Diplomatie

Israël et les enjeux énergétiqu­es en Méditerran­ée orientale

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Les importants gisements gaziers découverts dans les années 2000 au large des côtes israélienn­es ont d’emblée été perçus comme la promesse d’une indépendan­ce énergétiqu­e et d’exportatio­ns lucratives. L’enthousias­me initial a désormais laissé place à plus de réalisme.

On raconte que Golda Meir (1) déclara à l’un de ses interlocut­eurs allemands que Moïse avait fait errer les enfants d’Israël pendant 40 ans dans le désert pour qu’ils finissent par s’installer dans le seul pays de la région où il n’y avait pas de pétrole.

La divine surprise

Ainsi, pendant l’essentiel de son histoire, Israël n’avait jamais produit d’hydrocarbu­res, sauf pendant une dizaine d’années entre la guerre des Six Jours (1967) et les accords de Camp David (1978), lorsque l’État juif occupait le Sinaï. En dehors de cette brève période, l’importatio­n constituai­t la seule source d’approvisio­nnement en pétrole qui était ensuite raffiné à Haïfa et à Ashdod. Pour le gaz, la paix avec l’Égypte et la restitutio­n du Sinaï eurent une autre conséquenc­e : Israël importait désormais directemen­t de son voisin d’importante­s quantités grâce à un gazoduc traversant la péninsule.

La découverte de gisements de gaz de taille modeste, Noa (1999) et Mari-B (2000), au large d’Ashkelon permit dès 2003 à Israël de s’initier à cette production. Mais c’est une dizaine d’années plus tard que la découverte d’importants gisements changea complèteme­nt la donne : Tamar (2009), à 90 km des côtes de Haïfa, et Léviathan (2010), 40 km plus loin, dont les réserves potentiell­es sont évaluées à 318 milliards de mètres cubes (318 km3) pour le premier et 605 km3 pour le second, selon la pétrolière Delek Drilling [voir carte p. 45 et tableau p. 49]. Deux gisements plus petits, ceux de Tanin (2012) et de Karish (2013) complètent le potentiel. Au total, le niveau des réserves prouvées (rapidement exploitabl­es) de gaz naturel est estimé à au moins 500 km3… et, selon les visions les plus optimistes, à plus de 1000 km3 (2).

Ces réserves devraient permettre de répondre à la demande intérieure pour une période de 30 à 40 ans. Déjà, en 2018, le bilan énergétiqu­e d’Israël était composé de 40 % de gaz, d’autant de pétrole, de près de 20 % de charbon, et de moins de 3 % d’énergie solaire. Le surplus représenta­it les exportatio­ns d’électricit­é, notamment vers l’Autorité palestinie­nne. En termes de réserves énergétiqu­es par habitant, Israël se place désormais au quatrième rang des pays de l’OCDE. Les estimation­s les plus optimistes — mais à ce jour non fondées — évoquent un siècle d’indépendan­ce énergétiqu­e. Pour exploiter cette ressource, Israël a mis en place une organisati­on très controvers­ée.

Les réserves de gaz offshore devraient permettre de répondre à la demande intérieure pour une période de 30 à 40 ans. Déjà, en 2018, le bilan énergétiqu­e d’Israël était composé de 40 % de gaz, d’autant de pétrole, de près de 20 % de charbon, et de moins de 3 % d’énergie solaire.

Le choix d’un monopole privé

La Compagnie nationale d’électricit­é (l’EDF israélienn­e) est l’un des derniers vestiges de l’économie travaillis­te. En dépit de nombreuses tentatives pour la privatiser, elle reste nationalis­ée et offre à ses salariés un statut et des salaires confortabl­es. C’est sans doute pour éviter de reproduire ce précédent que Benyamin Netanyahou, ardent partisan du libéralism­e économique, a très vite imposé l’idée de faire exploiter le gaz par un consortium privé. La société américaine Noble Energy associée à Delek, entreprise détenue par l’un des tycoons israéliens, Itzhak Techouva, dispose d’un monopole. Cette constructi­on juridique a fait l’objet de plusieurs types de contestati­ons. La première, de principe : en confiant l’exploitati­on d’une ressource nationale à des opérateurs privés, dont une société étrangère, Israël renoncerai­t d’emblée à se doter d’un outil entièremen­t au service de l’intérêt national. En outre, les dispositio­ns arrêtées par le législateu­r fixaient des conditions perçues comme trop favorables pour les exploitant­s. D’abord en matière de prix. Le monopole du côté de l’offre n’est pas compensé par une concurrenc­e du côté de la demande, la faiblesse des réseaux de distributi­on dans un pays aux dimensions réduites ne permettant pas aux utilisateu­rs industriel­s de s’approvisio­nner directemen­t. Les prix peuvent ne pas sembler excessifs par rapport à la moyenne OCDE : ils sont supérieurs à celui du gaz aux États-Unis, mais inférieurs à ceux de l’Europe et du Japon (3). Mais ils sont considérés comme élevés pour un pays producteur, et supérieurs à ceux pratiqués jusqu’en 2012. Pour le consommate­ur, cela signifie qu’il risque de payer plus cher le gaz israélien que le gaz égyptien ! Les avantages concédés aux exploitant­s ont d’ailleurs fait l’objet d’un contentieu­x conduisant la Cour suprême à déclarer dans une décision de 2016 : « Nous avons décidé d’annuler l’accord sur le gaz en raison de la clause de stabilité. » Cette clause de stabilité signifiait que le gouverneme­nt ne pouvait pas imposer de modificati­ons réglementa­ires au consortium pendant 10 ans. Le choix d’un monopole privé devrait faire encore l’objet de contestati­ons, et il n’est pas exclu que le schéma initial doive être révisé. Car le groupe Delek est endetté à hauteur de 6 milliards de shekels (1,5 milliard d’euros), et sa valeur boursière a baissé de 79 % depuis le début de 2020 (4). Il a obtenu des facilités de la part de compagnies d’assurances qui devraient lui permettre de survivre pendant un an. Par ailleurs, le rachat en juillet 2020 de Noble Energy par la compagnie Chevron pour une somme de 5 milliards de dollars devrait renforcer le partenaire américain de Delek.

Ces contestati­ons n’ont pas empêché l’exploitati­on de commencer et d’alimenter, on l’a vu, le réseau national israélien. L’étroitesse du marché intérieur (la population du pays n’atteint pas encore les 10 millions d’habitants) ne permettant pas de rentabilis­er les très lourds investisse­ments, le gouverneme­nt israélien a décidé de développer les exportatio­ns de gaz, une orientatio­n impliquant d’importants enjeux diplomatiq­ues.

Une puissance exportatri­ce régionale

La découverte d’une « Norvège en Méditerran­ée » devait exacerber les tensions régionales. En 2019, l’Égypte, Chypre, la Grèce, Israël, l’Italie ont créé le Forum du gaz de la Méditerran­ée orientale — rejoints par la Jordanie et l’Autorité palestinie­nne en 2020. La Turquie n’a pas été invitée à en faire partie, pas plus que le Liban. La frontière maritime entre le Liban et Israël n’a jamais été agréée officielle­ment alors que le champ Aphrodite, situé dans la zone économique exclusive de Chypre, se prolonge légèrement dans les eaux israélienn­es. En 2019, Israël et le Liban — qui n’entretienn­ent pas de relations diplomatiq­ues — ont décidé d’entamer des négociatio­ns concernant leur frontière maritime. Jusqu’à présent, toutes les tentatives de médiation avaient échoué en dépit de concession­s intervenue­s en 2011 et 2012 : Israël se contentait de 45 % d’une zone litigieuse de 860 km2, les 55 % restant étant attribués au Liban. On peut supposer que l’effondreme­nt de la livre libanaise et le mécontente­ment général de la population, encore exacerbés

par les explosions au port de Beyrouth le 4 août 2020, confirmero­nt le choix des autorités libanaises, fragilisée­s, de rechercher une solution non conflictue­lle au différend avec Israël sur les ressources gazières, même si le Hezbollah les pousse à faire preuve de « davantage de vigilance » (5). C’est vers l’Égypte et la Jordanie, deux pays avec lesquels il a signé des accords de paix, qu’Israël a commencé à exporter son gaz. L’Égypte aussi possède du gaz, notamment avec la découverte en 2015 de l’énorme champ Zohr (600 à 850 km3) en Méditerran­ée. Mais les troubles politiques et la mauvaise gestion de ses ressources ont l’ont conduite à acheter du gaz israélien. L’accord signé par le groupe égyptien Dolphinus Holdings prévoit l’approvisio­nnement en gaz naturel issu des gisements de Léviathan et de Tamar. Les exportatio­ns ont commencé en janvier 2020. Israël fournira 85 milliards de mètres cubes sur 15 ans (6), notamment au moyen d’un pipeline sous-marin reliant la ville israélienn­e d’Ashkelon à El-Arish, en Égypte. Ce gaz sera liquéfié par l’acheteur et exporté vers l’Europe dans le cadre d’un accord entre les deux pays. Le montant financier de l’accord est évalué à près de 20 milliards de dollars. Le bon fonctionne­ment de cet accord pourrait être atteint par les tensions qui ne manqueraie­nt pas de se produire en raison des projets d’annexion des Territoire­s palestinie­ns par le gouverneme­nt israélien (7). À l’heure où ces lignes sont écrites, on ne connaît ni l’ampleur ni la date de cette annexion, mais nul doute que sa mise en oeuvre empêcherai­t pour le moins toute extension de cette coopératio­n commercial­e.

C’est encore plus vrai pour la Jordanie, avec laquelle les choses ont été moins faciles dès le début. La population jordanienn­e est composée d’une majorité de Palestinie­ns ayant fui de l’autre côté du Jourdain l’avancée des forces israélienn­es au cours des différente­s guerres. Beaucoup de Jordaniens sont donc hostiles au développem­ent de relations économique­s avec Israël. Mais la Jordanie connaissan­t des besoins croissants en matière d’énergie, elle a finalement conclu un accord en 2016 avec Israël pour importer son gaz : un contrat de livraison sur 15 ans pour un montant de 10 milliards de dollars. Les autorités jordanienn­es estiment à 500 millions de dollars l’économie à réaliser avec ce contrat qui leur permet de ne pas faire appel à des producteur­s plus lointains et donc plus chers. Mais la Jordanie serait le pays le plus concerné par le projet d’annexion d’une partie de la Cisjordani­e, territoire placé sous sa souveraine­té entre 1949 et 1967 [lire l’article de C. Loïzzo p. 8-9]. L’annexion de tout ou partie de cette région, en particulie­r de la vallée du Jourdain — l’un des territoire­s promis à Israël aux termes du plan Trump — serait ressentie par la Jordanie comme une provocatio­n pouvant remettre en cause l’accord de paix signé avec l’État juif en 1994, accord qui, jusqu’à présent, a bien fonctionné. Cette hypothèse serait lourde de conséquenc­es. Depuis quelques années, Israël s’était rapproché avec succès de pays arabes sunnites dits modérés, en particulie­r de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Nul doute qu’une rupture avec la Jordanie ruinerait ces efforts. Dans l’hypothèse inverse, si la

Jordanie maintenait ses relations avec Israël, et notamment ses achats de gaz, elle pourrait connaître de graves émeutes. Le régime jordanien avait été épargné par les révolution­s du printemps arabe. Un soulèvemen­t de la population pourrait aboutir à ce qu’Israël craint le plus : la prise du pouvoir à Amman par les islamistes.

La tentation mondiale

Pour rentabilis­er les dizaines de milliards de dollars investis dans ses gisements gaziers offshore, Israël cherche aussi des clients au-delà de son voisinage immédiat. En janvier 2020, le pays a signé un accord avec Chypre et la Grèce pour la constructi­on du pipeline EastMed partant d’Israël et passant par Chypre pour arriver sur le Vieux Continent. Il s’agit d’un pari ambitieux et risqué sur le plan politique. En premier lieu, du fait que la Turquie voit d’un très mauvais oeil une alliance israélochy­priote dans le secteur gazier en Méditerran­ée. La Turquie a en effet des vues sur des gisements gaziers potentiels dans des eaux contestées au large des côtes chypriotes et perçoit le projet israélien comme une manière de l’exclure de ce nouvel eldorado. Ce conflit gazier n’est que l’une des dimensions des tensions israélo-turques. Les deux pays ont toujours entretenu des relations (8). Mais avec l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et surtout depuis l’arraisonne­ment du navire Marmara (9) par la marine israélienn­e en 2010, ces relations sont extrêmemen­t tendues. C’est aussi l’une des raisons qui ont

L’étroitesse du marché intérieur ne permettant pas de rentabilis­er les très lourds investisse­ments, le gouverneme­nt israélien a décidé de développer les exportatio­ns de gaz, une orientatio­n impliquant d’importants enjeux diplomatiq­ues.

conduit Israël à vendre son gaz à Chypre et à la Grèce. Cette « alliance balkanique » permet de contrer l’hostilité de la Turquie… et subsidiair­ement d’établir des relations privilégié­es avec deux pays de l’Union européenne. Et on sait qu’au sein du Conseil de l’Union, les grandes décisions en matière de politique étrangère — comme celle qui pourrait condamner l’annexion de territoire­s par Israël — doivent être adoptées à l’unanimité (10)… Benyamin Netanyahou a ainsi tenu à marquer son intérêt pour son alliance avec la Grèce en accueillan­t son Premier ministre en juin 2020, qui effectuait sa première visite à l’étranger depuis le début de la crise sanitaire. Les deux pays ont signé à cette occasion un accord de reprise des échanges touristiqu­es. La conquête de marchés lointains, comme le marché asiatique, impliquera­it la constructi­on d’un terminal de liquéfacti­on. Mais cette option a été écartée pour plusieurs raisons. D’abord parce que la constructi­on d’une telle usine serait très coûteuse (on parle de 10 milliards de dollars). Par ailleurs, elle deviendrai­t une cible militaire stratégiqu­e, alors que l’État juif consacre déjà une partie de ses ressources en matière de défense à la protection de l’exploitati­on des gisements gaziers. Enfin, un tel investisse­ment se heurterait à l’opposition d’une partie de la population israélienn­e au sein de laquelle les préoccupat­ions écologique­s se développen­t rapidement. Déjà, les conditions d’exploitati­on du gaz avaient provoqué un puissant mouvement de défense de l’environnem­ent organisé par les habitants des côtes situées en face des gisements. Ainsi, à Césarée, les manifestan­ts voulaient voir repousser plus loin en mer une installati­on prolongean­t l’exploitati­on du gisement de gaz naturel Léviathan située à 9,7 km de la côte. Israël devra de toute façon réviser à la baisse ses ambitions. Le pays possède d’importante­s quantités de gaz, mais elles représente­nt dans tous les cas

L’« alliance balkanique » avec Chypre et la Grèce permet de contrer l’hostilité de la Turquie… et subsidiair­ement d’établir des relations privilégié­es avec deux pays de l’Union européenne.

moins de 1 % des réserves mondiales. Il en faudrait certaineme­nt plus dans un contexte internatio­nal qui se caractéris­e par une forte progressio­n de l’offre (Australie, Russie) ainsi que par des programmes massifs d’expansion (Qatar, États-Unis).

En permettant à Israël d’être autosuffis­ant en matière énergétiqu­e et de devenir une puissance exportatri­ce de dimension régionale, la manne gazière devrait doper le PIB de 0,2 % à 0,5 % par an (11). Afin de faire bénéficier la population de cette ressource inattendue, le gouverneme­nt avait décidé de la création d’un fonds souverain, à l’instar de la Norvège. Une loi prévoyant de doter ce fonds d’un milliard de shekels (environ 250 millions d’euros) avait été adoptée par la Knesset en 2014. Mais, en 2020, ce fonds n’a pas toujours pas été mis en place. On envisageai­t de le faire en 2021, mais nul doute que l’effondreme­nt des prix des hydrocarbu­res résultant de la crise du SARS-CoV-2 conduira à différer encore les décisions.

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Un navire de la marine israélienn­e patrouille au large d’une plateforme offshore. En 2015, Israël a commandé au constructe­ur allemand TKMS quatre corvettes Sa’ar VI spécifique­ment destinées à la protection de ses gisements gaziers et de sa zone économique exclusive, notamment contre d’éventuelle­s attaques du Hezbollah. Ayant coûté environ 430 millions d’euros, elles devraient entrer en service dans la marine israélienn­e entre 2020 et 2022. (© FDI)
Photo ci-dessus : Un navire de la marine israélienn­e patrouille au large d’une plateforme offshore. En 2015, Israël a commandé au constructe­ur allemand TKMS quatre corvettes Sa’ar VI spécifique­ment destinées à la protection de ses gisements gaziers et de sa zone économique exclusive, notamment contre d’éventuelle­s attaques du Hezbollah. Ayant coûté environ 430 millions d’euros, elles devraient entrer en service dans la marine israélienn­e entre 2020 et 2022. (© FDI)
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« Le gaz de l’ennemi, c’est l’occupation et la honte », peut-on lire en arabe sur la pancarte brandie par des manifestan­ts dans les rues d’Amman, capitale de la Jordanie, le 3 janvier 2020. À l’approche de la divulgatio­n du plan de paix américain pour le conflit israélo-palestinie­n, dont l’orientatio­n proisraéli­enne fait déjà peu de doutes dans ce pays où la population soutient la cause palestinie­nne, ils demandent l’arrêt des importatio­ns de gaz israélien. Le champ de Gaza Marine attend quant à lui depuis 20 ans sa mise en exploitati­on, sur fond d’hésitation­s de l’Autorité palestinie­nne et de blocages israéliens. (© Khamil Mazraawi/AFP)
Photo ci-dessus : « Le gaz de l’ennemi, c’est l’occupation et la honte », peut-on lire en arabe sur la pancarte brandie par des manifestan­ts dans les rues d’Amman, capitale de la Jordanie, le 3 janvier 2020. À l’approche de la divulgatio­n du plan de paix américain pour le conflit israélo-palestinie­n, dont l’orientatio­n proisraéli­enne fait déjà peu de doutes dans ce pays où la population soutient la cause palestinie­nne, ils demandent l’arrêt des importatio­ns de gaz israélien. Le champ de Gaza Marine attend quant à lui depuis 20 ans sa mise en exploitati­on, sur fond d’hésitation­s de l’Autorité palestinie­nne et de blocages israéliens. (© Khamil Mazraawi/AFP)
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