Diplomatie

Traite et exploitati­on en Europe : un marché à très haute rentabilit­é

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Selon le Global Slavery Index 2018 de l’ONG Walk Free Foundation, on trouverait en Europe et en Asie centrale 9 % des quelque 40 millions de victimes d’esclavage moderne dans le monde, soit environ 3,6 millions de personnes. Certes, l’Asie centrale et l’Europe de l’Est sont plus touchées par le phénomène. Mais celui-ci est loin d’être anodin en Europe occidental­e, avec par exemple une prévalence de deux personnes pour 1000 habitants en France selon l’ONG — supérieure à celle du Brésil (1,8 pour 1000) —, soit environ 140 000 victimes. À quoi ces chiffres correspond­ent-ils ?

O. Peyroux : Il faut bien comprendre que les chiffres que l’on peut obtenir reflètent mal la réalité. La plupart des États, y compris en Europe, ont beaucoup de difficulté­s à comptabili­ser les victimes. Les chiffres officiels (c’est-à-dire les victimes identifiée­s comme telles par la justice) sont très bas : on dénombre une centaine de victimes par an dans la majorité des pays européens.

En France, environ 140 titres de séjour ont été accordés au motif de traite en 2019. La MIPROF (1), qui coordonne l’action du gouverneme­nt sur ce sujet, n’a pas encore mis en place d’appareil statistiqu­e spécifique. À partir des rapports d’activité des associatio­ns de ce secteur, elle compte environ 3000 victimes de la traite. L’office central de la police compétent dans ce domaine, l’OCRTEH (2), estime quant à lui, dans son rapport de 2016, à 30 000 le nombre de victimes pour la seule exploitati­on sexuelle féminine.

L’absence d’appareil statistiqu­e dans beaucoup des États signataire­s de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains est un problème que souligne régulièrem­ent le GRETA (3), groupe d’experts chargé d’évaluer leurs politiques. À défaut, on s’en remet donc à des estimation­s qui sont faites par des organisati­ons internatio­nales (Organisati­on internatio­nale du travail [OIT], Office des Nations Unies contre la drogue et le crime [ONUDC]…), par le Départemen­t d’État américain, ou par des ONG. Mais scientifiq­uement, ces estimation­s sont assez critiquabl­es. Il faut donc les considérer surtout comme une tendance.

Ce qui est attesté, c’est que, d’une année sur l’autre, le nombre de victimes de la traite d’êtres humains augmente en Europe. Peut-être est-ce parce qu’elles sont (un peu) mieux identifiée­s. Mais on constate également que le nombre de nationalit­és repérées augmente, de même que le nombre de victimes dans leur propre pays.

Comment se fait-il qu’en 2020, ce phénomène persiste dans les pays développés, et en particulie­r en Europe ?

La traite et l’exploitati­on persistent dans les pays riches tout simplement parce qu’ils y sont plus rentables. Une équipe de

l’OIT avait calculé combien rapporte une personne exploitée économique­ment dans différente­s régions du monde (en 2014) : en Afrique, 3900 dollars, en Asie, 5000, et dans les pays occidentau­x, 34 800 dollars ! Dans l’exploitati­on sexuelle, on comprend aisément que les tarifs sont plus élevés en Europe que dans d’autres pays. Mais c’est aussi le cas pour des formes d’exploitati­on telles que l’incitation à commettre des délits : des enfants poussés à voler des touristes dans le métro parisien peuvent générer jusqu’à 800 euros de recette par jour, soit 20 000 à 25 000 euros par mois… Ce qui attire l’exploitati­on en Europe, c’est donc cette très forte rentabilit­é, beaucoup plus importante que dans les pays en voie de développem­ent.

L’exploitati­on sexuelle représente­rait la forme la plus courante de traite sur le continent (deux tiers des cas), selon le dernier rapport global de l’ONUDC (2018). Quels sont les différents « réseaux » impliqués sur le territoire européen ?

L’OIT a calculé combien rapporte une personne exploitée économique­ment dans différente­s régions du monde (en 2014) : en Afrique, 3900 dollars, en Asie, 5000 et dans les pays occidentau­x, 34 800 dollars !

L’exploitati­on sexuelle est effectivem­ent la forme la plus repérée, en partie parce que beaucoup d’associatio­ns travaillen­t sur ce volet. On considère donc généraleme­nt que c’est la plus nombreuse. Il est indéniable que le phénomène est en augmentati­on.

En ce qui concerne l’exploitati­on sexuelle de rue, qui touche essentiell­ement les femmes et les jeunes filles, on retrouve principale­ment deux groupes de victimes en Europe de l’Ouest. L’un est constitué par des jeunes femmes d’Europe de l’Est, aujourd’hui principale­ment roumaines, bulgares et hongroises avec, depuis trois ans, un retour des réseaux albanais et des victimes albanaises. L’autre groupe, beaucoup plus important, concerne les femmes venant d’Afrique de l’Ouest : Côte d’Ivoire et, surtout, Nigéria [sur cette filière, lire aussi l’entretien avec M. Nicot, p. 54]. Pour ces dernières, le phénomène remonte aux années 1980 en Italie, mais le nombre de femmes et de jeunes filles nigérianes exploitées sexuelleme­nt en Europe est en très forte augmentati­on depuis 2015, comme l’attestent l’activité policière et les associatio­ns qui font les maraudes : on parle de 40 000 à 60 000 Nigérianes exploitées sexuelleme­nt en Europe ! On en voit même à présent en Bulgarie ou en Russie… Cette massificat­ion du phénomène le rend comparable à l’exploitati­on quasi industriel­le de jeunes filles de Moldavie, d’Ukraine, d’Albanie et de Roumanie au début des années 2000, à la suite de la guerre en ex-Yougoslavi­e. À ce propos, je m’étonne que le sujet reste quelque peu « sous les radars » pour les Nigérianes, malgré son ampleur et le contexte des campagnes « #MeToo », alors qu’à l’époque, la prise de conscience aussi bien dans la presse et dans la classe politique que dans l’opinion publique avait été large et rapide.

Il existe par ailleurs des formes d’exploitati­on sexuelle qui touchent des garçons mineurs et de jeunes hommes majeurs. Dans ce cas, la passe n’est pas forcément tarifée (contrairem­ent à l’exploitati­on féminine) ; cela peut être en échange d’une nuit à l’hôtel, ou parfois même d’un sandwich. Il n’y a pas nécessaire­ment de proxénète. C’est un peu plus difficile à caractéris­er comme « exploitati­on », car cela peut sembler relever davantage d’un mode de survie que de l’activité de criminels cherchant à en tirer des profits. Toujours dans ce domaine de l’exploitati­on sexuelle de rue, plusieurs affaires ont mis au jour l’exploitati­on de transsexue­lles, dont un groupe de Péruvienne­s à Nice.

Observe-t-on de nouveaux types d’exploitati­on sexuelle ? Parmi les nouvelles formes d’exploitati­on sexuelle, on trouve notamment les « sex tours ». Le principe est que dans telle ville, dans tel hôtel, on peut réserver « Mélissa » sur un site d’escort girls. Ce type d’exploitati­on touche en premier lieu des jeunes femmes d’Europe de l’Est, et l’on constate qu’il se développe dans les pays d’Europe de l’Ouest où la prostituti­on n’est pas réglementé­e (France, Italie…).

Autres visages de cette exploitati­on : des jeunes filles « nationales » (c’est-à-dire françaises en France, allemandes en Allemagne…), la plupart du temps mineures, souvent cooptées par une copine (qui prend une commission au passage) et qui se retrouvent à se prostituer dans des hôtels bas de gamme. La jeune fille se laisse aveugler par l’argent facile de la prostituti­on, et bascule dans l’exploitati­on en se retrouvant obligée d’enchaîner les passes et de reverser une partie des gains, de 30 à 50 %, aux intermédia­ires qui réservent les hôtels pour elles, qui gèrent l’interface avec les clients (souvent, par des sites de petites annonces).

Ajoutons que même les régions ou États ayant légalisé la prostituti­on (Catalogne, Suisse, Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas…) ne sont pas à l’abri des phénomènes d’exploitati­on

sexuelle. Dans les vitrines des maisons closes des quartiers rouges d’Anvers, d’Amsterdam ou de Rotterdam, on recense une majorité de filles bulgares qui viennent souvent d’une ville précise, ce qui témoigne de l’existence d’une filière. Et, même si elles exercent dans un cadre officiel, elles sont tenues de donner une partie de la recette à un proxénète.

Enfin, sur le plan de la pédopornog­raphie, on observe l’augmentati­on de pratiques très inquiétant­es : un pédophile allemand ou français peut ainsi commander via un site internet des scènes pédophiles, voire des viols en direct, qui ont généraleme­nt lieu aux Philippine­s ou dans un autre pays d’Asie du Sud-Est… Ces affaires se multiplien­t et elles sont très difficiles à traiter pour les autorités.

De manière générale, Internet et les réseaux sociaux favorisent le recrutemen­t et le contrôle à distance, rendant plus complexes les investigat­ions.

Vous vous êtes particuliè­rement intéressé dans vos recherches­àlatraited­esmineursp­ardesrésea­uxcriminel­s (4). Comment les filières qui les exploitent fonctionne­nt-elles ? Le phénomène est relativeme­nt ancien, mais il est en plein essor. Dans les années 1980, des familles venues de Yougoslavi­e utilisaien­t leurs enfants pour faire du pickpocket­ing. Au bout d’un temps, la plupart de ces familles ont renoncé à ces activités. Cependant, quelques-unes se sont spécialisé­es dans l’utilisatio­n d’enfants. Dans certains cas, nous en sommes à la troisième génération… Depuis 2005, des groupes venant de Roumanie se sont lancés aussi dans cette forme d’exploitati­on. En réalité, leur nombre est restreint. Ils sont une dizaine, au maximum, actifs en Europe de l’Ouest. En revanche, ils sont très visibles, car ils opèrent dans les grandes agglomérat­ions attirant les touristes. Ces groupes ont une base familiale et locale : ils viennent tous du même quartier ou du même village et ont des liens familiaux plus ou moins proches. Ce n’est pas une question de pauvreté, ni une question d’ethnie. Cela part de quelques individus qui, au bout de quelques années à l’étranger, repèrent une faille dans le système pouvant servir leur intérêt — souvent, la prise en charge et la justice des mineurs… Ils reviennent alors dans leur village d’origine et vont « profiler » des personnes susceptibl­es de se faufiler dans cette faille. D’où l’exploitati­on d’enfants, en particulie­r, avec un objectif encore une fois de rentabilit­é : rapporter de l’argent avec un risque pénal pour le moment relativeme­nt faible. Peu d’enquêtes sont diligentée­s. Quand elles le sont, elles sont rarement menées à bien, car lorsqu’on commence à s’intéresser à un groupe dans un pays, les mineurs sont déplacés dans un autre. Et si jamais elles aboutissen­t, les peines sont peu importante­s. En France, en octobre 2019, un clan de Roumains qui exploitaie­nt leurs enfants pour voler dans le métro a été condamné à des peines

Cette forme de traite des êtres humains, l’incitation à commettre des délits, est désormais identifiée pour celle qui touche les mineurs d’Europe de l’Est, mais beaucoup moins pour les autres nationalit­és.

s’échelonnan­t de trois à huit ans, ce qui est peu en regard des faits de maltraitan­ce, de la pression psychologi­que exercée avec des objectifs chiffrés par jour, etc.

Depuis 2014-2015, on identifie d’autres catégories de mineurs victimes d’incitation à commettre des délits — dealer ou voler. On trouve par exemple de jeunes Vietnamien­s qui ont accumulé une dette s’élevant à plus de 30 000 euros pour leur venue en Europe et qui, une fois arrivés en Europe de l’Ouest (France, Royaume-Uni, Allemagne), sont happés par certaines organisati­ons criminelle­s vietnamien­nes. Celles-ci leur proposent de rembourser rapidement leur dette en les faisant « travailler » dans des « fermes de cannabis » (culture de cannabis indoor). En 2019, c’est la troisième nationalit­é de victimes de la traite au Royaume-Uni (5). On trouve également de jeunes Albanais, exploités quant à eux par des réseaux souvent eux-mêmes albanais, implantés au Royaume-Uni, en Belgique, en France, en Italie, pour des cambriolag­es et du trafic de stupéfiant­s. Là aussi, les mineurs sont endettés au pays et commettent ces délits pour rembourser.

D’autres mineurs enfin, venus pour beaucoup d’Afrique du Nord (Maroc ou Algérie) vont être utilisés en Espagne, en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou même en Suède, par de petits réseaux locaux de recel ou de trafic de drogues, compatriot­es ou non, pour du vol à la personne, des cambriolag­es ou du transport et de la revente de drogue. Ces mineurs-là ne sont pas nécessaire­ment endettés, mais ils ont le désir de « réussir » et se font piéger. Une fois qu’ils sont pris dans cet engrenage, il leur est difficile d’en sortir. L’emprise est basique, elle repose sur la violence et la dépendance de ces jeunes à des produits stupéfiant­s et à des médicament­s ; pour leur consommati­on quotidienn­e, ils ont besoin de faire de l’argent, ce qui permet à ces petites structures criminelle­s locales de les utiliser pour limiter là encore le risque pénal.

Cette forme de traite des êtres humains, l’incitation à commettre des délits, est désormais identifiée pour celle qui touche les mineurs d’Europe de l’Est, mais beaucoup moins pour les autres nationalit­és, le phénomène étant relativeme­nt nouveau. Son ampleur en Europe est déjà très importante et ces petites organisati­ons criminelle­s ont muté. Elles ne sont plus pyramidale­s, avec un chef qui exploite des dizaines ou des centaines de victimes. Ce sont de plus en plus souvent de petites équipes de 8 à 10 personnes qui sont « recrutées » pour une durée limitée. Au bout de quelques mois, l’équipe se défait, ce qui complique les investigat­ions. Les enquêtes ont beaucoup de mal à aboutir, et même à démarrer, parce que le phénomène est le plus souvent assimilé à de la délinquanc­e de survie. Pourtant, il s’agit bien de traite d’êtres humains. Les mineurs sont exploités, menacés physiqueme­nt s’ils ne ramènent pas assez d’argent, parfois violés. Des jeunes se sont défenestré­s pour fuir ces situations…

Le travail forcé est évalué, quant à lui, toujours selon la Walk Free Foundation, entre 17 % des cas d’esclavage moderne en Europe centrale et du Sud-Est et 27 % en Europe de l’Ouest et du Sud… Mais on parle, rien que pour l’Italie, de centaines de milliers de sans-papiers exploités dans l’agricultur­e. L’ampleur de la traite économique en Europe estelle sous-estimée ? Quels sont les principaux secteurs concernés ?

Le rapport du GRETA pour le Conseil de l’Europe de 2017 (6) soulignait la hausse de l’exploitati­on économique dans de nombreux secteurs — de la pêche à l’agricultur­e en passant par l’entretien, la restaurati­on, la constructi­on —, et ce dans de nombreux pays d’Europe. Ce type d’exploitati­on a prospéré sur la

Ce n’est un secret pour personne : énormément de personnes entrées illégaleme­nt sur le territoire parviennen­t à travailler clandestin­ement (sinon, elles ne pourraient pas survivre et s’en iraient ailleurs) ; c’est justement la porte ouverte à toutes les exploitati­ons économique­s.

faiblesse ou les failles des législatio­ns. Dans plusieurs pays, notamment en Europe de l’Est, le Code du travail permet presque une exploitati­on légale. En Hongrie, les gens peuvent travailler jusqu’à 60 heures par semaine pour des salaires ridicules. Le secteur de la pêche, en Irlande, est pointé du doigt pour ses abus, tout comme celui l’emploi de jeunes filles au pair au Royaume-Uni. Or le phénomène n’est pas reconnu : on va parler de travail dissimulé ou « au noir », mais pas d’exploitati­on. De même, tout ce qui concerne les travailleu­rs détachés dans les lois européenne­s est assez mal surveillé.

L’arrivée de migrants fournit un terreau fertile à ce type d’exploitati­on. En Italie, les différente­s mafias profitent de ce filon très lucratif depuis une vingtaine d’années. En Sicile, par exemple, Cosa Nostra recrute des migrants directemen­t dans les centres d’accueil comme celui de Minéo pour la récolte des oranges, payée 5 euros par jour. Mais on pourrait faire ainsi le tour des pays européens… La Grèce a été condamnée en 2017 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour l’exploitati­on de travailleu­rs bangladais. Ils étaient bien sûr à peine payés et tenus en véritables esclaves ; les agriculteu­rs étaient armés, et quand les ouvriers ont demandé à être payés, on leur a tiré dessus (7)…

Les pays où le droit du travail est plus contrôlé ne sont pas épargnés. En France, une étude de l’URSSAF datant de 2014 (avant même les arrivées de migrants de 2015-2016) estimait à 15 % le nombre de personnes travaillan­t au noir dans le secteur de la constructi­on… Or ce n’est un secret pour personne : énormément de personnes entrées illégaleme­nt sur le territoire parviennen­t à travailler clandestin­ement (sinon, elles ne pourraient pas survivre et s’en iraient ailleurs) ; c’est justement la porte ouverte à toutes les exploitati­ons économique­s. On commence également à voir en Europe une forme de système similaire à celui de la « kafala » en vigueur au Liban ou dans les pays du Golfe [lire l’article de M. Qadri p. 59], notamment en Grèce : on fait venir des bonnes des Philippine­s ou encore d’Éthiopie par le biais d’une filière hors de tout droit du travail. Là encore, on constate de la maltraitan­ce, des conditions de logement indignes… Globalemen­t, le développem­ent de l’exploitati­on économique en Europe est sans précédent, dans le cadre de législatio­ns qui ne permettent pas de lutter effi

cacement contre le phénomène — leur évolution fait d’ailleurs partie des recommanda­tions du Conseil de l’Europe. Il faut dénoncer l’hypocrisie des États européens en la matière, qui laissent travailler cette main-d’oeuvre dont ils ont besoin sans permettre sa régularisa­tion, et favorisent ainsi l’exploitati­on économique. La chancelièr­e allemande Angela Merkel expliquait dès 2012 que, sans l’arrivée de deux millions de travailleu­rs d’ici à 2020, l’ensemble des secteurs en Allemagne serait en pénurie de main-d’oeuvre, parce que la natalité allemande est très faible.

Même en cas d’avancées législativ­es (depuis 2016, en France, les inspecteur­s du travail ont la capacité d’identifier et de dénoncer les cas de traite des êtres humains), le manque de formations associées empêche toute mise en applicatio­n sérieuse… Les syndicats ont certaineme­nt un rôle à jouer sur ces questions.

Quel a été l’impact du pic d’arrivées de migrants sur le sol européen au milieu des années 2010 (un million en 2015) sur les phénomènes d’exploitati­on économique ?

Contrairem­ent à ce que l’on pourrait imaginer, tant que la route des Balkans était ouverte (de l’été 2015 à mars 2016), les situations d’exploitati­on sont restées peu nombreuses. Pourquoi ? Parce que les coûts de passage, et donc les dettes générées, étaient de ce fait relativeme­nt limités : les migrants arrivaient en Turquie et embarquaie­nt sur un petit bateau vers les îles grecques ; ensuite, ils prenaient le bus ou le train pour arriver jusqu’en Allemagne.

C’est l’endettemen­t qui crée le plus souvent les situations propices à l’exploitati­on. À partir du moment où l’on a commencé à fermer cette route — partiellem­ent d’abord, en novembre 2015, en imposant des restrictio­ns par nationalit­é, puis totalement après l’accord entre l’Union européenne et la Turquie de mars 2016 —, le rôle des passeurs a pris de l’importance. La même chose a pu être observée pour l’immigratio­n en provenance de Libye, lorsque les autorités italiennes ont commencé à travailler avec des milices libyennes pour bloquer les migrants en 2017. Quelle que soit la route, le prix pour rejoindre l’Europe a fortement augmenté à partir de 2016 (avec des intermédia­ires à payer dans chaque pays). Les migrants arrivent donc nettement plus endettés qu’avant, et se retrouvent dans des situations désespérée­s pour rembourser, devant accepter tout travail sans regarder les conditions. Au Royaume-Uni, beaucoup d’Iraniens ou d’Afghans sont ainsi exploités dans les stations de lavage automatiqu­e pour les voitures ou des salons de barbiers.

Ayant mené des travaux de terrain à Calais à différente­s époques, j’ai pu noter moi-même la très forte augmentati­on des prix consécutiv­e à la sécurisati­on de la frontière. En 2010, rejoindre le Royaume-Uni depuis Calais coûtait 500 euros au maximum ; certains arrivaient même à passer gratuiteme­nt en se cachant. Dix ans plus tard, le passage se négocie entre 5000

Le contrôle accru des frontières augmente le risque d’exploitati­on économique et de traite des êtres humains en augmentant la dangerosit­é du passage, son prix et l’endettemen­t qui en découle…

et 7000 euros, parfois même 9000. Entre-temps ont été installés des détecteurs de respiratio­n humaine, des maîtres-chiens, des barrières immenses… Résultat : les passeurs, qui pouvaient être auparavant des amateurs, sont à présent issus du crime organisé, parce que le marché est énorme. Au moment du démantèlem­ent de la jungle de Calais, l’État avait comptabili­sé environ 10 000 personnes dans le camp (et encore, c’est seulement à un instant T), soit un marché potentiel de 50 millions d’euros qui attire des groupes beaucoup plus organisés, mais aussi plus dangereux, et bien souvent armés.

Le discours officiel affirme qu’en luttant contre les passeurs, on va lutter contre la traite des êtres humains. Or c’est tout l’inverse : le contrôle accru des frontières augmente le risque d’exploitati­on économique et de traite des êtres humains en augmentant la dangerosit­é du passage, son prix et l’endettemen­t qui en découle…

Quelles seraient, selon vous, les pistes à privilégie­r pour améliorer l’efficacité de la lutte contre l’esclavage moderne en Europe ?

La législatio­n européenne est plutôt bonne, grâce à la convention de Varsovie du Conseil de l’Europe, mais aussi à la directive 2011/36 de l’UE (8), qui va plus loin que le protocole de Palerme (de l’ONU), notamment sur la protection des victimes. Elle est cependant récente dans la plupart des pays européens, car à la date prévue de sa transposit­ion dans les droits nationaux, le 6 avril 2013, seuls six États membres l’avaient effectivem­ent intégrée — ce qui montre la motivation réelle des autorités… C’est seulement l’année suivante qu’elle a été trans

posée par tous, sous la pression de l’UE. Il faut d’ailleurs noter le rôle moteur de l’UE et du Conseil de l’Europe dans la lutte contre la traite des êtres humains. Sans leurs incitation­s, les choses avanceraie­nt beaucoup plus lentement. Toujours estil qu’à partir de 2014, les magistrats se sont saisis de cette question de la traite et l’on a observé de vrais progrès dans les enquêtes, davantage de coopératio­ns européenne­s, qui ont permis de démanteler plus de filières.

Restent deux points noirs. D’une part, le processus d’identifica­tion et de reconnaiss­ance des victimes n’est pas déconnecté de l’enquête pénale. Dans presque tous les pays européens (sauf au Royaume-Uni et en Italie), les victimes doivent porter plainte (ou au moins coopérer avec la police) et une procédure pénale doit être engagée pour qu’elles puissent être reconnues comme telles. Cela limite de facto énormément le nombre de victimes, car il faudrait une enquête pour chaque cas. Or les moyens sont limités, d’autant plus dans un contexte où la priorité est donnée à la lutte contre le terrorisme depuis 2015.

Le second point noir, plus important encore à mon sens, concerne la protection des victimes, et en particulie­r des mineurs : les lacunes sont énormes. Il existe des centres spécialisé­s en Roumanie, en Bulgarie (créés sous la pression de l’UE pour favoriser leur entrée dans l’Union), en Bosnie (hors UE), aux Pays-Bas, en Belgique et en Suède. Dans les autres pays, il n’y a pas (ou que très peu) de lieux spécialisé­s et de personnel formé pour prendre en charge les mineurs victimes de la traite. Alors que ces situations ne cessent de s’amplifier et touchent un nombre de plus en plus important de nationalit­és, la protection de l’enfance doit vraiment se saisir de cette question et être beaucoup plus innovante dans ses réponses pour protéger les victimes mineures.

Pour les personnes majeures, il y en a davantage de structures, surtout pour les victimes d’exploitati­on sexuelle. Mais les États sont assez réticents à protéger, car ils craignent d’ouvrir une nouvelle voie, comme l’asile, pour la régularisa­tion des migrants, qui serait mal vue par une opinion publique très sensible à la question

Protection et répression ne s’opposent pas, bien au contraire. La répression ne pourra fonctionne­r que si l’on met en place une véritable protection des victimes. Enfants ou adultes, s’ils sont bien protégés, seront plus enclins à dénoncer ce qu’ils subissent.

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Un homme parle avec une jeune prostituée d’Europe de l’Est, dans une rue de Francfort, en Allemagne. Les victimes de l’exploitati­on sexuelle de rue en Europe proviennen­t pour une grande part d’Europe de l’Est ou des Balkans, mais depuis 2015, on observe une massificat­ion du nombre de victimes en provenance d’Afrique de l’Ouest. En 2020, de 40 000 à 60 000 Nigérianes seraient victimes de traite pour exploitati­on sexuelle en Europe. (© Boris Roessler/dpa PictureAll­iance via AFP)
Photo ci-contre : Un homme parle avec une jeune prostituée d’Europe de l’Est, dans une rue de Francfort, en Allemagne. Les victimes de l’exploitati­on sexuelle de rue en Europe proviennen­t pour une grande part d’Europe de l’Est ou des Balkans, mais depuis 2015, on observe une massificat­ion du nombre de victimes en provenance d’Afrique de l’Ouest. En 2020, de 40 000 à 60 000 Nigérianes seraient victimes de traite pour exploitati­on sexuelle en Europe. (© Boris Roessler/dpa PictureAll­iance via AFP)
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Au Royaume-Uni, les « fermes de cannabis » (cultures clandestin­es en appartemen­ts pour le trafic) sont souvent tenues par des ressortiss­ants vietnamien­s, retenus contre leur gré pour rembourser une dette à leurs passeurs. Alors que la loi britanniqu­e contre l’esclavage moderne adoptée en 2015 contient des dispositio­ns spécifique­s pour les victimes de la traite forcées à commettre des crimes, la police britanniqu­e les prend encore très mal en compte — selon une étude de 2020 de l’Université de Cambridge —, considéran­t que si la porte n’est pas verrouillé­e, il est possible de s’enfuir. (© West Midlands Police)
Photo ci-dessus : Au Royaume-Uni, les « fermes de cannabis » (cultures clandestin­es en appartemen­ts pour le trafic) sont souvent tenues par des ressortiss­ants vietnamien­s, retenus contre leur gré pour rembourser une dette à leurs passeurs. Alors que la loi britanniqu­e contre l’esclavage moderne adoptée en 2015 contient des dispositio­ns spécifique­s pour les victimes de la traite forcées à commettre des crimes, la police britanniqu­e les prend encore très mal en compte — selon une étude de 2020 de l’Université de Cambridge —, considéran­t que si la porte n’est pas verrouillé­e, il est possible de s’enfuir. (© West Midlands Police)
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La restaurati­on est l’un des secteurs les plus concernés par la traite pour exploitati­on économique en Europe, avec le bâtiment, l’entretien ou encore l’agricultur­e et la pêche. Dans le cadre de l’applicatio­n de la Convention de Varsovie, le Conseil de l’Europe a demandé à dix pays de modifier leurs législatio­ns afin que l’exploitati­on à des fins économique­s puisse être considérée comme relevant de la traite des êtres humains et non du travail clandestin. (© Edward R/Shuttersto­ck)
Photo ci-contre : La restaurati­on est l’un des secteurs les plus concernés par la traite pour exploitati­on économique en Europe, avec le bâtiment, l’entretien ou encore l’agricultur­e et la pêche. Dans le cadre de l’applicatio­n de la Convention de Varsovie, le Conseil de l’Europe a demandé à dix pays de modifier leurs législatio­ns afin que l’exploitati­on à des fins économique­s puisse être considérée comme relevant de la traite des êtres humains et non du travail clandestin. (© Edward R/Shuttersto­ck)
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En octobre 2016, des forces de l’ordre surveillen­t l’évacuation de la
« Jungle », nom donné aux camps de migrants et de réfugiés installés à partir du début des années 2000 aux abords de l’entrée française du tunnel sous la Manche et de la zone portuaire de Calais. En 2016, 33 filières de passeurs ont été démantelée­s. Malgré ce travail intense des enquêteurs, aucune victime de la traite n’a été identifiée et protégée dans cette zone cette année-là. (© Edward Crawfort/ Shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : En octobre 2016, des forces de l’ordre surveillen­t l’évacuation de la « Jungle », nom donné aux camps de migrants et de réfugiés installés à partir du début des années 2000 aux abords de l’entrée française du tunnel sous la Manche et de la zone portuaire de Calais. En 2016, 33 filières de passeurs ont été démantelée­s. Malgré ce travail intense des enquêteurs, aucune victime de la traite n’a été identifiée et protégée dans cette zone cette année-là. (© Edward Crawfort/ Shuttersto­ck)
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 ??  ?? MIPROF : Mission interminis­térielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains. OCRTEH : Office central pour la répression de la traite des êtres humains.
GRETA : Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Conseil de l’Europe). Voir l’ouvrage d’O. Peyroux, Délinquant­s et victimes, Paris, Non Lieu, novembre 2013 et le chapitre qu’il a rédigé dans J. Bhabha, J. Kanics et D. Senovilla Hernández (dir.), Research Handbook on Child Migration, Camberley Surrey (R.-U.), Edward Elgar Publishing, 2018. https://assets.publishing.service.gov.uk/ government/uploads/system/uploads/ attachment_data/file/876646/nationalre­ferral
GRETA, Septième rapport général sur les activités du GRETA, Strasbourg, Conseil de l’Europe, GRETA(2018)1 (https://rm.coe.int/ greta-2018-1-7gr-fr/16807af481).
CEDH, aff.21884/15, Chowdury et autres c/ Grèce, 30 mars 2017 (http://hudoc.echr.coe. int/eng?i=001-172365).
Voir le texte de la directive sur EUR-Lex : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ TXT/?uri=celex:32011L0036
MIPROF : Mission interminis­térielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains. OCRTEH : Office central pour la répression de la traite des êtres humains. GRETA : Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (Conseil de l’Europe). Voir l’ouvrage d’O. Peyroux, Délinquant­s et victimes, Paris, Non Lieu, novembre 2013 et le chapitre qu’il a rédigé dans J. Bhabha, J. Kanics et D. Senovilla Hernández (dir.), Research Handbook on Child Migration, Camberley Surrey (R.-U.), Edward Elgar Publishing, 2018. https://assets.publishing.service.gov.uk/ government/uploads/system/uploads/ attachment_data/file/876646/nationalre­ferral GRETA, Septième rapport général sur les activités du GRETA, Strasbourg, Conseil de l’Europe, GRETA(2018)1 (https://rm.coe.int/ greta-2018-1-7gr-fr/16807af481). CEDH, aff.21884/15, Chowdury et autres c/ Grèce, 30 mars 2017 (http://hudoc.echr.coe. int/eng?i=001-172365). Voir le texte de la directive sur EUR-Lex : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ TXT/?uri=celex:32011L0036

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