Esclaves en mer… hors des radars
Depuis 2014, vous avez parcouru plus de 12 000 milles sur une vingtaine de mers et les cinq océans à bord de dizaines de navires pour réaliser vos nombreux reportages consacrés à la violence et à la criminalité en haute mer — en partie réunis dans l’ouvrage (Payot, 2019, titre en anglais : À quelle(s) forme(s) d’esclavage avez-vous été confronté ? Quelle est l’ampleur de ce phénomène dans les activités maritimes ?
I. Urbina : Le nombre de travailleurs maintenus en état de captivité dans l’industrie de la pêche internationale m’a vraiment surpris ; c’est un problème très largement répandu. Ces ouvriers se retrouvent prisonniers par des mécanismes de servitude pour dette, et le restent parce qu’ils travaillent très loin des côtes, où les lois sont peu appliquées et les inspections très rares. Ils sont contraints par la violence, et parfois par de véritables chaînes. Nous avons eu le cas, par exemple, d’un pêcheur qui était enchaîné par le cou lorsqu’il ne travaillait pas.
Les réserves de poissons s’épuisent et, à mesure que les stocks côtiers disparaissent, les bateaux doivent s’éloigner davantage du rivage pour capturer le strict minimum, ce qui signifie que les marges de profit sont très faibles dans cette branche. C’est pourquoi les entreprises et les capitaines, pour réduire leurs coûts, recourent de plus en plus au travail forcé, à l’exploitation de victimes de la traite et de systèmes de servitude pour dettes. Le plus souvent, ces équipages sont trompés ou transférés de force sur des bateaux et ne sont jamais payés quand ils en débarquent — s’ils parviennent à en débarquer un jour. Pendant ce temps, les consommateurs des pays développés continuent de rechercher les produits les moins chers, y compris pour les produits de la mer.
L’économie mondiale s’est accommodée (peut-être à dessein) du fait que les chaînes d’approvisionnement maritimes sont si enchevêtrées et alambiquées qu’il est très difficile, voire impossible, de discerner si l’on a eu recours à du travail forcé pour transporter des marchandises à travers l’océan ou pêcher le poisson qui finit dans nos assiettes.
L’exploitation et la maltraitance dans le secteur de la pêche, surtout dans les mers d’Asie du Sud-Est ou sur des bateaux venant de cette région, sont particulièrement montrées du doigt. Pourquoi ce fléau touche-t-il davantage cette activité et cette région ?
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les crimes contre les droits de l’homme, le droit du travail et le droit de l’environnement qui se produisent en haute mer ont tendance à affecter davantage l’industrie de la pêche, et en Asie en particulier. Tout d’abord, comme je le disais précédemment, les ouvriers sur ces navires sont si éloignés des forces de l’ordre et des
inspecteurs du travail qu’une certaine impunité règne au large. Deuxièmement, je pense que les politiques de préservation de l’environnement pour la haute mer sont moindres, car les poissons ne sont ni mignons ni câlins. De ce fait, il est plus difficile de faire preuve d’empathie à l’égard de la vie marine et l’opinion publique y accorde beaucoup moins d’attention. Troisièmement, l’océan est perçu comme une étendue si vaste qu’il paraît indestructible. Par conséquent, l’opinion générale semble estimer qu’aucun mal ne pourrait affecter les créatures qui y vivent parce qu’elles seront en mesure de se régénérer, et que les eaux seront capables de diluer toute forme de pollution. De la même façon, le sort des personnes qui traversent cet espace ou y travaillent tend à être considéré comme sans importance, quand elles ne sont pas, tout simplement, invisibles.
L’histoire de ces travailleurs de la mer explique aussi l’ampleur de ces abus. Ils viennent généralement des pays en voie de développement et sont constamment en transit. Sur un même navire, on trouve souvent des marins de nombreux pays différents, ce qui fait que même si la volonté de les protéger est là, il est très difficile de déterminer qui a la compétence pour le faire.
Bien que le travail forcé sur les océans existe dans le monde entier, le problème atteint des sommets en mer de Chine du Sud, et particulièrement dans la flotte de pêche thaïlandaise. L’une des raisons est qu’il manque bon an mal an 50 000 marins-pêcheurs dans ce pays, d’après les chiffres de l’ONU pour 2014. Des dizaines de milliers de migrants, cambodgiens et birmans, sont introduits chaque année en Thaïlande pour compenser cette pénurie chronique, et des capitaines sans scrupule achètent et vendent des hommes comme du bétail.
Le travail est très dur. Dans cette flotte nationale, inefficace et à peine rentable, les capitaines ont besoin que les matelots leur obéissent au doigt et à l’oeil, sans se plaindre, même s’ils triment des heures durant, mal nourris et souspayés. En d’autres termes, il leur faut des esclaves (1).
Comment les réseaux de cette traite d’êtres humains fonctionnent-ils ?
Le modèle de trafic le plus courant est le suivant : un villageois pauvre du Cambodge se voit offrir la possibilité d’obtenir un emploi dans la construction en Thaïlande (pays plus riche). Le villageois n’a pas l’argent pour payer son billet, mais le « courtier en maind’oeuvre » (c’est-à-dire le trafiquant) lui offre l’occasion de faire ce voyage et de le payer plus tard. En d’autres termes, l’intermédiaire se charge du transport et du contrat de travail ; la dette pour ce service pourra lui être réglée plus tard. Le villageois passe ainsi illégalement la frontière thaïlandaise et se trouve acheminé (à sa grande surprise) non pas vers un chantier de construction, mais vers un bateau de pêche. Le capitaine du bateau paie au courtier la dette que le villageois a contractée pour le voyage. Il est désormais, de fait, propriétaire de ce travailleur, jusqu’à ce que cette dette soit payée. Le villageois restera piégé sur ce bateau jusqu’à ce que le capitaine déclare que la dette est effacée.
Pour tenter d’enrayer le phénomène, la Nouvelle-Zélande en 2014 et, plus récemment, la Thaïlande ont édicté des règles plus strictes et renforcé la lutte sur le terrain. Quels ont été les résultats ?
C’est, sans aucun doute, une chose positive que des règles plus strictes soient adoptées. Cependant, le problème de leur exécution demeure. Les mers sont vastes. La plus grande partie de cet espace n’appartient à aucun pays. Il n’y a donc pas — ou peu — de police en mer… En d’autres termes, dans les rares cas où des règles existent et pourraient être appliquées, il n’y a pratiquement personne pour le faire. De plus, concernant les torts causés aux gens de mer, l’incitation à enquêter ou à poursuivre les coupables devant la justice est faible, car la plupart de ces marins sont pauvres et n’ont que peu de leviers pour engager des avocats ou attirer l’attention des autorités gouvernementales. Le problème semble en cours de reconnaissance pour les produits issus de la mer, un peu comme ce qui s’est passé pour les « diamants de sang » [diamants alimentant des conflits], les vêtements des sweatshops [« ateliers de la sueur » dans l’industrie textile en Asie] et la pêche au thon qui provoquait une hécatombe chez les dauphins [en raison de l’utilisation de filets dérivants]. De la même façon, pour la pêche, entreprises et consommateurs affirment qu’ils sont prêts à accepter des prix plus élevés pour des produits dont la traçabilité peut être assurée d’un bout à l’autre de la chaîne. Cependant, la mer étant si loin des ins
Les marges de profit sont très faibles dans cette branche. C’est pourquoi les entreprises et les capitaines, pour réduire leurs coûts, recourent de plus en plus au travail forcé, à l’exploitation de victimes de la traite et de systèmes de servitude pour dettes.
pecteurs et des regards vigilants, il sera difficile pour les firmes de mieux suivre leurs chaînes et de prouver publiquement que leurs processus de production ne laissent aucune place aux abus.
Par ailleurs, il existe bien des avantages cachés à maintenir l’a-légalité sur les océans. Le transport du fret par la mer est beaucoup moins cher que par avion, en partie parce que les eaux internationales ne sont pas aussi encombrées que les airs par les bureaucraties nationales, ni contraintes par les mêmes règles. Les industries de la pêche et du transport maritime sont autant les bénéficiaires et les agents de l’absence de loi en haute mer qu’elles en sont les victimes. Tous ces facteurs expliquent pourquoi les océans sont une jungle sans foi ni loi et pourquoi ils vont probablement le rester.
Où en est la coopération internationale dans ce domaine ? Quelles formes devrait-elle prendre, selon vous, pour être plus efficace ?
Si les pays voulaient sérieusement lutter contre les violations des droits de l’homme, du travail et de l’environnement en mer, ils renforceraient les protections juridiques, les patrouilles en mer et, plus particulièrement, les inspections lorsque les navires sont à quai. Ils exigeraient que les navires gardent leurs transpondeurs de localisation constamment allumés afin que la police, les entreprises et les consommateurs puissent les surveiller. Chaque fois que les navires arrivent dans un port, il faudrait qu’ils aient à montrer un certain nombre de documents attestant combien de marins sont à bord, d’où ils viennent, quels types et quantités de poisson ont été pêchés, où et comment. Les compagnies de pêche devraient aussi exiger que les travailleurs des navires qui transportent leurs cargaisons ou capturent leur poisson aient tous signé un contrat de travail. Une grande partie de ces exigences en matière de transparence sont déjà en vigueur dans le fret aérien. À la suite de vos reportages, vous êtes vous-même passé à l’action. En quoi consiste votre projet « The Outlaw Ocean » et quel est son objectif ?
« The Outlaw Ocean Project » est une exploration journalistique de l’a-légalité qui caractérise les mers du globe. L’objectif du projet est de sensibiliser l’opinion publique et de lui permettre de mieux comprendre ce qui se passe en mer, aussi bien au-dessus qu’en dessous de la ligne de flottaison, afin de faire prendre conscience de l’urgence d’agir pour y remédier. Les reportages réalisés dans ce cadre abordent des crimes variés, allant de la pêche illégale et de la surpêche au meurtre de passagers clandestins, en passant par le trafic d’armes et de munitions, le vol de navires, l’esclavage… et d’autres délits encore.
D’où est venue l’idée de développer une version musicale de « The Outlaw Ocean » (2) ? Comment cette communication originale a-t-elle été reçue ?
L’idée remonte à plusieurs années, lorsque mon fils était beaucoup plus jeune (il avait peut-être 10 ans), et que nous prenions la voiture avec plusieurs de ses amis : nous avions organisé une compétition qui s’appelait « Le jeu de l’imagination ». Je jouais les 20 premières secondes d’une chanson sans paroles, mais épique et dramatique. Ensuite, j’éteignais la musique et, un par
Les industries de la pêche et du transport maritime sont autant les bénéficiaires et les agents de l’absence de loi en haute mer qu’elles en sont les victimes.
un, les enfants devaient décrire, avec force détails évocateurs et impressions sensorielles, la scène de cinéma qu’ils pouvaient imaginer allant avec la musique qu’ils venaient d’entendre. Celui qui livrait la scène la plus vivante et la plus convaincante en accord avec la musique gagnait cette manche du concours. (C’est moi qui étais toujours le juge.) D’une certaine manière, c’est un exercice d’écriture. Mais c’est aussi une forme d’étude des choses par rétro-ingénierie et une bonne gymnastique cérébrale pour entraîner notre « muscle » de la créativité.
C’est ce jeu qui m’a conduit à étudier le pouvoir narratif de la musique. Et c’est cette réflexion qui a donné naissance au versant musical du projet « The Outlaw Ocean ». Musiciens et journalistes sont des conteurs. Les uns utilisent des sons, les autres des mots. « The Outlaw Ocean Music Project » est une collaboration inédite entre les deux. En combinant leurs médiums, ces conteurs ont trouvé une nouvelle manière très efficace de faire partager une émotion et de créer un sentiment d’appartenance à la même communauté. Le résultat est la création d’un ensemble de morceaux captivants basés sur mes enquêtes pour « The Outlaw Ocean », à partir d’une bibliothèque de sons enregistrés sur le terrain au cours de mes cinq années de reportage en mer.
Ce projet musical est aussi un moyen insolite pour transformer des plates-formes musicales en nouveaux supports de presse. Cela nous permet de transmettre notre message sur les problèmes des océans à des populations plus jeunes, tel mon fils qui a maintenant 16 ans. Il ne lirait probablement pas The New York Times, mais il consomme beaucoup d’information via d’autres canaux.
Le projet musical nous permet aussi de recruter des musiciens venus de divers endroits du monde, où ils diffusent ensuite eux aussi ce message. Le projet a connu une croissance exponentielle et reçoit désormais le soutien de Spotify, de Pandora et de Warner Music Group. Cette méthode rencontre déjà un grand succès et a été couverte par la NPR (National Public Radio), les magazines Billboard et Complex et plusieurs autres médias. Plus de 360 artistes y participent, venus de 63 pays. Nous avons déjà sorti plus de 150 albums, généré plus d’un million d’écoutes en streaming et nous avons encore 250 albums à éditer dans les douze prochains mois. Chaque musicienne ou musicien fait son propre album sur ce thème. Ces créations musicales et les vidéos associées ont touché, au total, plus de 80 millions de personnes. L’ensemble de mes écrits, en vingt ans de carrière comme reporter au New York Times, ne m’a pas permis d’atteindre une telle audience pour ce type de journalisme.
La plus grande flotte de bateaux de pêche illégale au monde opérait dans les eaux invisibles de la Corée du Nord, en violation flagrante des sanctions onusiennes : plus de 900 navires de pêche au calamar chinois.