Traite, esclavage et travail forcé au XXIe siècle : un état des lieux
Les images de ventes aux enchères d’êtres humains sur un marché en Libye diffusées en novembre 2017 par la chaîne américaine CNN (1) semblaient venir d’un autre âge, comme si rien n’avait changé depuis les traites négrières… En 2020, quelles réalités le terme « esclavage » recouvre-t-il ? Est-il synonyme de « travail forcé » ou encore de « traite des êtres humains » ?
I. Chatzis : La traite des personnes telle qu’elle est définie dans le Protocole annexé à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (2) comprend, entre autres, l’esclavage, les pratiques analogues à l’esclavage ainsi que le travail et les services forcés. Les images de CNN nous ont tous choqués, mais nous ne devons pas oublier que la traite des êtres humains ne se produit pas uniquement dans les zones de guerre ou à la suite de flux de réfugiés et de migrations. Nos données montrent qu’à l’échelle mondiale, la majorité des victimes recensées le sont dans leur pays d’origine.
La traite des personnes est présente autour de nous et se manifeste sous différentes formes dans notre vie quotidienne. Elle existe dans presque toutes les industries : elle peut être entre les mains qui cueillent les fruits et légumes que nous mangeons, dans les bâtiments que nous voyons construire, dans les produits de haute technologie que nous utilisons ou dans les vêtements que nous portons. Les victimes sont exploitées dans les industries du sexe, du divertissement et de l’hôtellerie — vivant et travaillant dans des conditions sordides — ou encore comme employées de maison ou dans le cadre de mariages forcés. Certaines sont même poussées à se faire prélever des organes (ou trompées à cette fin). Il est très préoccupant de constater que les enfants représentent un tiers de toutes les victimes de la traite : ils sont obligés de servir comme soldats, de mendier dans les rues, de commettre des crimes pour subvenir aux besoins vitaux de leur famille et de leur communauté, voire — forme particulièrement horrible de cette traite — sont abusés sexuellement en ligne.
La traite des êtres humains touche les plus démunis, mais aussi des personnes instruites qui recherchent simplement de meilleures opportunités. Le recrutement et l’exploitation peuvent avoir lieu dans le pays d’origine des victimes, au cours de leur migration vers un nouveau pays, ou une fois qu’elles sont arri
vées à destination. Les abus physiques et sexuels, le chantage, la manipulation émotionnelle et psychologique, le refus de paiement et la suppression de documents officiels font partie de la panoplie d’outils utilisés par les trafiquants pour garder le contrôle sur leurs victimes.
Quelle est l’ampleur de cet « esclavage moderne » à l’échelle mondiale ? Y a-t-il des continents ou des zones géographiques plus concernés que d’autres ?
L’esclavage moderne n’est pas défini au niveau international et il s’agit plutôt d’un terme de plaidoyer englobant à chaque fois différentes formes d’exploitation grave. En tant que gardien de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et de son protocole additionnel sur la traite des êtres humains, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) recueille des données sur la traite des personnes. Ils montrent qu’il s’agit d’un phénomène mondial, qui touche toutes les régions et sous-régions du monde. Aucun pays n’en est à l’abri. Les chiffres concernant le nombre total de victimes de la traite dans le monde varient et il existe des différences entre les pays et les régions en fonction de la capacité à enquêter et à collecter des données ainsi que des types d’exploitation qui prévalent localement. Certains cas sont plus difficiles à détecter et moins visibles que d’autres, par exemple la traite pour prélèvement d’organes, que nous estimons toujours sous-déclarée, ou la traite dans la sphère domestique incluant, entre autres, les mariages forcés, la servitude et les adoptions illégales.
L’esclavage moderne n’est pas défini au niveau international et il s’agit plutôt d’un terme de plaidoyer englobant à chaque fois différentes formes d’exploitation grave.
Les rapports mondiaux biennaux de l’ONUDC sur ce sujet (le prochain, en cours de préparation, sera publié début 2021) indiquent que, dans le monde, de plus en plus de pays sont en mesure d’identifier les victimes et de détecter ce crime. Nous attribuons ce développement à leur prise de conscience de la nécessité d’agir, au renforcement des systèmes juridiques (nouvelles lois, plans d’action, stratégies, etc.) et à la capacité des autorités à les mettre en oeuvre. Ce sont des signaux positifs, mais dont nous ne devons pas nous satisfaire. Il existe encore de vastes zones d’impunité et le taux de poursuites enregistré pour les crimes liés à la traite des êtres humains reste inférieur à celui d’autres crimes. En raison de la complexité de la définition juridique, les affaires de traite sont souvent instruites comme des crimes de moindre gravité (exploitation par le travail, servitude, prostitution forcée, etc.) tandis que, dans de nombreux cas, les victimes elles-mêmes peuvent être poursuivies pour des actes qu’elles ont commis sous la contrainte (prostitution, criminalité forcée, délits mineurs, etc.). C’est à ce stade que le rôle de l’ONUDC devient essentiel pour former et encadrer les policiers, les gardes-frontières, les inspecteurs du travail et les spécialistes de l’aide aux victimes et les doter des bons outils pour enquêter et poursuivre les cas de traite des êtres humains, démanteler les réseaux derrière ces crimes et retracer les produits illégaux. Rien qu’en 2019, les programmes de coopération technique de l’ONUDC ont couvert plus de 80 pays, ce qui a abouti à l’ouverture de plus de 300 nouvelles enquêtes pénales, à la promulgation de nouvelles lois et au lancement de stratégies régionales et nationales.
Les mesures de fermeture des frontières et de quarantaine adoptées dans le monde entier pour lutter contre la COVID-19 auraient pu favoriser un recul des flux liés à l’exploitation humaine. Or, après une première évaluation de l’impact de la pandémie, l’ONUDC indique qu’il n’en est rien (3). Pourquoi ?
La pandémie a frappé durement et pris tout le monde par surprise : la police, les gouvernements et la communauté internationale dans son ensemble. On ne sait pas encore quel sera son impact à long terme sur la traite des êtres humains et les données sont rares (4). Mais l’ONUDC a publié un document dès le début de la pandémie, tirant la sonnette d’alarme sur les risques aggravés d’abus et de violences pour les victimes et les opportunités nouvelles d’exploitation qu’offraient les mesures de confinement à la criminalité organisée. Malheureusement, bon nombre de nos craintes se sont avérées exactes. Après l’assouplissement des restrictions dans de nombreux pays, des articles de presse ont révélé par exemple les situations de danger de mort dans lesquelles se sont trouvées les victimes de la traite — notamment les femmes exploitées par les réseaux de prostitution qui se sont retrouvées abandonnées par leurs trafiquants, sans papiers et sans moyens de survie —, ainsi que l’augmentation de la traite des enfants et de l’exploitation sexuelle en ligne. Parallèlement, l’activité des services sociaux, judiciaires et de police a ralenti pendant cette période, ce qui
a rendu plus difficile leur accès pour les personnes dans le besoin, surtout les victimes de la traite.
Il est encore trop tôt pour déterminer si la pandémie a réduit les flux migratoires et de réfugiés liés à la traite des personnes ou si ces flux se sont poursuivis à l’identique. Une étude de l’ONUDC, menée au plus fort de la pandémie en Europe, montre qu’en Méditerranée centrale, sur cette période, les flux de la Libye vers l’Italie ont considérablement augmenté par rapport à 2019 (5). Reconnaissant qu’il s’agit peut-être d’un cas isolé, le rapport attribue cette augmentation à l’intensification des combats en Libye. Pour les personnes fuyant la guerre, la persécution ou l’extrême pauvreté, une possible infection par la COVID-19 dans un pays « sûr » peut être vue comme un risque valant la peine d’être pris pour s’échapper. À cet argument, j’ajouterais également que le contrôle des frontières maritimes ou terrestres pour empêcher le trafic de migrants et la traite des personnes pendant les confinements, alors que les ressources disponibles pour le faire, déjà limitées, sont nécessaires ailleurs, représente un défi important pour les forces de l’ordre. Celles-ci doivent trouver le juste équilibre entre des priorités concurrentes : le maintien de l’ordre et le contrôle de la criminalité d’un côté, la protection de la sécurité et de la santé publiques de l’autre.
Les femmes et les jeunes filles continuent de représenter la majorité des victimes détectées. Comment expliquer cette prévalence ? Se retrouvet-elle à l’identique dans toutes les parties du globe ?
Nos données montrent effectivement qu’à l’échelle mondiale, les femmes et les jeunes filles constituent systématiquement la majorité des
Il n’a pas fallu longtemps au crime organisé pour mettre à profit les opportunités offertes par ces nouveaux médias. La traite des personnes, en particulier à des fins d’exploitation sexuelle, peut être commise entièrement par Internet.
victimes déclarées de la traite des êtres humains (72 %) (lire l’entretien avec M. Nicot p. 54). La proportion de victimes masculines est d’environ 21 %, les 7 % restants étant de jeunes garçons. En ce qui concerne l’exploitation sexuelle, qui est la forme la plus répandue de traite des êtres humains dans le monde, près des trois quarts de toutes les victimes détectées sont des femmes. Si les femmes et les jeunes filles restent principalement exploitées sexuellement (88 % des victimes féminines le sont de la traite à des fins sexuelles), elles sont également soumises à d’autres formes d’exploitation, à des fins criminelles, de travail domestique ou par des mariages forcés. Le tableau change légèrement à l’échelle régionale. Par exemple, en Asie du Sud, le nombre de victimes féminines et masculines est équivalent, tandis qu’en Afrique de l’Ouest, la plupart des victimes détectées sont des enfants, filles et garçons. Malgré ces différences locales, les femmes et les filles sont clairement plus vulnérables à la traite des personnes. Parmi les principales raisons, on retrouve le fait que, dans de nombreuses régions du monde, les femmes souffrent de discrimination, d’un accès inégal à l’éducation, au travail et même à la justice, tandis que des « croyances » sociales, des stéréotypes et des normes persistantes les empêchent de revendiquer la place qui leur revient dans la société. Les inégalités structurelles, les rapports de force inégaux et la violence contre les femmes et les filles créent un terrain fertile pour l’exploitation. Ces faits doivent guider notre lutte contre les facteurs déterminants et les causes profondes de la traite des êtres humains et notre façon de concevoir les programmes de protection et de soutien pour les victimes. Nos réponses ne doivent pas seulement prendre en compte les dimensions sexospécifiques de la traite et les besoins des femmes et des filles, mais aussi s’efforcer de transformer les rôles et de lutter contre les normes et les relations de pouvoir préjudiciables aux femmes et aux hommes.
Quel a été l’impact du développement d’Internet et des réseaux sociaux sur ces phénomènes d’exploitation humaine ?
Comme pour toute nouvelle technologie, il n’a pas fallu longtemps au crime organisé pour mettre à profit les opportunités offertes par ces nouveaux médias. La traite des personnes, en particulier à des fins d’exploitation sexuelle, peut être commise entièrement par Internet : les victimes sont identifiées et mises sous emprise par le biais des médias sociaux, la communication entre les criminels et la diffusion de contenus pornographiques obtenus de ces victimes se fait grâce à
des plates-formes cryptées et le transfert d’argent est effectué par des paiements anonymes en ligne. Des affaires comme celles-ci présentent des défis exceptionnels pour les enquêteurs en matière de collecte de preuves et de poursuites, car les auteurs, les victimes et les fournisseurs de services en ligne peuvent tous se trouver dans des pays différents ou des régions éloignées. Les enfants sont, là encore, particulièrement vulnérables, surtout en période de COVID, car ils passent de longues heures sur Internet, souvent sans surveillance.
Dans le même temps, les lignes directes et les services d’assistance en ligne ont permis à de nombreuses victimes de demander de l’aide et de contacter les autorités, tandis que la technologie de la blockchain peut aider les entreprises à assainir leur chaîne d’approvisionnement. De plus, la police dispose désormais de grandes quantités de données et d’analyses agrégées lui permettant de mieux comprendre le fonctionnement des réseaux de trafic. Le secteur privé et les entreprises de haute technologie ont la responsabilité d’assurer que leurs produits et services tels que les communications cryptées de bout en bout, la souscription basée sur un profil personnalisé et l’hébergement de groupes d’utilisateurs aux intérêts particuliers ou d’autres fonctionnalités similaires ne sont pas utilisés à des fins criminelles et ne facilitent pas la traite des personnes. Les liens entre nouvelles technologies et traite des êtres humains sont donc à double effet, présentant des avantages aussi bien pour les enquêteurs que pour les criminels (6).
À quel point l’exploitation humaine est-elle « rentable » ? On pense d’emblée aux organisations criminelles, mais elles ne sont pas les seules à en bénéficier… À qui profite ce crime ?
La traite des êtres humains est très rentable pour les criminels et occupe la troisième place en termes de revenus, après le trafic de drogue et le trafic d’armes. Les profits illicites varient en fonction de la région et du type de trafic. Dans les pays riches, les produits de la criminalité sont plus importants que dans les pays à faible revenu. Certains types d’exploitation (comme le prélèvement d’organes) seraient aussi plus rentables que d’autres, nécessitant un degré plus élevé d’organisation et la participation de différents acteurs. « Suivre l’argent » est le moyen le plus efficace de déceler toute implication du crime organisé dans des affaires de traite d’êtres humains. Ce qui semble souvent être une affaire mineure et insignifiante peut révéler un réseau de trafiquants plus vaste et plus dangereux lorsque l’on enquête sur les flux financiers. À partir d’une petite réunion régionale entre les unités de lutte contre la traite et les équipes de blanchiment d’argent dans les Balkans en 2016,
La traite des êtres humains est très rentable pour les criminels et occupe la troisième place en termes de revenus, après le trafic de drogue et le trafic d’armes.
l’ONUDC a soutenu l’échange d’informations entre ces différents acteurs, qui a abouti au démantèlement d’un réseau international de traite d’enfants en Europe occidentale et au sauvetage de nombreuses victimes.
Il existe aussi un groupe plus inquiétant de bénéficiaires de la traite des personnes. Il s’agit des groupes terroristes et armés tels que Daech en Syrie et en Irak, Boko Haram en Afrique de l’Ouest et l’Armée de résistance du Seigneur en Afrique centrale. Il est prouvé qu’ils utilisent la traite des personnes pour terroriser les populations locales, recruter par la force des hommes et en particulier des enfants qui seront enrôlés pour servir dans des groupes armés, financer leurs opérations terroristes ou simplement comme moyen d’enrichissement personnel.
La traite des êtres humains peut être perpétrée par des gangs du crime organisé, des groupes terroristes ou des cartels de la drogue, mais nécessite souvent la complicité de secteurs formels de l’économie ou l’implication de fonctionnaires corrompus. In fine, c’est un crime qui nous concerne tous et qui nécessite une action vigoureuse de la part de tous les pays afin que nous puissions espérer l’éliminer un jour de nos sociétés.
Quelles ont été les principales avancées dans la coopération internationale contre ce fléau ? Sur quoi l’accent devrait-il être mis à présent ?
Une coopération internationale plus étroite est essentielle pour lutter contre la traite des êtres humains. C’est l’un des principaux objectifs de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et son protocole additionnel sur la traite des êtres humains. Vingt ans après leur entrée en vigueur, la Convention et le Protocole sont sur le point d’atteindre le statut universel : 190 pays ont déjà signé la Convention et 178 le Protocole (sur un total de 193 États membres). Ce ne sont pas que des chiffres. Lorsque les pays deviennent parties à ces instruments internationaux, ils
acceptent de criminaliser au même niveau les crimes concernés et d’entreprendre une série d’autres politiques harmonisées dans différents domaines tels que la prévention, l’assistance aux victimes et leur protection, et la coopération internationale. Par ailleurs, dans deux résolutions historiques de 2016 et 2017, le Conseil de sécurité a demandé aux États membres de l’Organisation des Nations Unies de prendre des mesures pour garantir que les crimes de traite des êtres humains commis par les organisations terroristes telles que Daech ne restent pas impunis et que le produit de ces crimes soit détecté et saisi. En 2018, les États parties à la Convention et au Protocole ont aussi convenu d’un examen par les pairs de l’application des mesures (« mécanisme d’examen »), qui vise à identifier les lacunes dans la mise en oeuvre des politiques et à faciliter l’échange de bonnes pratiques entre les pays pour y remédier.
Quel est le rôle spécifique de l’ONUDC dans cette lutte ? Et, en tant chef de la section « Traite des personnes et trafic de migrants » à l’ONUDC, quelles sont vos priorités pour les années à venir ?
L’ONUDC est la principale entité des Nations Unies pour lutter contre la traite des êtres humains et, en tant que telle, coordonne les travaux du groupe des agences de l’ONU dont les mandats incluent également cet objectif (ICAT) (7). Notre équipe multinationale d’experts aide les pays à s’acquitter de leurs obligations en vertu de la Convention des Nations Unies contre la criminalité organisée et de son Protocole contre la traite des personnes. Dans ce processus, l’ONUDC collabore avec la police, les autorités judiciaires, les organisations non gouvernementales, les universités et le secteur privé dans le monde entier pour prévenir le crime, assurer les poursuites et garantir la protection des victimes. Nos priorités sont fixées par les États membres de l’ONU eux-mêmes et la traite des êtres humains est une priorité de leur ordre du jour depuis de nombreuses années. Il y a unanimité sur la nécessité de tout mettre en oeuvre pour que nous puissions un jour l’éradiquer de nos sociétés.
À l’avenir, nous continuerons d’aider les pays à renforcer les enquêtes et les poursuites et à coopérer plus étroitement audelà des frontières. Les femmes et les enfants resteront au centre de nos activités ainsi que l’exploitation sexuelle et le travail forcé. En même temps, la traite des personnes parmi les migrants et les réfugiés ainsi que dans les urgences humanitaires et les zones de guerre demanderont notre attention.
Et, en ces temps de COVID, l’un de nos principaux objectifs est également d’aider les pays à mieux évaluer l’impact de la COVID sur leur propre capacité à faire face à la traite des personnes et de ses victimes. Nous espérons que cette évaluation nous aidera, enfin, à mieux nous préparer à gérer des cas similaires à l’avenir. De notre côté, nous adaptons nos programmes pour pouvoir continuer à fournir une assistance technique malgré les restrictions de mouvement et les confinements. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)
190 pays ont signé la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et 178 le Protocole sur la traite (sur 193 États membres). Ce ne sont pas que des chiffres.
(1) (2)