Comment renouer avec notre souveraineté industrielle ?
La perte de souveraineté industrielle de la France mise à nu par la crise sanitaire appelle à la reconstruction urgente de tout un pan de l’économie en déshérence depuis les années 1980, englobant non seulement la sécurisation de l’outil industriel, mais aussi celles des compétences et des matières premières, et ce à l’échelle du continent européen.
La pandémie liée au a plongé le monde dans une situation inédite à de nombreux égards. Elle a fait émerger de nombreuses réflexions, notamment sur la nécessité de relocaliser certaines activités industrielles au regard de la situation de dépendance productive et technologique de la France. Certains semblent seulement prendre conscience de cette situation, tout comme de la myopie dont la France a fait preuve, ainsi que l’Union européenne, sur les sujets géopolitiques et géoéconomiques.
À la faveur de cette crise, l’industrie est redevenue un sujet central dans le débat public, avec l’idée qu’il est urgent de réindustrialiser la France pour reconquérir une souveraineté affaiblie par quarante années de désindustrialisation, la crise de 2008 ainsi que par nos choix individuels et collectifs. La séquence que nous venons de vivre appelle également à repenser les outils qui nous permettront d’assurer la souveraineté nationale, l’indépendance du continent européen et de préserver notre modèle de société dans un contexte de réaffirmation des nations et de remise en question du multilatéralisme. En conséquence, nous devons apprendre à penser notre industrie comme un système complexe où chaque acteur a un rôle à jouer pour permettre la renaissance de l’industrie. Néanmoins, une souveraineté industrielle risque d’être toujours imparfaite, faute de maîtrise de certains approvisionnements, vitaux à la fois pour conduire notre outil productif vers l’industrie du futur et pour assurer la transition écologique.
Une désindustrialisation profonde obérant la capacité de rebond de l’industrie
À partir des années 1970, la France est entrée, comme de nombreuses puissances occidentales, dans un cycle de désindustrialisation. Si des politiques industrielles ont été maintenues, notamment en faveur de l’innovation, le pays a perdu de vue l’importance d’avoir une stratégie industrielle. Nombreux étaient alors ceux qui considéraient qu’une nation moderne devait être une société postindustrielle. Dès lors, dans une logique d’optimisation des coûts, les entreprises ont fragmenté à outrance leurs chaînes de valeur et ont confié les tâches perçues comme les moins nobles à d’autres pays. Si les activités de R&D, de marketing et de distribution ont été conservées dans les pays occidentaux, les activités intermédiaires considérées comme faiblement rentables ont été délocalisées. Dès lors, le fait productif a été largement repoussé vers d’autres pays, notamment asiatiques, plaçant la France dans une situation de dépendance. La logique du moindre coût a primé sur celle de la préservation d’une base industrielle nationale et de la souveraineté. Ce fait n’est pas uniquement dû aux entreprises, il est également lié aux choix des consommateurs et des pouvoirs publics. Les premiers ont souvent préféré acheter, à produits équivalents, un produit moins cher, mais pas français, pour des questions de pouvoir d’achat, mais également d’évolution des modes de consommation en faveur du nombre, de la diversité et parfois au détriment de la qualité. Néanmoins, ils se sont inscrits dans une tendance plus large, puisque même l’État et les collectivités territoriales n’ont pas toujours privilégié les produits français dans la commande publique, avec des choix parfois critiquables, en particulier dans le domaine de la défense. Ainsi, pour rebâtir une industrie forte, il est impératif d’écrire au préalable un récit de la désindustrialisation allant au-delà d’une explication par les facteurs macroéconomiques classiques comme le coût du travail. La dépendance dans certains domaines d’activité n’est pas forcément un problème quand elle relève d’un choix comme celui qu’a fait le Royaume-Uni sous Margaret Thatcher : privilégier les services au détriment du champ industriel, tout en misant sur l’attractivité pour les investissements étrangers afin de maintenir à flot certains fleurons industriels (1). Elle devient contestable quand elle est impensée, et donc subie. Or, on s’émeut aujourd’hui d’une situation que de nombreux rapports ont mise en avant depuis le début des années 2000, appelant à la reconstruction d’une stratégie industrielle pour garantir l’indépendance de la France.
Maintenant que la volonté d’action semble là, rebâtir une base industrielle pour garantir la souveraineté ne sera pas aisé. La désindustrialisation a affaibli nos écosystèmes productifs et a induit une perte de savoir-faire et de compétences clés. Des métiers ont presque disparu comme l’attestent les exemples d’entreprises qui ont essayé de recréer des activités dans l’habillement ou l’horlogerie, ce qui complexifiera de potentielles opérations de relocalisation de chaînes de valeur complètes. De plus, avant la crise,
On s’émeut aujourd’hui d’une situation que de nombreux rapports ont mise en avant depuis le début des années 2000, appelant à la reconstruction d’une stratégie industrielle pour garantir l’indépendance de la France.
l’industrie souffrait d’une pénurie de compétences (2) dans les métiers traditionnels, mais également dans ceux liés à sa modernisation.
Sur ces fondements fragiles, la crise sanitaire et ses conséquences viennent encore fragiliser les entreprises industrielles avec un risque non négligeable de perdre des compétences individuelles et collectives ainsi que des technologies. Dès le printemps 2020, des mesures nationales et européennes ont été mises en place pour soutenir les entreprises, mais il s’agit souvent de prêts garantis et de reports de charges quand elles risquent d’être en crise de liquidités. Les faillites, les licenciements, les acquisitions hostiles ou opportunistes sur les entreprises stratégiques et innovantes risquent de freiner la reprise de l’industrie française. Des secteurs mettront plusieurs années à s’en relever, comme l’aéronautique ou l’automobile, ce qui pourrait entraîner les territoires liés à ces secteurs d’activité dans une spirale négative. Néanmoins, il faut conserver une part d’optimisme, car l’Union européenne a réussi à trouver un accord historique en juillet 2020 autour d’un plan de relance européen avec une dette commune européenne (750 milliards d’euros), des subventions à destination des États les plus touchés par la crise (390 milliards d’euros) et des prêts également pour les pays en difficulté (360 milliards d’euros). Il s’agit d’un évènement historique par son ampleur inédite, mais également par le temps très court qu’il a fallu aux États membres pour s’entendre sur les mesures à prendre. Il faudra tout de même faire attention que cet accord ne conduise pas à couper de manière trop forte les autres budgets, notamment en faveur de l’innovation et de la R&D, ni à ne pas entamer de réformes structurelles de l’Union européenne et de ses institutions.
Une indépendance conditionnée
En outre, même dans le cas d’une relocalisation de nombreuses chaînes de valeur, la France sera toujours dans une situation de dépendance pour certains approvisionnements. Il est dès à présent possible pour les entreprises de revoir leur stratégie d’approvisionnement et d’oeuvrer pour la reconstruction d’écosystèmes locaux de fournisseurs sur le modèle de celui de Toyota à Onnaing (Nord). Des écosystèmes de ce type sont
Pour renouer avec une capacité productive nationale, il faut avant tout une demande renforcée pour les produits nationaux. Toutefois, repenser l’approvisionnement de certaines matières premières s’avère complexe, voire impossible.
compétitifs et le seront d’autant plus si l’État permet une réduction des impôts de production. Ils peuvent garantir une sécurité des approvisionnements, tout en assurant des délais raccourcis et des flux de transport moins longs. La crise a également rappelé l’existence d’un manque de connaissance de l’ensemble des chaînes de valeur. Dès à présent, il est important de les cartographier avec l’ensemble des fournisseurs, en y intégrant des critères de risque et de criticité à l’image du travail entamé par le Conseil national des achats et le cabinet PWC. Les pouvoirs publics pourraient mettre en avant dans chaque région l’existence de fournisseurs locaux afin de favoriser une dynamique de relocalisation de certains approvisionnements et de constitution d’écosystèmes locaux. Les grands groupes ont également un rôle à jouer dans ce domaine en renforçant leur présence dans ces écosystèmes et en sortant d’une logique parfois prédatrice (non-respect des délais de paiement par certains par exemple). La relocalisation d’une partie des approvisionnements est également un moyen de soutenir le tissu productif des PME et ETI. Pour renouer avec une capacité productive nationale, il faut avant tout une demande renforcée pour les produits nationaux. Toutefois, s’il est possible de repenser l’approvisionnement pour des questions de qualité, d’impact environnemental et de délais de certains composants et produits, celui de certaines matières premières s’avère plus complexe, voire impossible. En effet, certains métaux (cobalt, lithium, germanium, mais aussi terres rares telles que néodyme, praséodyme, samarium, gadolinium, etc.) sont indispensables pour produire certaines technologies comme les batteries pour les véhicules électriques ou encore les aimants d’éoliennes. Ils sont également indispensables pour certaines technologies liées à l’industrie du futur. La criticité de ces métaux et terres rares vient de leur approvisionnement incertain (3). Aujourd’hui, ces marchés sont dominés par la Chine, ce qui place la France et l’Europe dans une situation de dépendance. Mais même si la Chine possède des ressources propres, elle cherche aussi à se prémunir contre une éventuelle pénurie de certains de ces métaux, comme le lithium (4), et réalise des importations pour couvrir ses besoins. L’une des forces de ce pays est d’avoir une approche systémique des sujets. L’exemple de la voiture électrique est révélateur à ce titre : il s’est doté de moyens de production, a développé les infrastructures pour permettre le développement de ce type de véhicules et apporte avec ce sujet une réponse partielle à son problème de pollution. Dans la continuité de son approche systémique, il maîtrise également les
matières premières. Au-delà du lithium sus-évoqué, elle maîtrise environ 50 % de la production de cobalt en République démocratique du Congo (5), pays qui fournit 65 % de la production mondiale. La Chine dispose également de 80 % des capacités mondiales de raffinage de ce métal. Dès lors, il ne suffit pas de produire en France, mais également de réfléchir à tous les composants nécessaires dans un produit et de déterminer lesquels nous rendent le plus vulnérables.
Cette situation de dépendance, souvent peu évoquée, est en partie liée aux conditions d’exploitation et de production des terres rares. Les procédés sont complexes et polluants. Le développement de normes environnementales de plus en plus contraignantes, les coûts de production et les faibles concentrations en métaux rares de certains gisements ont conduit plusieurs pays occidentaux à arrêter progressivement leur production et à s’approvisionner auprès de fournisseurs étrangers, favorisant la constitution de monopoles. Or, la transition énergétique repose aujourd’hui en grande partie sur le développement de technologies nécessitant ces métaux.
Dès lors, l’un des enjeux pour garantir la sécurité de ces approvisionnements est soit de trouver d’autres sources d’approvisionnement, soit de découvrir des matériaux de substitution ou encore de développer une filière de recyclage robuste, tout comme il est impératif de le faire pour les autres matières premières plus communes. Concernant les matériaux alternatifs, des recherches sont en cours, notamment sur le développement de nouveaux matériaux pouvant se substituer à ceux contenus dans les terres rares. À court terme, le recyclage des objets existants est sûrement la solution la plus prometteuse pour se passer de l’exploitation minière. Cette voie permettrait également de s’affranchir des contraintes géographiques et environnementales des gisements miniers. Certains industriels se sont d’ores et déjà lancés dans ce chemin en recyclant, par exemple, les aimants permanents contenus dans les produits high-tech.
La criticité de ces métaux représente un double enjeu : garantir l’indépendance productive de la France et oeuvrer pour des activités plus vertueuses sur le plan environnemental. En outre, elle soulève de manière indirecte la question de l’espace productif et des échelles de production de demain.
Repenser l’espace productif à l’échelle continentale
Dans un premier temps, la réorganisation de l’empreinte industrielle va se faire dans l’urgence de la crise. Avant la fin du premier semestre 2020, certains industriels ont annoncé des fermetures de sites en raison de cette crise. Au regard de la structure de l’actionnariat en France, il est peu probable que cela profite aux sites français. Autrement dit, entre deux sites, un industriel privilégiera souvent celui de son pays d’origine, pour des questions de proximité de marchés et d’investissement. Si certaines activités productives resteront globales avec une logique centrée sur l’optimisation des coûts, d’autres vont être amenées à se rapprocher des lieux de consommation, voire à s’y implanter directement. Prenant le contre-pied de la délocalisation, l’idée de produire des objets directement sur le lieu de vente, notamment grâce à la fabrication additive, n’est plus une hypothèse absurde et pourrait devenir une réalité courante dans les années à venir. Par conséquent, une nouvelle organisation mondiale de la production pourrait se dessiner autour de trois types d’usines : des méga-usines (usines de production de semi-conducteurs de l’industriel taïwanais Foxconn par exemple) à vocation mondiale qui se localiseront au gré des facteurs de production (coût du travail, de l’énergie, des matières premières, du transport, etc.) avec une inertie d’investissements très importants, des usines intermédiaires (usines du groupe français Salm de fabrication de meubles par exemple) à vocation régionale organisées autour d’écosystèmes ultraconnectés et flexibles très variés qui permettront de réaliser des produits individualisés au coût de la grande série et enfin des usines modulaires ou micro-usines (usines automobiles de la société américaine Local Motors par exemple) qui devraient permettre une production à la demande de biens de consommation sur mesure et directement sur le lieu de consommation ou à proximité.
Il est également possible pour les industriels d’Europe de l’Ouest de repenser leur organisation productive en intégrant les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) et ceux du pourtour méditerranéen dans leur schéma de production.
Par exemple, les industriels allemands, en particulier ceux de l’automobile, ont pleinement intégré les PECO dans leur stratégie. Ainsi, ils bénéficient à la fois des coûts unitaires salariaux moins élevés dans les services et des faibles coûts salariaux des PECO (6) que l’Allemagne a intégrés à son système productif. Cet hinterland est l’un des avantages de l’industrie allemande. Ces stratégies de localisation de la production ont permis des gains sensibles, sans pour autant que l’industrie s’étiole en Allemagne même. En dehors de quelques secteurs (automobile, aéronautique, etc.), les entreprises françaises sont assez peu à avoir réfléchi à ces stratégies alternatives à l’Asie qui pourraient conduire à des réflexions collectives, avec des co-investissements d’industriels, tout comme des co-investissements et partages de sites de production pourraient être envisagés en France.
D’autres paramètres plaident pour une relocalisation ou un renforcement de certaines activités. Le développement de nouvelles technologies, en particulier celles liées aux données et à l’algorithmique, permettent de faire évoluer la manière de
produire et de distribuer les biens industriels. Elles offrent une possibilité d’améliorer la productivité des sites de production, de réduire certains coûts de production (pertes de matières par exemple), d’améliorer la connaissance du client et donc de faire évoluer l’offre de valeur et les produits. En outre, les modèles économiques des entreprises sont également appelés à évoluer pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs (personnalisation, qualité, immédiateté, transparence, faible impact environnemental, etc.) et à aller vers une hybridation entre produits et services. Grâce aux données, les entreprises se voient offrir de nombreuses possibilités pour améliorer leur offre et ajouter une couche de services à leurs produits traditionnels.
Toutes ces pistes pour le sauvetage de l’industrie appellent néanmoins une modernisation profonde de l’outil productif national et donc des investissements importants. Or la crise va affaiblir les entreprises, dont les marges étaient déjà faibles, et elles seront nombreuses à revoir leur stratégie d’investissements à la baisse. Le recours aux prêts garantis par l’État va augmenter l’endettement des entreprises industrielles avec une fragilisation du haut de bilan et une limitation de l’accès au financement de long terme. Par conséquent, dans la quête d’une souveraineté renouvelée, il faut réfléchir dès à présent à des stratégies pour renforcer les fonds propres de nos entreprises, pour maintenir leur capacité de financement et pour les préserver d’éventuels prédateurs inopportuns (en particulier sur les actifs stratégiques et les pépites industrielles). Ces réflexions posent également la question de l’indépendance du continent européen et appellent à une révision du cadre normatif européen, notamment sur les aides d’État.
Souveraineté de la France et indépendance européenne
Volontairement, nous faisons le choix de ne pas parler de souveraineté européenne. En l’état, elle n’existe pas. En revanche, la question de l’indépendance de l’Union européenne et de ses États membres se pose. Jusqu’à très récemment, l’Union européenne avait une approche assez « naïve » de la concurrence internationale, comme l’a illustré le cas du refus de la fusion entre Alstom et Siemens, pour lequel la Commission européenne n’avait pas intégré la Chine dans son analyse. Si nous souhaitons préserver notre modèle de société, il est impératif que l’Union européenne se positionne en troisième voie face à l’impérialisme chinois et au protectionnisme américain.
Ainsi, il faut renouer avec les valeurs fondatrices de l’Union européenne et profiter de cette crise pour sortir de la logique de concurrence qui existe aujourd’hui entre les États membres à travers le dumping fiscal ou social par exemple. Dès à présent, des dispositifs simples peuvent être mis en place ou renforcés : filtrer les investissements étrangers, adopter un mécanisme européen de lutte contre les distorsions de la concurrence provoquées par des entreprises subventionnées par des États tiers ou encore imposer un mécanisme de réciprocité dans l’accès aux marchés publics. Des mesures simples qui n’ont souvent fait l’objet que d’accords a minima entre les États membres. Mais les positions de certains, en particulier l’Allemagne, pourraient évoluer favorablement à la suite de la crise de la COVID-19. Des réflexions doivent également être menées sur l’intégration de contraintes environnementales dans tous les traités afin d’en finir avec le moins-disant environnemental. Pour conclure, la crise a amené à une prise de conscience salutaire de l’importance d’une industrie forte pour garantir la souveraineté et la cohésion de la nation. De nombreux défis attendent l’industrie nationale, dont l’un des plus importants est sûrement celui du changement climatique. L’industrie est un pivot de la lutte contre le réchauffement climatique ; en conséquence, ne pensons pas la transition écologique en opposition aux industriels, mais avec eux. L’avenir de la souveraineté n’est pas de revenir à une économie administrée, mais de s’inscrire dans une stratégie de long terme guidée par la compétitivité, l’investissement et l’innovation. Les industriels français ne peuvent pas gagner la bataille des coûts, mais ils peuvent gagner celle de l’ingéniosité et de l’inventivité. Par conséquent, donnons-nous collectivement les moyens de retrouver notre souveraineté et de faire à nouveau rayonner notre si belle industrie. (1) (2) (3) (4) (5) (6)