Alerte en Méditerranée orientale !
Si l’impact économique des découvertes gazières dans l’Est de la Méditerranée doit être nuancé, tant au regard des réserves mondiales existantes que de l’effondrement des cours engendré par l’épidémie de COVID-19, il est indiscutable que la révélation de ces ressources nouvelles influe fortement sur la géopolitique de la région.
La Méditerranée orientale est historiquement une région majeure. Berceau des civilisations égyptienne, hittite et hellénistique, première aire d’expansion des religions monothéistes, point de conflits et de rencontres entre l’Orient et l’Occident à l’époque des croisades, elle a été le coeur de puissants empires, depuis la division de l’Empire romain et l’avènement de l’Empire byzantin. L’effondrement du dernier d’entre eux, l’Empire ottoman, à l’issue du premier conflit mondial, a inauguré une période de morcellement et de tensions permanentes, en dépit de la domination franco-britannique. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, cette instabilité endémique s’est confirmée puis aggravée, nourrie par les conflits entre Israël et ses voisins, et par la non-résolution de la question palestinienne.
Pourtant, si cette rivalité israélo-arabe reste incontournable, avec le temps, elle a été concurrencée par d’autres abcès de fixation conflictuels qui influent sur la structuration des équilibres stratégiques de la région, parfois de manière déterminante. Dès les années 1970, ce phénomène s’est manifesté avec la crise chypriote et la guerre civile libanaise. Et après les printemps arabes, il a été encore alimenté par d’interminables guerres civiles en Syrie et en Libye.
Au début du XXIe siècle, la querelle du partage des hydrocarbures de la Méditerranée orientale est apparue au départ comme le dernier avatar du différend chypriote entre Grecs et Turcs, voire comme une possible chance de surmonter ce conflit si la coopération dans l’exploitation des ressources énergétiques prévalait. Or, non seulement ce miracle n’a pas eu lieu, mais l’ampleur des découvertes gazières dans la zone a révélé d’autres acteurs, eux-mêmes porteurs de leurs propres conflits ou opportunités de rapprochement. Ainsi, avec la découverte des gisements Tamar 2 et Léviathan à partir de 2009, Israël, importateur de gaz égyptien, a brusquement accédé au statut d’exportateur, ayant même vocation à alimenter son ancien fournisseur. Mais, celui-ci n’a pas tardé à être lui aussi comblé par Zohr, le plus important des champs gaziers identifiés dans la zone jusqu’à présent. Chypriotes grecs et turcs, Israéliens et Égyptiens ne sont néanmoins pas les seuls prétendants à l’exploitation de cette manne. Les Libanais, freinés dans leur quête par leurs divisions internes, contestent la délimitation des champs d’exploitation israéliens. Quant à la possibilité pour les Palestiniens d’accéder aux ressources présentes au large de la bande de Gaza, elle est hypothéquée par le blocus qu’impose Israël à une enclave gouvernée par le Hamas.
Dans une zone qui est de longue date handicapée par des conflits multiples et qui ne jouit pas des grandes ressources énergétiques moyen-orientales, cette manne gazière permet aux principaux acteurs concernés de rêver à une amélioration de leur sort. Chypre, dont l’économie est très dépendante de revenus bancaires et a été touchée par la crise grecque, espère
La composition du Forum du gaz de la Méditerranée orientale reflète les nouveaux équilibres stratégiques qui sont en train de se nouer dans cette aire et montre qu’ils vont bien au-delà des seuls enjeux énergétiques.
gagner une autonomie énergétique et diversifier ses rentrées de devises. Israël, devenu exportateur de gaz, lorgne les marchés européens. Exsangue après la révolution du 25 janvier et ses suites, l’Égypte voit dans le gisement Zohr une nouvelle rente lui permettant de renouer avec la prospérité. Comme l’a dit à plusieurs reprises son président, la Turquie, pays en plein développement et toujours en quête d’énergie, ne peut ignorer ces ressources nouvelles.
Par ailleurs, le gaz de la Méditerranée orientale a accéléré un processus d’appropriation par les États des espaces maritimes, qui est un phénomène contemporain de plus en plus prégnant et donc potentiellement porteur de conflictualité. La mer Égée, du fait de la présence d’une multitude d’îles, avait déjà été fortement impactée par la codification du droit de la mer, qui a contribué à réveiller la rivalité gréco-turque, endormie dans l’entre-deux-guerres. Les découvertes de gaz ont précipité la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) et produit un phénomène de partage de la Méditerranée orientale qui avive désormais les tensions entre ses pays riverains.
Enfin, ces ressources gazières, le phénomène d’appropriation qu’elles provoquent et la problématique corrélative des réseaux d’évacuation (gazoducs, transport du gaz liquéfié…) qu’elles impliquent influent sur la structuration des équilibres stratégiques de la région. Ainsi, cette géopolitique gazière a favorisé un rapprochement entre la Grèce et Chypre, d’une part, et Israël, d’autre part ; pays dont les relations avaient longtemps été précaires au Proche-Orient. Elle a par ailleurs conforté la rivalité turco-égyptienne patente depuis la déposition de Mohamed Morsi en 2013. Elle a enfin permis à la Turquie d’inaugurer son nouveau statut de puissance régionale, en opposant à la convergence gazière qui s’est établie entre Chypre, Israël et l’Égypte, ses propres prospections au large de l’île d’Aphrodite et son intervention en Libye ; une initiative qui, notamment du fait de la délimitation de sa ZEE avec le gouvernement de Tripoli, l’a vue consacrer sa présence dans cet espace. À cet égard, la création au Caire du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, qui est devenu en 2020 une organisation internationale, est très révélatrice. Ce forum, dont l’Italie fait partie et auquel la France a demandé à adhérer, rassemble en effet les pays riverains de la région, à l’exception du Liban, de la Libye et de la Turquie. Il reflète, en fait, les nouveaux équilibres stratégiques qui sont en train de se nouer dans cette aire, et montre qu’ils vont bien au-delà des seuls enjeux énergétiques.
Depuis la fin des années 2000 et la succession de découvertes de champs gaziers offshore dans le bassin levantin qui s’étend de l’Égypte à Chypre en passant par Israël, le Liban et la Syrie, la région a connu un regain d’intérêt dans le domaine énergétique. Auparavant marquée par la consommation pétro-gazière et les enjeux relationnels entre pays riverains pour l’établissement d’infrastructures d’acheminement de gaz et de pétrole — notamment le gazoduc Arabian Gas entre l’Égypte et la Syrie —, elle est maintenant devenue un enjeu de spéculation géoéconomique. Aux découvertes en Israël [voir p. 66], toujours plus loin des côtes, ont succédé, à partir de 2011, celles à Chypre puis en Égypte [voir p. 61], formalisant définitivement l’idée d’une richesse globale de ce même bassin géologique. La poussée de Daech et le conflit syrien — sans compter les multiples problèmes politiques au Liban — ont, partiellement, ralenti les explorations dans une partie de la région, du moins jusqu’aux dernières années. Depuis 2017-2018 en effet, les campagnes d’exploration-production ont repris, attisant cette fois les querelles de voisinage entre les différents États.
Celles-ci sont d’autant renforcées qu’après les découvertes et, dans l’optique de la mise en exploitation de certains champs, se
pose maintenant la question du transit du gaz vers les centres de consommation. Que celui-ci se fasse sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL), par bateau donc, ou de gaz, par gazoduc (sous-marin, du moins a minima), de multiples enjeux géopolitiques sont présents. Les rivalités fortes, anciennes ou plus récentes, entre les acteurs locaux viennent se surajouter aux besoins des consommateurs européens de disposer de nouvelles sources d’approvisionnement, dans une optique de sécurité énergétique renforcée. Toutefois, avec le ralentissement du marché gazier depuis le début de l’année 2020, à la suite de la crise de la COVID-19, et des perspectives quelque peu brouillées par les débats sur la poursuite ou l’accélération de la transition énergétique en Europe, la question est posée de l’avenir du gaz de Méditerranée orientale.
Des réserves importantes, du moins pour la région
Pour comprendre l’enjeu posé par le gaz du bassin levantin, il importe de se remémorer la situation gazière qui prévalait au milieu des années 2000. À cette époque, la région est marquée avant tout par la consommation — limitée — d’hydrocarbures. L’Égypte est le seul producteur et exportateur de quelque importance dans la région, avec une balance positive production/consommation en 2006, par exemple, de 17,5 milliards de mètres cubes [17,5 km3] (1), assez pour exporter vers ses voisins du Proche-Orient, Israël et Jordanie en tête. À partir de la fin des années 1990, Israël cherche à diminuer sa dépendance aux importations étrangères, pour des questions économiques comme de sécurité nationale — le gazoduc Arabian Gas, inauguré en 2003 et passant par le Sinaï, apparaissant comme trop vulnérable. Des campagnes sont lancées qui aboutissent à des découvertes successives : MariB en 2000, Tamar en 2009 et, surtout, Léviathan en 2010. Chacun de ces champs est plus éloigné des côtes que le précédent, Léviathan se trouvant à 130 kilomètres au large, proche de la limite de zone économique exclusive (ZEE) entre Israël et Chypre. En outre, chacun est plus important que le précédent en termes de réserves prouvées – au moins 250 km3, peut-être 400, pour le seul Léviathan. En l’espace de quelques années, Israël change de statut, de pays importateur à potentiel grand exportateur régional (2).
Cette série de découvertes israéliennes, effectuées par des entreprises locales (Delek Group et ses filiales) et une junior américaine (Noble Energy), aiguise les appétits tant des pays frontaliers que des majors qui se lancent dès lors dans des campagnes d’exploration. Celles-ci aboutissent d’abord à Chypre en 2011, avec le champ d’Aphrodite, lui-même en lisière sud de la ZEE chypriote, à quelques milles de Léviathan, puis, en 2015, avec le champ géant de Zohr, en Égypte, mis au jour par ENI. Ces deux découvertes majeures bouleversent le paysage national énergétique. Chypre, consommateur mineur de gaz, se trouve du jour au lendemain dans une situation de richesse — et d’exportation (3) — potentielle inespérée. Quant à l’Égypte, Zohr (850 km3 potentiels selon Eni) (4) lui permet d’envisager sereinement l’évolution de sa consommation énergétique, celle-ci ayant grandement augmenté au cours des années (5). Dès lors, l’ensemble des pays de la région levantine a accéléré (Chypre, Israël) ou lancé (Liban) des campagnes d’exploration-production pour découvrir de nouveaux champs, toujours plus loin des côtes.
Au niveau global, ces réserves apparaissent certes intéressantes, mais relativement limitées, du moins en les comparant avec celles des principaux acteurs du marché [voir p. 49]. En 2020,
Israël abriterait environ 500 km3 de gaz, soit 0,2 % des réserves prouvées mondiales, et l’Égypte 2100 km3, soit 1,1 % (6). Très loin dans ce cadre des grands fournisseurs actuels et prospectifs de l’Europe que sont la Russie (38 000 km3 ; env. 20 %), le Qatar (24 700 km3 ; 12,5 %), les États-Unis (12 900 km3 ; 6,5 %) ou même l’Azerbaïdjan (2800 km3 ; 1,4 %), l’Algérie (4300 km3 ; 2,2 %) et la Norvège (1500 km3 ; 0,8 %), ces derniers disposant d’ores et déjà de systèmes logistiques établis. La question se pose alors de l’importance stratégique réelle de ces ressources qui apparaissent, au mieux, limitées avec, dans le cas de l’Égypte notamment, une part substantielle destinée à la consommation nationale.
Acheminer le gaz, l’enjeu du transit
Au sein des questions gazières, la problématique du transit est l’enjeu majeur, audelà de la ressource elle-même. En effet, la faiblesse des marchés de consommation locaux — à l’exception notable de l’Égypte — oblige à envisager l’extraction du gaz de Méditerranée orientale dans la perspective de son exportation vers des marchés en forte demande : Union européenne, Balkans et Turquie.
L’Union européenne, tout d’abord, qui fait face à la baisse annoncée de la production d’un certain nombre de ses fournisseurs
historiques — Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, Algérie — doit dès à présent envisager de nouvelles solutions pour pérenniser ses approvisionnements gaziers, d’autant plus que le niveau de consommation devrait se maintenir pendant plusieurs décennies (7). Dans ce contexte, la Russie a depuis longtemps poussé ses pions vers l’ouest avec l’entrée en service début 2020 du gazoduc Turkstream sous la mer Noire (31,5 km3 de capacité annuelle) et l’avancée du projet Nord Stream 2 sous la Baltique (55 km3 qui viendront s’ajouter aux 55 km3 de Nord Stream 1). À terme, la Russie devrait ainsi disposer d’une capacité de transit vers l’ouest de plus de 340 km3 annuels, ce qui n’est pas sans inquiéter les instances européennes — ainsi que certains États membres — sur la dépendance énergétique extrêmement forte que cette situation pourrait représenter (8). C’est pourquoi, à la suite du projet de corridor sud-européen lancé par la Commission en 2008 pour contourner la Russie par le sud et débloquer des routes gazières entre l’UE et les ressources de la région Caucase–Moyen-Orient, la Méditerranée orientale trouve un intérêt particulier auprès de Bruxelles, dans la perspective de limiter la dépendance à la Russie en remplaçant une partie du gaz fourni par les acteurs de mer du Nord. La situation est d’autant plus intéressante pour l’Europe qu’une partie de la région se trouve d’ailleurs sur le territoire de l’Union. Au-delà de l’UE, deux autres marchés s’avèrent potentiellement intéressants. D’une part, celui des Balkans orientaux, en pleine transition énergétique également. Ces pays, qui sont signataires du traité sur la Communauté énergétique du Sud-Est européen (9), se sont en effet engagés à aligner leurs secteurs énergétiques sur les règles communautaires, ce qui les oblige à modifier substantiellement leur recours aux hydrocarbures, notamment en opérant un passage du charbon vers le gaz. Même s’il s’agit de marchés secondaires, des pays comme la Serbie, la BosnieHerzégovine, le Monténégro ou l’Albanie devraient voir leur demande en gaz croître de manière importante pour quelques années. Il s’ensuit la nécessité pour ceux-ci de trouver des fournisseurs ainsi que des capacités d’acheminement du gaz, en témoignent les projets de gazoducs régionaux ( WBR, IAP) ainsi que la construction du terminal GNL de Krk en Croatie.
Dernier acteur fortement engagé dans les questions gazières, la Turquie, qui voit sa consommation augmenter régulièrement depuis plusieurs décennies avec une demande de l’ordre de 43,2 km3 en 2019, soit l’équivalent de celle de la France et plus que celle de l’Espagne, par exemple. Avec une croissance de la demande de plus de 4 % par an sur la dernière décennie, la Turquie devient un consommateur d’importance au niveau régional et cherche par tous les moyens à articuler cette situation avec ses impératifs de sécurité énergétique, en notamment multipliant les fournisseurs (Russie, Iran, Qatar, Algérie, etc.). De là, plusieurs options sont possibles, mêlant des enjeux économiques et géopolitiques. L’utilisation potentielle des terminaux de liquéfaction égyptiens — ainsi que des terminaux flottants installés à Chypre ou en Israël —, s’agissant du gaz israélien puis potentiellement chypriote, s’avérerait en l’état la solution la plus économique. La baisse continue des coûts de transit du GNL, d’une part, ainsi que la multiplication des terminaux de regazéification en Europe, d’autre part, orientent naturellement le choix des majors vers cette solution, d’autant plus dans une période de prix atones. Toutefois, il appartient de rester prudent dans l’analyse qui peut être faite de la question du transit, tant celle-ci ne revêt pas, tant s’en faut, que des aspects économiques.
La question politique est tout aussi importante en l’espèce, surtout au regard des tensions existant entre la Turquie et ses voisins, mais aussi entre l’UE et la Russie. Dans ce contexte, la construction d’un gazoduc sous-marin — EastMed d’abord entre Chypre, la Crète et le Péloponnèse, avec ensuite une extension possible vers Israël —, lequel se connecterait en Grèce continentale au réseau de redistribution vers les Balkans et l’Italie — via le gazoduc Poséidon — a été proposée dès 2013. L’UE a d’ailleurs inscrit EastMed, de même que Poséidon, sur la liste de ses projets d’intérêt commun, ouvrant la voie à son financement partiel par celle-ci. Petit gazoduc — 10 km3 de capacité annuelle —, EastMed est un projet à la rentabilité controversée, notamment en raison de la pose de tubes en grands fonds, mais qui revêt indubitablement une importance politique majeure pour les pays porteurs ainsi que pour l’UE, puisque celui-ci ne traverserait, en l’état, que le territoire de l’Union, renforçant d’autant la sécurité énergétique de cette dernière [voir p. 58].
EastMed a également donné lieu à la formalisation d’un forum multinational réunissant Chypre, l’Égypte, la Grèce, Israël et l’Italie, rejoints par la Jordanie et l’Autorité palestinienne en 2020. Les pays membres du forum EastMed ont participé à une série de rencontres diplomatiques, y compris avec le secrétaire d’État américain en mars 2019, l’occasion pour les États-Unis de rappeler leur intérêt pour la région (10). Ce forum formalise en outre la rivalité géopolitique qui oppose les tenants de la vision du gazoduc sous-marin à la Turquie, laquelle tente depuis 2016 de faire valoir sa place dans le dispositif gazier de Méditerranée orientale, d’abord avec la possibilité d’un gazoduc Israël-Turquie (11) puis avec des revendications fortes sur des blocs d’exploration-production au large de l’île de Chypre. Début 2020, les États-Unis ont par ailleurs voté un texte de soutien au pipeline EastMed, signe de l’enjeu transcontinental que revêt ce dernier (12). Si le rapport EastMed-Turquie est celui qui apparaît comme le plus tendu, d’autres rivalités géopolitiques importantes menacent le développement harmonieux de la région.
Rivalités géopolitiques et questions environnementales
Cette manne gazière de Méditerranée orientale a réveillé ou catalysé des rancunes et des tensions entre les différents acteurs de la région qui pourraient, selon les scénarios les plus pessimistes, dégénérer rapidement. En effet, les découvertes gazières cristallisent plusieurs problèmes, notamment au titre du droit de la mer [voir p. 50]. Tout d’abord en ce qui concerne la reconnaissance des frontières maritimes des États, en particulier entre Israël et le Liban [voir p. 70]. Une bande frontalière disputée entre les deux pays fait notamment l’objet d’appels d’offres pour des blocs d’exploration-production de la part des deux pays. Ainsi les blocs 8, 9 et 10 du côté libanais et 1, 2 et 3 du côté israélien se chevauchent. Si, pendant longtemps, Israël n’avait pas proposé ceux-ci lors des appels d’offres, ce n’est pas le cas du Liban qui a déjà attribué le 9 en 2017 et acceptait des offres pour les 8 et 10 jusqu’au 1er juin 2020 (13). Cependant, le gouvernement israélien a publié, le 23 juin 2020, le premier appel d’offres pour un bloc situé en partie dans les eaux contestées et mitoyen du bloc 9. En cas de découverte importante dans un de ces blocs, la réaction des autorités israéliennes vis-à-vis de l’État libanais demeure inconnue.
Plus graves sont les tensions entre Chypre et la Turquie, sur fond de réclamation de territoires maritimes. L’occupation de la partie nord de l’île avec l’instauration de la République turque de Chypre du Nord (RTCN) a créé une situation de statu quo terrestre sous contrôle des Nations Unies, sans que la question maritime ne soit définie, la RTCN n’étant pas un État reconnu sur le plan international. Toutefois, le succès de la découverte du champ d’Aphrodite a poussé la République de Chypre à ouvrir plus largement son territoire maritime aux compagnies pétro-gazières internationales en proposant 12 blocs aux enchères. Ceux-ci ont été remportés par différents consortiums réunissant, entre autres, Total, ENI et ExxonMobil. Cette situation a agacé Ankara qui désire maintenant disposer également de sa part des ressources de l’île et a pris en conséquence plusieurs mesures [voir p. 53]. La première d’entre elles a été l’interdiction navale, avec l’emploi de forces militaires pour empêcher le navire de forage Saipem 12000, affrété par ENI, de rejoindre le bloc 3 en février 2018 (14). Première affaire d’emploi d’un outil militaire dans une querelle énergétique, l’action turque a créé de nombreux remous diplomatiques. En outre, la Turquie a décidé, dès lors, de se montrer plus offensive, avec l’envoi depuis 2019 de navires de forage de l’entreprise nationale TPAO dans la ZEE chypriote que la Turquie conteste. La tension croissante entre Ankara et
Nicosie soulève de nombreuses interrogations, tant sur l’ampleur que celle-ci peut prendre, que sur ses conséquences. L’une d’entre elles, juridique, est la question de la mécanique des alliances en cas d’affrontement armé : Chypre est membre de l’UE, mais pas de l’OTAN ; la Turquie est membre de l’OTAN, mais pas de l’UE.
Au-delà de cette question, l’enjeu, souvent occulté au profit de celui plus visible des tensions géopolitiques, est bien l’impact environnemental de l’exploitation et du transit des hydrocarbures offshore. La Méditerranée est en effet une mer à la fois très cloisonnée et très riche en biodiversité, nécessitant une attention accrue sur les questions de préservation des écosystèmes et du vivant.
Les aires marines protégées sont nombreuses en Méditerranée et l’exploration-production ne peut se faire que sous certaines conditions selon les lieux. Certes, la Méditerranée orientale — nommée zone maritime EgéeLevant dans la classification de l’UE — a fait l’objet d’un classement bien moins
Le forum EastMed formalise la rivalité géopolitique qui oppose les tenants de la vision du gazoduc sous-marin à la Turquie, laquelle tente depuis 2016 de faire valoir sa place dans le dispositif gazier de Méditerranée orientale.
important que les autres zones de la Méditerranée dans le cadre juridique des aires marines protégées. Ces dernières représentent 2,6 % des eaux de l’UE dans la région, qui constituent elles-mêmes un quart des eaux de la zone ÉgéeLevant (15), qui ne concerne toutefois que les eaux côtières et territoriales. Ce
n’est ainsi pas tant l’exploitation offshore elle-même qui pourrait être remise en cause à ce titre que le transit maritime dans ou vers certaines régions, la totalité des exploitations gazières nouvellement mises en service ou découvertes se trouvant audelà de la limite de 12 milles nautiques des eaux territoriales. Pour ce qui concerne la Méditerranée elle-même, la convention de Barcelone, dont le plan d’action a été adopté en 1995, prévoit des mesures de protection spécifiques, en particulier de lutte contre la pollution et pour la protection de la biodiversité. À ce titre, les activités pétro-gazières offshore font l’objet d’une attention particulière qui a conduit l’UE à adopter en 2013 une directive sur le sujet (Directive on Safety of Offshore Oil and Gas Operations ; 2013/30/EU). Celle-ci, qui est pleinement applicable aux entreprises depuis 2018, responsabilise ces dernières ainsi que les États membres sur les risques que ces activités font peser sur la nature.
La question de la pose et de l’entretien des gazoducs, loin d’être neutres, est également à regarder au travers du prisme environnemental. En termes de protection des espèces — notamment les coraux — et de leurs habitats, les activités industrielles liées aux gazoducs entrent dans le périmètre de la directive de 2013. Celle-ci, qui prévoit également une association du public aux consultations liées aux activités pétro-gazières en mer, est de nature à limiter certains projets ambitieux qui se révéleraient trop risqués du point de vue environnemental.
Une stratégie européenne qui reste à définir
La Méditerranée orientale revêt de nombreux enjeux gaziers dont les ramifications s’étendent bien au-delà de la région. Enjeu d’importance pour l’UE, dans son rapport à la Russie en particulier, elle intéresse également les États-Unis, la Turquie et, de manière plus large, l’ensemble des acteurs du monde gazier. Toutefois, des incertitudes subsistent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au sein de la région elle-même, où les conséquences, y compris militaires, des rivalités entre les acteurs du bassin levantin pour l’accès aux ressources demeurent floues. Ensuite, au niveau régional, entre la Turquie, l’UE et les autres producteurs gaziers se pose le problème du transit, étant entendu que le choix d’une route — par bateau ou pipeline — est un signal politique fort envoyé à l’ensemble des acteurs. Enfin, plus globalement, on peut s’interroger sur l’évolution de la posture européenne entre transition énergétique — avec le Green Deal — et politique de cohésion. Le renforcement potentiel des contraintes environnementales, en particulier dans le domaine maritime, aurait un impact mécanique sur la compétitivité des acteurs européens dans le secteur, au bénéfice des autres. La stratégie européenne en ce qui concerne les hydrocarbures de Méditerranée orientale demeure donc à définir, d’autant plus en regard de la multiplicité des enjeux induits.
La tension croissante entre Ankara et Nicosie soulève la question de la mécanique des alliances en cas d’affrontement armé : Chypre est membre de l’UE, mais pas de l’OTAN ; la Turquie est membre de l’OTAN, mais pas de l’UE.