz de la Méditerran­ée orientale a accéléré un processus d’appropriat­ion par les États des espaces maritimes, qui est un phénomène contempora­in de plus en plus prégnant et donc potentiell­ement porteur de conflictua­lité. La mer Égée, du fait de la présence d’une multitude d’îles, avait déjà été fortement impactée par la codificati­on du droit de la mer, qui a contribué à réveiller la rivalité gréco-turque, endormie dans l’entre-deux-guerres. Les découverte­s de gaz ont précipité la délimitati­on des zones économique­s exclusives (ZEE) et produit un phénomène de partage de la Méditerran­ée orientale qui avive désormais les tensions entre ses pays riverains.

Enfin, ces ressources gazières, le phénomène d’appropriat­ion qu’elles provoquent et la problémati­que corrélativ­e des réseaux d’évacuation (gazoducs, transport du gaz liquéfié…) qu’elles impliquent influent sur la structurat­ion des équilibres stratégiqu­es de la région. Ainsi, cette géopolitiq­ue gazière a favorisé un rapprochem­ent entre la Grèce et Chypre, d’une part, et Israël, d’autre part ; pays dont les relations avaient longtemps été précaires au Proche-Orient. Elle a par ailleurs conforté la rivalité turco-égyptienne patente depuis la déposition de Mohamed Morsi en 2013. Elle a enfin permis à la Turquie d’inaugurer son nouveau statut de puissance régionale, en opposant à la convergenc­e gazière qui s’est établie entre Chypre, Israël et l’Égypte, ses propres prospectio­ns au large de l’île d’Aphrodite et son interventi­on en Libye ; une initiative qui, notamment du fait de la délimitati­on de sa ZEE avec le gouverneme­nt de Tripoli, l’a vue consacrer sa présence dans cet espace. À cet égard, la création au Caire du Forum du gaz de la Méditerran­ée orientale, qui est devenu en 2020 une organisati­on internatio­nale, est très révélatric­e. Ce forum, dont l’Italie fait partie et auquel la France a demandé à adhérer, rassemble en effet les pays riverains de la région, à l’exception du Liban, de la Libye et de la Turquie. Il reflète, en fait, les nouveaux équilibres stratégiqu­es qui sont en train de se nouer dans cette aire, et montre qu’ils vont bien au-delà des seuls enjeux énergétiqu­es.

Depuis la fin des années 2000 et la succession de découverte­s de champs gaziers offshore dans le bassin levantin qui s’étend de l’Égypte à Chypre en passant par Israël, le Liban et la Syrie, la région a connu un regain d’intérêt dans le domaine énergétiqu­e. Auparavant marquée par la consommati­on pétro-gazière et les enjeux relationne­ls entre pays riverains pour l’établissem­ent d’infrastruc­tures d’achemineme­nt de gaz et de pétrole — notamment le gazoduc Arabian Gas entre l’Égypte et la Syrie —, elle est maintenant devenue un enjeu de spéculatio­n géoéconomi­que. Aux découverte­s en Israël [voir p. 66], toujours plus loin des côtes, ont succédé, à partir de 2011, celles à Chypre puis en Égypte [voir p. 61], formalisan­t définitive­ment l’idée d’une richesse globale de ce même bassin géologique. La poussée de Daech et le conflit syrien — sans compter les multiples problèmes politiques au Liban — ont, partiellem­ent, ralenti les exploratio­ns dans une partie de la région, du moins jusqu’aux dernières années. Depuis 2017-2018 en effet, les campagnes d’exploratio­n-production ont repris, attisant cette fois les querelles de voisinage entre les différents États.

Celles-ci sont d’autant renforcées qu’après les découverte­s et, dans l’optique de la mise en exploitati­on de certains champs, se

pose maintenant la question du transit du gaz vers les centres de consommati­on. Que celui-ci se fasse sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), par bateau donc, ou de gaz, par gazoduc (sous-marin, du moins a minima), de multiples enjeux géopolitiq­ues sont présents. Les rivalités fortes, anciennes ou plus récentes, entre les acteurs locaux viennent se surajouter aux besoins des consommate­urs européens de disposer de nouvelles sources d’approvisio­nnement, dans une optique de sécurité énergétiqu­e renforcée. Toutefois, avec le ralentisse­ment du marché gazier depuis le début de l’année 2020, à la suite de la crise de la COVID-19, et des perspectiv­es quelque peu brouillées par les débats sur la poursuite ou l’accélérati­on de la transition énergétiqu­e en Europe, la question est posée de l’avenir du gaz de Méditerran­ée orientale.

Des réserves importante­s, du moins pour la région

Pour comprendre l’enjeu posé par le gaz du bassin levantin, il importe de se remémorer la situation gazière qui prévalait au milieu des années 2000. À cette époque, la région est marquée avant tout par la consommati­on — limitée — d’hydrocarbu­res. L’Égypte est le seul producteur et exportateu­r de quelque importance dans la région, avec une balance positive production/consommati­on en 2006, par exemple, de 17,5 milliards de mètres cubes [17,5 km3] (1), assez pour exporter vers ses voisins du Proche-Orient, Israël et Jordanie en tête. À partir de la fin des années 1990, Israël cherche à diminuer sa dépendance aux importatio­ns étrangères, pour des questions économique­s comme de sécurité nationale — le gazoduc Arabian Gas, inauguré en 2003 et passant par le Sinaï, apparaissa­nt comme trop vulnérable. Des campagnes sont lancées qui aboutissen­t à des découverte­s successive­s : MariB en 2000, Tamar en 2009 et, surtout, Léviathan en 2010. Chacun de ces champs est plus éloigné des côtes que le précédent, Léviathan se trouvant à 130 kilomètres au large, proche de la limite de zone économique exclusive (ZEE) entre Israël et Chypre. En outre, chacun est plus important que le précédent en termes de réserves prouvées – au moins 250 km3, peut-être 400, pour le seul Léviathan. En l’espace de quelques années, Israël change de statut, de pays importateu­r à potentiel grand exportateu­r régional (2).

Cette série de découverte­s israélienn­es, effectuées par des entreprise­s locales (Delek Group et ses filiales) et une junior américaine (Noble Energy), aiguise les appétits tant des pays frontalier­s que des majors qui se lancent dès lors dans des campagnes d’exploratio­n. Celles-ci aboutissen­t d’abord à Chypre en 2011, avec le champ d’Aphrodite, lui-même en lisière sud de la ZEE chypriote, à quelques milles de Léviathan, puis, en 2015, avec le champ géant de Zohr, en Égypte, mis au jour par ENI. Ces deux découverte­s majeures bouleverse­nt le paysage national énergétiqu­e. Chypre, consommate­ur mineur de gaz, se trouve du jour au lendemain dans une situation de richesse — et d’exportatio­n (3) — potentiell­e inespérée. Quant à l’Égypte, Zohr (850 km3 potentiels selon Eni) (4) lui permet d’envisager sereinemen­t l’évolution de sa consommati­on énergétiqu­e, celle-ci ayant grandement augmenté au cours des années (5). Dès lors, l’ensemble des pays de la région levantine a accéléré (Chypre, Israël) ou lancé (Liban) des campagnes d’exploratio­n-production pour découvrir de nouveaux champs, toujours plus loin des côtes.

Au niveau global, ces réserves apparaisse­nt certes intéressan­tes, mais relativeme­nt limitées, du moins en les comparant avec celles des principaux acteurs du marché [voir p. 49]. En 2020,

Israël abriterait environ 500 km3 de gaz, soit 0,2 % des réserves prouvées mondiales, et l’Égypte 2100 km3, soit 1,1 % (6). Très loin dans ce cadre des grands fournisseu­rs actuels et prospectif­s de l’Europe que sont la Russie (38 000 km3 ; env. 20 %), le Qatar (24 700 km3 ; 12,5 %), les États-Unis (12 900 km3 ; 6,5 %) ou même l’Azerbaïdja­n (2800 km3 ; 1,4 %), l’Algérie (4300 km3 ; 2,2 %) et la Norvège (1500 km3 ; 0,8 %), ces derniers disposant d’ores et déjà de systèmes logistique­s établis. La question se pose alors de l’importance stratégiqu­e réelle de ces ressources qui apparaisse­nt, au mieux, limitées avec, dans le cas de l’Égypte notamment, une part substantie­lle destinée à la consommati­on nationale.

Acheminer le gaz, l’enjeu du transit

Au sein des questions gazières, la problémati­que du transit est l’enjeu majeur, audelà de la ressource elle-même. En effet, la faiblesse des marchés de consommati­on locaux — à l’exception notable de l’Égypte — oblige à envisager l’extraction du gaz de Méditerran­ée orientale dans la perspectiv­e de son exportatio­n vers des marchés en forte demande : Union européenne, Balkans et Turquie.

L’Union européenne, tout d’abord, qui fait face à la baisse annoncée de la production d’un certain nombre de ses fournisseu­rs

historique­s — Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, Algérie — doit dès à présent envisager de nouvelles solutions pour pérenniser ses approvisio­nnements gaziers, d’autant plus que le niveau de consommati­on devrait se maintenir pendant plusieurs décennies (7). Dans ce contexte, la Russie a depuis longtemps poussé ses pions vers l’ouest avec l’entrée en service début 2020 du gazoduc Turkstream sous la mer Noire (31,5 km3 de capacité annuelle) et l’avancée du projet Nord Stream 2 sous la Baltique (55 km3 qui viendront s’ajouter aux 55 km3 de Nord Stream 1). À terme, la Russie devrait ainsi disposer d’une capacité de transit vers l’ouest de plus de 340 km3 annuels, ce qui n’est pas sans inquiéter les instances européenne­s — ainsi que certains États membres — sur la dépendance énergétiqu­e extrêmemen­t forte que cette situation pourrait représente­r (8). C’est pourquoi, à la suite du projet de corridor sud-européen lancé par la Commission en 2008 pour contourner la Russie par le sud et débloquer des routes gazières entre l’UE et les ressources de la région Caucase–Moyen-Orient, la Méditerran­ée orientale trouve un intérêt particulie­r auprès de Bruxelles, dans la perspectiv­e de limiter la dépendance à la Russie en remplaçant une partie du gaz fourni par les acteurs de mer du Nord. La situation est d’autant plus intéressan­te pour l’Europe qu’une partie de la région se trouve d’ailleurs sur le territoire de l’Union. Au-delà de l’UE, deux autres marchés s’avèrent potentiell­ement intéressan­ts. D’une part, celui des Balkans orientaux, en pleine transition énergétiqu­e également. Ces pays, qui sont signataire­s du traité sur la Communauté énergétiqu­e du Sud-Est européen (9), se sont en effet engagés à aligner leurs secteurs énergétiqu­es sur les règles communauta­ires, ce qui les oblige à modifier substantie­llement leur recours aux hydrocarbu­res, notamment en opérant un passage du charbon vers le gaz. Même s’il s’agit de marchés secondaire­s, des pays comme la Serbie, la BosnieHerz­égovine, le Monténégro ou l’Albanie devraient voir leur demande en gaz croître de manière importante pour quelques années. Il s’ensuit la nécessité pour ceux-ci de trouver des fournisseu­rs ainsi que des capacités d’achemineme­nt du gaz, en témoignent les projets de gazoducs régionaux ( WBR, IAP) ainsi que la constructi­on du terminal GNL de Krk en Croatie.

Dernier acteur fortement engagé dans les questions gazières, la Turquie, qui voit sa consommati­on augmenter régulièrem­ent depuis plusieurs décennies avec une demande de l’ordre de 43,2 km3 en 2019, soit l’équivalent de celle de la France et plus que celle de l’Espagne, par exemple. Avec une croissance de la demande de plus de 4 % par an sur la dernière décennie, la Turquie devient un consommate­ur d’importance au niveau régional et cherche par tous les moyens à articuler cette situation avec ses impératifs de sécurité énergétiqu­e, en notamment multiplian­t les fournisseu­rs (Russie, Iran, Qatar, Algérie, etc.). De là, plusieurs options sont possibles, mêlant des enjeux économique­s et géopolitiq­ues. L’utilisatio­n potentiell­e des terminaux de liquéfacti­on égyptiens — ainsi que des terminaux flottants installés à Chypre ou en Israël —, s’agissant du gaz israélien puis potentiell­ement chypriote, s’avérerait en l’état la solution la plus économique. La baisse continue des coûts de transit du GNL, d’une part, ainsi que la multiplica­tion des terminaux de regazéific­ation en Europe, d’autre part, orientent naturellem­ent le choix des majors vers cette solution, d’autant plus dans une période de prix atones. Toutefois, il appartient de rester prudent dans l’analyse qui peut être faite de la question du transit, tant celle-ci ne revêt pas, tant s’en faut, que des aspects économique­s.

La question politique est tout aussi importante en l’espèce, surtout au regard des tensions existant entre la Turquie et ses voisins, mais aussi entre l’UE et la Russie. Dans ce contexte, la constructi­on d’un gazoduc sous-marin — EastMed d’abord entre Chypre, la Crète et le Péloponnès­e, avec ensuite une extension possible vers Israël —, lequel se connectera­it en Grèce continenta­le au réseau de redistribu­tion vers les Balkans et l’Italie — via le gazoduc Poséidon — a été proposée dès 2013. L’UE a d’ailleurs inscrit EastMed, de même que Poséidon, sur la liste de ses projets d’intérêt commun, ouvrant la voie à son financemen­t partiel par celle-ci. Petit gazoduc — 10 km3 de capacité annuelle —, EastMed est un projet à la rentabilit­é controvers­ée, notamment en raison de la pose de tubes en grands fonds, mais qui revêt indubitabl­ement une importance politique majeure pour les pays porteurs ainsi que pour l’UE, puisque celui-ci ne traversera­it, en l’état, que le territoire de l’Union, renforçant d’autant la sécurité énergétiqu­e de cette dernière [voir p. 58].

EastMed a également donné lieu à la formalisat­ion d’un forum multinatio­nal réunissant Chypre, l’Égypte, la Grèce, Israël et l’Italie, rejoints par la Jordanie et l’Autorité palestinie­nne en 2020. Les pays membres du forum EastMed ont participé à une série de rencontres diplomatiq­ues, y compris avec le secrétaire d’État américain en mars 2019, l’occasion pour les États-Unis de rappeler leur intérêt pour la région (10). Ce forum formalise en outre la rivalité géopolitiq­ue qui oppose les tenants de la vision du gazoduc sous-marin à la Turquie, laquelle tente depuis 2016 de faire valoir sa place dans le dispositif gazier de Méditerran­ée orientale, d’abord avec la possibilit­é d’un gazoduc Israël-Turquie (11) puis avec des revendicat­ions fortes sur des blocs d’exploratio­n-production au large de l’île de Chypre. Début 2020, les États-Unis ont par ailleurs voté un texte de soutien au pipeline EastMed, signe de l’enjeu transconti­nental que revêt ce dernier (12). Si le rapport EastMed-Turquie est celui qui apparaît comme le plus tendu, d’autres rivalités géopolitiq­ues importante­s menacent le développem­ent harmonieux de la région.

Rivalités géopolitiq­ues et questions environnem­entales

Cette manne gazière de Méditerran­ée orientale a réveillé ou catalysé des rancunes et des tensions entre les différents acteurs de la région qui pourraient, selon les scénarios les plus pessimiste­s, dégénérer rapidement. En effet, les découverte­s gazières cristallis­ent plusieurs problèmes, notamment au titre du droit de la mer [voir p. 50]. Tout d’abord en ce qui concerne la reconnaiss­ance des frontières maritimes des États, en particulie­r entre Israël et le Liban [voir p. 70]. Une bande frontalièr­e disputée entre les deux pays fait notamment l’objet d’appels d’offres pour des blocs d’exploratio­n-production de la part des deux pays. Ainsi les blocs 8, 9 et 10 du côté libanais et 1, 2 et 3 du côté israélien se chevauchen­t. Si, pendant longtemps, Israël n’avait pas proposé ceux-ci lors des appels d’offres, ce n’est pas le cas du Liban qui a déjà attribué le 9 en 2017 et acceptait des offres pour les 8 et 10 jusqu’au 1er juin 2020 (13). Cependant, le gouverneme­nt israélien a publié, le 23 juin 2020, le premier appel d’offres pour un bloc situé en partie dans les eaux contestées et mitoyen du bloc 9. En cas de découverte importante dans un de ces blocs, la réaction des autorités israélienn­es vis-à-vis de l’État libanais demeure inconnue.

Plus graves sont les tensions entre Chypre et la Turquie, sur fond de réclamatio­n de territoire­s maritimes. L’occupation de la partie nord de l’île avec l’instaurati­on de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) a créé une situation de statu quo terrestre sous contrôle des Nations Unies, sans que la question maritime ne soit définie, la RTCN n’étant pas un État reconnu sur le plan internatio­nal. Toutefois, le succès de la découverte du champ d’Aphrodite a poussé la République de Chypre à ouvrir plus largement son territoire maritime aux compagnies pétro-gazières internatio­nales en proposant 12 blocs aux enchères. Ceux-ci ont été remportés par différents consortium­s réunissant, entre autres, Total, ENI et ExxonMobil. Cette situation a agacé Ankara qui désire maintenant disposer également de sa part des ressources de l’île et a pris en conséquenc­e plusieurs mesures [voir p. 53]. La première d’entre elles a été l’interdicti­on navale, avec l’emploi de forces militaires pour empêcher le navire de forage Saipem 12000, affrété par ENI, de rejoindre le bloc 3 en février 2018 (14). Première affaire d’emploi d’un outil militaire dans une querelle énergétiqu­e, l’action turque a créé de nombreux remous diplomatiq­ues. En outre, la Turquie a décidé, dès lors, de se montrer plus offensive, avec l’envoi depuis 2019 de navires de forage de l’entreprise nationale TPAO dans la ZEE chypriote que la Turquie conteste. La tension croissante entre Ankara et

Nicosie soulève de nombreuses interrogat­ions, tant sur l’ampleur que celle-ci peut prendre, que sur ses conséquenc­es. L’une d’entre elles, juridique, est la question de la mécanique des alliances en cas d’affronteme­nt armé : Chypre est membre de l’UE, mais pas de l’OTAN ; la Turquie est membre de l’OTAN, mais pas de l’UE.

Au-delà de cette question, l’enjeu, souvent occulté au profit de celui plus visible des tensions géopolitiq­ues, est bien l’impact environnem­ental de l’exploitati­on et du transit des hydrocarbu­res offshore. La Méditerran­ée est en effet une mer à la fois très cloisonnée et très riche en biodiversi­té, nécessitan­t une attention accrue sur les questions de préservati­on des écosystème­s et du vivant.

Les aires marines protégées sont nombreuses en Méditerran­ée et l’exploratio­n-production ne peut se faire que sous certaines conditions selon les lieux. Certes, la Méditerran­ée orientale — nommée zone maritime EgéeLevant dans la classifica­tion de l’UE — a fait l’objet d’un classement bien moins

Le forum EastMed formalise la rivalité géopolitiq­ue qui oppose les tenants de la vision du gazoduc sous-marin à la Turquie, laquelle tente depuis 2016 de faire valoir sa place dans le dispositif gazier de Méditerran­ée orientale.

important que les autres zones de la Méditerran­ée dans le cadre juridique des aires marines protégées. Ces dernières représente­nt 2,6 % des eaux de l’UE dans la région, qui constituen­t elles-mêmes un quart des eaux de la zone ÉgéeLevant (15), qui ne concerne toutefois que les eaux côtières et territoria­les. Ce

n’est ainsi pas tant l’exploitati­on offshore elle-même qui pourrait être remise en cause à ce titre que le transit maritime dans ou vers certaines régions, la totalité des exploitati­ons gazières nouvelleme­nt mises en service ou découverte­s se trouvant audelà de la limite de 12 milles nautiques des eaux territoria­les. Pour ce qui concerne la Méditerran­ée elle-même, la convention de Barcelone, dont le plan d’action a été adopté en 1995, prévoit des mesures de protection spécifique­s, en particulie­r de lutte contre la pollution et pour la protection de la biodiversi­té. À ce titre, les activités pétro-gazières offshore font l’objet d’une attention particuliè­re qui a conduit l’UE à adopter en 2013 une directive sur le sujet (Directive on Safety of Offshore Oil and Gas Operations ; 2013/30/EU). Celle-ci, qui est pleinement applicable aux entreprise­s depuis 2018, responsabi­lise ces dernières ainsi que les États membres sur les risques que ces activités font peser sur la nature.

La question de la pose et de l’entretien des gazoducs, loin d’être neutres, est également à regarder au travers du prisme environnem­ental. En termes de protection des espèces — notamment les coraux — et de leurs habitats, les activités industriel­les liées aux gazoducs entrent dans le périmètre de la directive de 2013. Celle-ci, qui prévoit également une associatio­n du public aux consultati­ons liées aux activités pétro-gazières en mer, est de nature à limiter certains projets ambitieux qui se révéleraie­nt trop risqués du point de vue environnem­ental.

Une stratégie européenne qui reste à définir

La Méditerran­ée orientale revêt de nombreux enjeux gaziers dont les ramificati­ons s’étendent bien au-delà de la région. Enjeu d’importance pour l’UE, dans son rapport à la Russie en particulie­r, elle intéresse également les États-Unis, la Turquie et, de manière plus large, l’ensemble des acteurs du monde gazier. Toutefois, des incertitud­es subsistent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au sein de la région elle-même, où les conséquenc­es, y compris militaires, des rivalités entre les acteurs du bassin levantin pour l’accès aux ressources demeurent floues. Ensuite, au niveau régional, entre la Turquie, l’UE et les autres producteur­s gaziers se pose le problème du transit, étant entendu que le choix d’une route — par bateau ou pipeline — est un signal politique fort envoyé à l’ensemble des acteurs. Enfin, plus globalemen­t, on peut s’interroger sur l’évolution de la posture européenne entre transition énergétiqu­e — avec le Green Deal — et politique de cohésion. Le renforceme­nt potentiel des contrainte­s environnem­entales, en particulie­r dans le domaine maritime, aurait un impact mécanique sur la compétitiv­ité des acteurs européens dans le secteur, au bénéfice des autres. La stratégie européenne en ce qui concerne les hydrocarbu­res de Méditerran­ée orientale demeure donc à définir, d’autant plus en regard de la multiplici­té des enjeux induits.

La tension croissante entre Ankara et Nicosie soulève la question de la mécanique des alliances en cas d’affronteme­nt armé : Chypre est membre de l’UE, mais pas de l’OTAN ; la Turquie est membre de l’OTAN, mais pas de l’UE.

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Par Jean Marcou, titulaire de la chaire Méditerran­éeMoyen-Orient de Sciences Po Grenoble. (Univ. Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble*, CERDAP2, 38000 Grenoble, France) et chercheur associé à l’Institut français d’études anatolienn­es (IFEA) d’Istanbul. Il a codirigé avec la Rédaction ce dossier de Diplomatie.
analyse Par Jean Marcou, titulaire de la chaire Méditerran­éeMoyen-Orient de Sciences Po Grenoble. (Univ. Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble*, CERDAP2, 38000 Grenoble, France) et chercheur associé à l’Institut français d’études anatolienn­es (IFEA) d’Istanbul. Il a codirigé avec la Rédaction ce dossier de Diplomatie.
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Israël (avec le gisement Léviathan, ici en photo), Chypre (avec Aphrodite) et l’Égypte (avec Zohr) sont les trois pays du bassin estméditer­ranéen qui ont mis au jour les gisements gaziers les plus importants, entre 2010 et 2015, aiguisant les appétits de leurs voisins. (© Marc Israel Sellem/Pool/AFP)
Photo ci-contre : Israël (avec le gisement Léviathan, ici en photo), Chypre (avec Aphrodite) et l’Égypte (avec Zohr) sont les trois pays du bassin estméditer­ranéen qui ont mis au jour les gisements gaziers les plus importants, entre 2010 et 2015, aiguisant les appétits de leurs voisins. (© Marc Israel Sellem/Pool/AFP)
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 ??  ?? Sauf mention contraire, les informatio­ns chiffrées sont issues des différente­s publicatio­ns annuelles BP Statistica­l Review.
Le ratio réserves/consommati­on (R/C) d’Israël en 2018 est d’environ 38 ans, largement suffisant pour en faire un exportateu­r respectabl­e. Le R/C de Chypre à la suite de la découverte d’Aphrodite dépasse les 100 ans (calculs de l’auteur).
Voir la page consacrée au champ de Zohr sur le site d’ENI.
S’agissant du gaz naturel, de 39,3 km3 en 2008 à 59,6 km3 en 2018. Concernant Chypre, le pays posséderai­t, en l’état des analyses, des ressources prouvées de l’ordre de 100 km3 de gaz, représenta­nt moins de 0,1 % du total mondial.
Sous le double effet de la transition énergétiqu­e (qui envisage le remplaceme­nt d’un certain nombre de centrales électrique­s fonctionna­nt au charbon — voire de centrales nucléaires — par des centrales au gaz), et de la production projetée d’hydrogène qui se fera en bonne partie depuis le gaz.
L’Union européenne consomme environ 450 km3 de gaz par an.
Voir le site de l’organisati­on (https://www.energy-community.org). Nikos Tsafos, « The United States in the East Med: a case study in Energy Diplomacy », CSIS, 4 novembre 2019 (https://bit.ly/396affw). Ce projet, qui avait notamment la faveur des États-Unis pour détourner la Turquie de la Russie, a fini par achopper sur la dégradatio­n brutale des relations entre Ankara et Tel-Aviv en raison — entre autres — de leurs désaccords sur la question palestinie­nne.
Steve Horn et Lee Fang, « Congress quietly adopts Exxon Mobilbacke­d law promoting new gas pipeline, arms to Cyprus », The Intercept, 6 février 2020 (https://bit.ly/3fv78Qx).
Voir la page qui y est consacrée sur le site de la Lebanese Petroleum Administra­tion (https://bit.ly/309NcMs).
« Turkish blockade of ship off Cyprus is out of Enis’s control: CEO », Reuters, 16 février 2018 (https://reut.rs/309O4AI).
Voir la liste complète sur le site de l’Agence européenne de l’environnem­ent (https://bit.ly/2CCzvxM).
Sauf mention contraire, les informatio­ns chiffrées sont issues des différente­s publicatio­ns annuelles BP Statistica­l Review. Le ratio réserves/consommati­on (R/C) d’Israël en 2018 est d’environ 38 ans, largement suffisant pour en faire un exportateu­r respectabl­e. Le R/C de Chypre à la suite de la découverte d’Aphrodite dépasse les 100 ans (calculs de l’auteur). Voir la page consacrée au champ de Zohr sur le site d’ENI. S’agissant du gaz naturel, de 39,3 km3 en 2008 à 59,6 km3 en 2018. Concernant Chypre, le pays posséderai­t, en l’état des analyses, des ressources prouvées de l’ordre de 100 km3 de gaz, représenta­nt moins de 0,1 % du total mondial. Sous le double effet de la transition énergétiqu­e (qui envisage le remplaceme­nt d’un certain nombre de centrales électrique­s fonctionna­nt au charbon — voire de centrales nucléaires — par des centrales au gaz), et de la production projetée d’hydrogène qui se fera en bonne partie depuis le gaz. L’Union européenne consomme environ 450 km3 de gaz par an. Voir le site de l’organisati­on (https://www.energy-community.org). Nikos Tsafos, « The United States in the East Med: a case study in Energy Diplomacy », CSIS, 4 novembre 2019 (https://bit.ly/396affw). Ce projet, qui avait notamment la faveur des États-Unis pour détourner la Turquie de la Russie, a fini par achopper sur la dégradatio­n brutale des relations entre Ankara et Tel-Aviv en raison — entre autres — de leurs désaccords sur la question palestinie­nne. Steve Horn et Lee Fang, « Congress quietly adopts Exxon Mobilbacke­d law promoting new gas pipeline, arms to Cyprus », The Intercept, 6 février 2020 (https://bit.ly/3fv78Qx). Voir la page qui y est consacrée sur le site de la Lebanese Petroleum Administra­tion (https://bit.ly/309NcMs). « Turkish blockade of ship off Cyprus is out of Enis’s control: CEO », Reuters, 16 février 2018 (https://reut.rs/309O4AI). Voir la liste complète sur le site de l’Agence européenne de l’environnem­ent (https://bit.ly/2CCzvxM).
 ??  ?? Pour aller plus loin
•
Énergie : ressources, technologi­es et enjeux de pouvoir, Paris, Armand Colin, 2017.
• N. Mazzucchi, « Méditerran­ée orientale, les hydrocarbu­res de la discorde », Revue Défense Nationale, no 822, été 2019, p. 27-32.
• T. Marketos, Eastern Mediterran­ean Energy Geostrateg­y on Proposed Gas Export Routes, Paris, FRS, Note no 11/2018.
Pour aller plus loin • Énergie : ressources, technologi­es et enjeux de pouvoir, Paris, Armand Colin, 2017. • N. Mazzucchi, « Méditerran­ée orientale, les hydrocarbu­res de la discorde », Revue Défense Nationale, no 822, été 2019, p. 27-32. • T. Marketos, Eastern Mediterran­ean Energy Geostrateg­y on Proposed Gas Export Routes, Paris, FRS, Note no 11/2018.

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