Souveraineté numérique : la France et l’Europe peuvent-elles faire face au duopole sino-américain ?
Alors que les données ont pris une importance considérable dans les rapports de puissances, les Européens ont longtemps peiné à trouver des solutions leur permettant de sortir de leur dépendance vis-à-vis des leaders américain et chinois. Mais de nouvelles perspectives pourraient à présent se faire jour.
Des progrès des sciences et des techniques du numérique émerge sous nos yeux une « datasphère », c’est-à-dire un nouvel ensemble spatial formé par la totalité des données numériques et des technologies qui la sous-tendent, ainsi que de leurs interactions avec le monde physique, humain et politique dans lequel elle est ancrée (1). Le concept de datasphère rend compte du dépassement de la notion initiale de « cyberespace », lequel était le plus souvent envisagé d’un point de vue technique et sécuritaire comme un ensemble de systèmes et d’infrastructures matérielles vitales qu’il s’agissait de sécuriser et de défendre. L’émergence de la datasphère témoigne d’un double enrichissement de cette approche initiale. En premier lieu, la dimension immatérielle de l’espace numérique (les données) a pris une importance considérable, peut-être désormais prépondérante, dans les questions géopolitiques associées à la transformation numérique (2). En second lieu, les sciences de l’homme et de la société ont investi le champ de la réflexion alors que les sciences de l’ingénieur monopolisaient jusque-là les questions de sécurité des systèmes d’information.
Pour l’univers des forces armées, la maîtrise de la datasphère est un enjeu central, car elle est l’une des conditions essentielles pour faire face aux conflits de haute intensité dont le retour est pressenti (3). Dans ce type de conflit où un ennemi symétrique sera en mesure de contester la supériorité des
armées occidentales dans l’ensemble des milieux, la maîtrise de la datasphère répond à deux ambitions. Elle doit permettre d’affronter, dans le champ informationnel, les manoeuvres d’un ennemi capable d’attaques multiples et sophistiquées : attaques cyber, guerre électronique, propagande, attaques informationnelles. Elle doit également favoriser la mise en oeuvre efficace des capacités d’infovalorisation portées notamment par le programme SCORPION, à savoir l’acquisition, le traitement et le partage des traces numériques permettant une meilleure connaissance de la situation amie et ennemie. Sans une maîtrise suffisante de la datasphère dans ses deux dimensions matérielle et immatérielle, les forces armées pourraient se trouver dans l’incapacité de soutenir des conflits de haute intensité, privant ainsi le pouvoir politique de l’outil militaire nécessaire pour affirmer un projet fort, éventuellement conflictuel, dans le champ des relations internationales.
Transformation numérique et enjeux de souveraineté nationale
L’avènement de la datasphère est donc porteur d’enjeux de souveraineté (4). À cet égard, la menace peut s’entendre dans deux acceptions complémentaires et inséparables. La première renvoie à l’approche juridique et interne de la souveraineté, à savoir la capacité d’un État à exercer une autorité exclusive, législative, judiciaire et exécutive sur un territoire et sur des acteurs. À cet égard, il est souvent reproché aux acteurs dominants de la datasphère, singulièrement américains, de porter atteinte à la souveraineté des États comme la France en imposant leur propre corps de règles matérielles et procédurales, en déployant des stratégies fiscales d’évitement de l’impôt, en battant leur propre monnaie ou en écrasant la concurrence sur les marchés mondiaux (5). Cette critique est le plus souvent faible et malavisée. S’agissant des acteurs privés comme Google ou Microsoft, on ne saurait raisonnablement prétendre que ceux-ci contestent le principe même de la souveraineté des États dans lesquels ils interviennent. Leurs stratégies d’optimisation juridique et fiscale n’ont, par nature, rien de frauduleux et sont permises, voire encouragées, par l’absence de volonté politique qui, en Europe, s’accommode du « dumping fiscal » de pays comme l’Irlande ou les Pays-Bas. Les fameuses conditions générales que les utilisateurs ne lisent pas et dont l’effet est de réduire leurs droits constituent un ordre juridique contractuel, de tout temps permis par la loi et qui demeure soumis aux dispositions impératives d’ordre public (6). Les entreprises géantes du numérique ne se placent pas nécessairement en dehors de la loi commune, mais elles se montrent particulièrement habiles à en exploiter les opportunités à leur profit. D’ailleurs, la primauté de l’État sur ces acteurs privés se vérifie aisément au fait que les membres des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sont poursuivis et condamnés lorsqu’ils enfreignent les règles françaises ou communautaires. Mais, comme l’a montré l’arrêt du tribunal de l’Union donnant raison à Apple contre l’Irlande, qui réclamait le versement de 13 milliards d’arriérés d’impôts (7), encore faut-il que ces règles aient été véritablement transgressées.
L’avènement de la datasphère comporte une seconde menace, celle-ci bien réelle, pour la souveraineté des pays qui n’en auront pas la maîtrise. Cette seconde menace renvoie à la dimension extérieure du concept de souveraineté et à l’atteinte possible à la liberté d’action des différents États en ce qui concerne l’affirmation de leur projet politique dans le champ des relations internationales. Les pays qui ne maîtrisent pas la datasphère n’auront qu’une connaissance partielle des situations, ils seront victimes des manoeuvres informationnelles d’acteurs malveillants, leurs données seront captées et exploitées par d’autres… En bref, leur autonomie d’appréciation, de décision et d’action sera fortement amputée. Or, dans ce monde de plus en plus dépendant des technologies et des données numériques, de plus en plus gouverné par les algorithmes et les intelligences artificielles et de plus en plus connecté par les nouvelles générations de systèmes de télécommunications, la main appartient pour l’essentiel au duopole constitué par les États-Unis et la Chine (8). Ainsi, dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’Europe dispose certes de laboratoires de recherche de pointe et d’entreprises performantes dans certains domaines, mais elle souffre de deux maux difficilement guérissables. D’une part, elle est incapable de réunir les ressources nécessaires pour investir
Pour l’univers des forces armées, la maîtrise de la datasphère est un enjeu central, car elle est l’une des conditions essentielles pour faire face aux conflits de haute intensité dont le retour est pressenti.
dans les mêmes proportions que la Chine et les États-Unis. D’autre part, elle ne dispose pas de bases de données qui permettent de développer l’apprentissage des machines sur un pied d’égalité avec les deux leaders de l’intelligence artificielle.
Les différents facteurs de la dépendance européenne
La faiblesse de l’Europe à l’égard du duopole sino-américain est trop marquée et trop étendue pour n’être que le produit d’une cause unique. Elle procède d’un ensemble de facteurs, politiques, économiques, culturels… dont la combinaison varie d’un pays à l’autre et se transforme au cours du temps. Il est donc pour le moins difficile d’en donner un modèle définitif et universel, mais il n’est pas impossible d’en souligner certains traits fondamentaux.
Alors que l’on pourrait penser que l’ambition d’assurer l’autonomie stratégique de l’Europe dans la datasphère constitue un objectif « naturel » pour les pays membres de l’Union, elle forme au contraire une question très largement débattue et sur laquelle ne se dégage aucun consensus (9). Pour certains, la conquête de l’autonomie stratégique est un objectif important de leur politique de défense (France, Allemagne, Italie) alors que son principe même est contesté dans d’autres États (Pologne, Pays-Bas) En Pologne ou dans les pays baltes, la quête de l’autonomie stratégique est perçue comme un ferment de dégradation inacceptable des liens avec les États-Unis tandis qu’en France ou en Italie, elle apparaît comme la meilleure garantie du renforcement de cette relation.
L’Europe a fait prévaloir depuis les années 1980 une conception sans nuance de la politique de la concurrence. Le dogme de la concurrence libre et non faussée a produit l’abaissement de la politique industrielle ou le refus de certaines concentrations entre champions européens. Il implique également l’acceptation de la dépendance très large de l’Europe dans de nombreux secteurs vitaux (santé, alimentation, numérique…) comme contrepartie des bienfaits du libre-échange ricardien. Les entreprises américaines et chinoises bénéficient tout autant de capacités d’innovation et d’une puissance industrielle importantes que du soutien actif et protéiforme de leurs autorités nationales respectives. Face à elles, l’approche européenne n’a
Les entreprises américaines et chinoises bénéficient tout autant de capacités d’innovation et d’une puissance industrielle importantes que du soutien actif et protéiforme de leurs autorités nationales respectives.
pas été la plus favorable à l’éclosion d’un écosystème numérique de dimension mondiale.
Le succès dans le monde émergent de la datasphère et de l’intelligence artificielle est conditionné par la disponibilité des bases de données les plus complètes possible et sur lesquelles les machines vont pouvoir déployer leurs processus d’apprentissage automatisés. Pour constituer ces bases de données, les États-Unis et la Chine disposent chacun d’un modèle dont l’efficacité se vérifie quotidiennement. Les géants du numérique américains aspirent les données fournies volontairement par les centaines de millions d’abonnés qui utilisent leurs services à titre gratuit. Amazon traite ainsi 4000 commandes par minute aux États-Unis et acquiert des données très personnelles sur ses 150 millions de clients américains et sur les 2,5 millions d’entreprises qui vendent à travers son réseau. La Chine ajoute à ce modèle américain, déployé par des firmes comme Alibaba ou Baidu, la puissance de collecte de son immense appareil répressif et de contrôle social (10), lequel ne s’embarrasse pas des contraintes imposées par le respect des libertés publiques ou des droits individuels. L’Europe ne peut s’appuyer ni sur l’un ni sur l’autre de ces modèles.
La révolution numérique se caractérise par un mouvement puissant de création d’entreprises nouvelles qui connaissent pour certaines une croissance quasi inédite dans l’histoire industrielle : les « licornes ». Parmi les quatre cents licornes recensées en 2020, une partie d’entre elles, les « Décacornes », atteint une capitalisation supérieure à 10 milliards de dollars. Elles constituent les réussites les plus spectaculaires du tissu industriel qui porte la datasphère. Le monde en compte vingtquatre en juillet 2020 : onze aux États-Unis, onze en Asie (dont six en Chine), une au Brésil et une au Royaume-Uni (11) — et encore, les actionnaires qui contrôlent cette unique Décacorne européenne sont-ils chinois. L’Europe est donc cruellement absente du secteur le plus dynamique de l’économie numérique. Au-delà des explications déjà données, un facteur possible pourrait être d’ordre socioculturel et refléter une moindre aptitude au renouvellement et à l’innovation, une aversion au risque plus grande, une articulation moins poussée entre recherche fondamentale et développement industriel…
Le transfert des données personnelles en dehors de l’Europe (principalement vers les États-Unis) est tout sauf une question nouvelle. Or ce transfert est contraire à l’esprit du droit français qui, depuis les années 1970, s’attache à protéger les données personnelles contre leur exploitation abusive. En certaines occasions, les institutions françaises se sont opposées aux visées extraterritoriales du législateur américain dès lors qu’elles impliquaient le transfert de données personnelles. Ainsi, la mise en place de dispositifs d’alerte éthiques rendus obligatoires par la loi SarbanesOxley dans toute entreprise américaine et dans toute entreprise cotée aux ÉtatsUnis a fait l’objet d’une résistance très forte de la part de la Commission nationale informatique et libertés (décisions McDonald’s et Compagnie européenne d’accumulateurs, 2005-110 et 111, 26 mai) aussi bien que des tribunaux (TGI Libourne, 15/09/2005, CE BSN Glasspack). Cet exemple montre que dans la compétition des normes qui vont structurer la datasphère, la pugnacité de l’Europe est un contrepoids indispensable à l’affirmation du droit américain et de la « Common Law ».
Construire notre autonomie stratégique dans la datasphère
L’autonomie stratégique dans la datasphère n’est pas une option. Sans elle, les États européens seront obligés de se placer sous l’autorité de l’une des deux puissances majeures dont tout indique qu’elles conserveront une supériorité durable dans le domaine du numérique. De nombreuses préconisations ont déjà été avancées. Les plus classiques visent à promouvoir des champions nationaux ou à développer de véritables écosystèmes d’affaires autour du numérique (12). Plus inquiétantes, certaines envisagent des formes de gouvernement ploutocratique imposant des solutions autoritaires en matière d’usages numériques (13). Pour tenter de renouveler le corpus de ces solutions, nous proposons de partir de la définition de l’autonomie stratégique par Frédéric Charillon : « L’autonomie de puissance — ou autonomie stratégique — se compose, et se composera de plus en plus demain, de deux volets inséparables. Il importe, dans un premier temps, de disposer de l’outil militaire permettant d’agir seul. Il importe, dans un second temps, de disposer de la “capacité d’entraînement” diplomatique permettant de ne pas le rester. (14) ». À l’aune de cette définition que l’on peut transposer dans le domaine de la datasphère, il convient d’imaginer des politiques et des stratégies visant à doter notre pays des moyens de décider et d’agir sans attendre le feu vert d’un acteur extérieur, mais avec la volonté de faire partager la décision par nos alliés, de sorte à ne pas imaginer de solutions dont l’efficacité serait amoindrie par l’isolement de leur auteur. Le domaine de l’espace numérique est malheureusement plus fertile en échecs qu’en réussites. Mais l’analyse de ces échecs au regard du critère retenu permet de comprendre ce qu’il conviendrait de promouvoir dans le futur. l’incapacité à développer des solutions alternatives donnant la possibilité effective d’agir seul. Pour ne pas dépendre d’un acteur extérieur, les pays européens doivent disposer de leurs propres outils dans la datasphère. Encore faut-il que ces outils soient à la hauteur de ceux dont on entend se passer ou contre lesquels on les élabore. Tel est précisément l’objet des politiques de soutien classique aux « champions nationaux. » Mais, si le principe de ce soutien se comprend aisément, son application aboutit dans un certain nombre de cas à la mise en place d’une solution nationale dégradée, impuissante à soutenir efficacement la liberté de décision et d’action des pouvoirs publics. C’est ainsi qu’une entreprise française qui prétend remplacer Google n’a conquis, presque dix ans après son lancement et malgré un soutien étatique constant allant jusqu’à l’installation par défaut de son moteur de recherche sur la totalité des ordinateurs de l’administration, que 0,02 % du marché mondial. C’est également ainsi que les pouvoirs publics ont soutenu en vain le concepteur d’une application destinée à prévenir la population en cas d’attaque terroriste et dont les résultats ont été particulièrement décevants. une solution alternative garantissant une certaine maîtrise, mais dénuée de toute capacité d’entraînement de nos alliés. Pour réduire la diffusion de la COVID-19, la France a choisi de construire un outil de traçage numérique en s’affranchissant des solutions techniques offertes par les deux acteurs qui couvrent la quasitotalité du marché : Google et Apple. Au terme du bras de fer qui s’est ensuivi, la France a démontré qu’elle disposait d’une compétence suffisante pour créer une solution alternative à celle préconisée par les géants américains. Mais, ce faisant, elle s’est murée dans une solution rejetée par les principaux acteurs du secteur, qu’elle n’a pas réussi à faire plier. Elle s’est également coupée de ses voisins et alliés alors même que l’interopérabilité des applications est une condition de leur efficacité. La France n’a dès lors entraîné personne dans son sillage de sorte que notre liberté d’action nous a conduits à l’isolement (15).
Dans la compétition des normes qui vont structurer la datasphère, la pugnacité de l’Europe est un contrepoids indispensable à l’affirmation du droit américain et de la « Common Law ».
Le projet présenté récemment par un groupe d’industriels français et allemands entend favoriser l’émergence d’un service de « cloud computing » européen alternatif à l’offre sino-américaine qui est aujourd’hui ultra-dominante. Cette ambition était déjà celle du gouvernement français lorsqu’il avait lancé avec l’insuccès que l’on connaît le double projet de « cloud souverain » Numergy et Cloudwatt (16). Gaia-X constitue pour sa part une entité de gouvernance à vocation normative et qui laissera aux différents industriels intéressés la possibilité de proposer des solutions techniques diverses, mais conformes au socle normatif commun. C’est pourquoi le projet présente trois forces inhabituelles. Premièrement, il place au coeur du dispositif la dimension immatérielle, normative de la datasphère, sur laquelle les concurrents américains ou chinois n’ont pas forcément un avantage significatif et durable et auquel ils pourront éventuellement se rallier. Deuxièmement, il autorise plusieurs solutions techniques à rivaliser ou à coexister dès lors qu’elles respectent le socle normatif, ce qui laisse aux opérateurs la liberté de leurs choix stratégiques et aux utilisateurs la possibilité d’exprimer leurs préférences. Troisièmement, il est de nature à favoriser la formation d’une coalition autour des deux pays qui ont lancé l’initiative.
La maîtrise de la datasphère est une condition centrale de notre autonomie stratégique et, in fine, de notre souveraineté (1) (2) (3) (4) (5)
Les pays européens doivent disposer de leurs propres outils dans la datasphère. Encore faut-il que ces outils soient à la hauteur de ceux dont on entend se passer ou contre lesquels on les élabore.
(6) (7) (8) (9) (10) nationale. Or cette maîtrise est aujourd’hui largement entre les mains d’un duopole sino-américain. Conscients de cette dépendance, mais divisés sur les objectifs et souffrant de nombreuses faiblesses (politiques, économiques, socioculturelles, normatives…), les Européens doivent développer des politiques d’autonomie stratégique répondant à deux critères cumulatifs : aboutir à la constitution d’une offre alternative crédible face à des géants du numérique qui disposent de l’essentiel des ressources humaines, matérielles et immatérielles ; choisir des solutions susceptibles de rassembler le plus grand nombre d’alliés autour d’elles. Ces deux conditions sont malheureusement souvent méconnues et notre autonomie stratégique se trouve minée soit par des solutions nationales inefficientes, soit par une incapacité à rallier les autres à notre cause. Le projet récent Gaia-X pourrait constituer une évolution intéressante de ce point de vue. (11) (12) (13) (14) (15) (16)