Traite et exploitation en Europe : un marché à très haute rentabilité
Selon le Global Slavery Index 2018 de l’ONG Walk Free Foundation, on trouverait en Europe et en Asie centrale 9 % des quelque 40 millions de victimes d’esclavage moderne dans le monde, soit environ 3,6 millions de personnes. Certes, l’Asie centrale et l’Europe de l’Est sont plus touchées par le phénomène. Mais celui-ci est loin d’être anodin en Europe occidentale, avec par exemple une prévalence de deux personnes pour 1000 habitants en France selon l’ONG — supérieure à celle du Brésil (1,8 pour 1000) —, soit environ 140 000 victimes. À quoi ces chiffres correspondent-ils ?
O. Peyroux : Il faut bien comprendre que les chiffres que l’on peut obtenir reflètent mal la réalité. La plupart des États, y compris en Europe, ont beaucoup de difficultés à comptabiliser les victimes. Les chiffres officiels (c’est-à-dire les victimes identifiées comme telles par la justice) sont très bas : on dénombre une centaine de victimes par an dans la majorité des pays européens.
En France, environ 140 titres de séjour ont été accordés au motif de traite en 2019. La MIPROF (1), qui coordonne l’action du gouvernement sur ce sujet, n’a pas encore mis en place d’appareil statistique spécifique. À partir des rapports d’activité des associations de ce secteur, elle compte environ 3000 victimes de la traite. L’office central de la police compétent dans ce domaine, l’OCRTEH (2), estime quant à lui, dans son rapport de 2016, à 30 000 le nombre de victimes pour la seule exploitation sexuelle féminine.
L’absence d’appareil statistique dans beaucoup des États signataires de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains est un problème que souligne régulièrement le GRETA (3), groupe d’experts chargé d’évaluer leurs politiques. À défaut, on s’en remet donc à des estimations qui sont faites par des organisations internationales (Organisation internationale du travail [OIT], Office des Nations Unies contre la drogue et le crime [ONUDC]…), par le Département d’État américain, ou par des ONG. Mais scientifiquement, ces estimations sont assez critiquables. Il faut donc les considérer surtout comme une tendance.
Ce qui est attesté, c’est que, d’une année sur l’autre, le nombre de victimes de la traite d’êtres humains augmente en Europe. Peut-être est-ce parce qu’elles sont (un peu) mieux identifiées. Mais on constate également que le nombre de nationalités repérées augmente, de même que le nombre de victimes dans leur propre pays.
Comment se fait-il qu’en 2020, ce phénomène persiste dans les pays développés, et en particulier en Europe ?
La traite et l’exploitation persistent dans les pays riches tout simplement parce qu’ils y sont plus rentables. Une équipe de
l’OIT avait calculé combien rapporte une personne exploitée économiquement dans différentes régions du monde (en 2014) : en Afrique, 3900 dollars, en Asie, 5000, et dans les pays occidentaux, 34 800 dollars ! Dans l’exploitation sexuelle, on comprend aisément que les tarifs sont plus élevés en Europe que dans d’autres pays. Mais c’est aussi le cas pour des formes d’exploitation telles que l’incitation à commettre des délits : des enfants poussés à voler des touristes dans le métro parisien peuvent générer jusqu’à 800 euros de recette par jour, soit 20 000 à 25 000 euros par mois… Ce qui attire l’exploitation en Europe, c’est donc cette très forte rentabilité, beaucoup plus importante que dans les pays en voie de développement.
L’exploitation sexuelle représenterait la forme la plus courante de traite sur le continent (deux tiers des cas), selon le dernier rapport global de l’ONUDC (2018). Quels sont les différents « réseaux » impliqués sur le territoire européen ?
L’OIT a calculé combien rapporte une personne exploitée économiquement dans différentes régions du monde (en 2014) : en Afrique, 3900 dollars, en Asie, 5000 et dans les pays occidentaux, 34 800 dollars !
L’exploitation sexuelle est effectivement la forme la plus repérée, en partie parce que beaucoup d’associations travaillent sur ce volet. On considère donc généralement que c’est la plus nombreuse. Il est indéniable que le phénomène est en augmentation.
En ce qui concerne l’exploitation sexuelle de rue, qui touche essentiellement les femmes et les jeunes filles, on retrouve principalement deux groupes de victimes en Europe de l’Ouest. L’un est constitué par des jeunes femmes d’Europe de l’Est, aujourd’hui principalement roumaines, bulgares et hongroises avec, depuis trois ans, un retour des réseaux albanais et des victimes albanaises. L’autre groupe, beaucoup plus important, concerne les femmes venant d’Afrique de l’Ouest : Côte d’Ivoire et, surtout, Nigéria [sur cette filière, lire aussi l’entretien avec M. Nicot, p. 54]. Pour ces dernières, le phénomène remonte aux années 1980 en Italie, mais le nombre de femmes et de jeunes filles nigérianes exploitées sexuellement en Europe est en très forte augmentation depuis 2015, comme l’attestent l’activité policière et les associations qui font les maraudes : on parle de 40 000 à 60 000 Nigérianes exploitées sexuellement en Europe ! On en voit même à présent en Bulgarie ou en Russie… Cette massification du phénomène le rend comparable à l’exploitation quasi industrielle de jeunes filles de Moldavie, d’Ukraine, d’Albanie et de Roumanie au début des années 2000, à la suite de la guerre en ex-Yougoslavie. À ce propos, je m’étonne que le sujet reste quelque peu « sous les radars » pour les Nigérianes, malgré son ampleur et le contexte des campagnes « #MeToo », alors qu’à l’époque, la prise de conscience aussi bien dans la presse et dans la classe politique que dans l’opinion publique avait été large et rapide.
Il existe par ailleurs des formes d’exploitation sexuelle qui touchent des garçons mineurs et de jeunes hommes majeurs. Dans ce cas, la passe n’est pas forcément tarifée (contrairement à l’exploitation féminine) ; cela peut être en échange d’une nuit à l’hôtel, ou parfois même d’un sandwich. Il n’y a pas nécessairement de proxénète. C’est un peu plus difficile à caractériser comme « exploitation », car cela peut sembler relever davantage d’un mode de survie que de l’activité de criminels cherchant à en tirer des profits. Toujours dans ce domaine de l’exploitation sexuelle de rue, plusieurs affaires ont mis au jour l’exploitation de transsexuelles, dont un groupe de Péruviennes à Nice.
Observe-t-on de nouveaux types d’exploitation sexuelle ? Parmi les nouvelles formes d’exploitation sexuelle, on trouve notamment les « sex tours ». Le principe est que dans telle ville, dans tel hôtel, on peut réserver « Mélissa » sur un site d’escort girls. Ce type d’exploitation touche en premier lieu des jeunes femmes d’Europe de l’Est, et l’on constate qu’il se développe dans les pays d’Europe de l’Ouest où la prostitution n’est pas réglementée (France, Italie…).
Autres visages de cette exploitation : des jeunes filles « nationales » (c’est-à-dire françaises en France, allemandes en Allemagne…), la plupart du temps mineures, souvent cooptées par une copine (qui prend une commission au passage) et qui se retrouvent à se prostituer dans des hôtels bas de gamme. La jeune fille se laisse aveugler par l’argent facile de la prostitution, et bascule dans l’exploitation en se retrouvant obligée d’enchaîner les passes et de reverser une partie des gains, de 30 à 50 %, aux intermédiaires qui réservent les hôtels pour elles, qui gèrent l’interface avec les clients (souvent, par des sites de petites annonces).
Ajoutons que même les régions ou États ayant légalisé la prostitution (Catalogne, Suisse, Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas…) ne sont pas à l’abri des phénomènes d’exploitation
sexuelle. Dans les vitrines des maisons closes des quartiers rouges d’Anvers, d’Amsterdam ou de Rotterdam, on recense une majorité de filles bulgares qui viennent souvent d’une ville précise, ce qui témoigne de l’existence d’une filière. Et, même si elles exercent dans un cadre officiel, elles sont tenues de donner une partie de la recette à un proxénète.
Enfin, sur le plan de la pédopornographie, on observe l’augmentation de pratiques très inquiétantes : un pédophile allemand ou français peut ainsi commander via un site internet des scènes pédophiles, voire des viols en direct, qui ont généralement lieu aux Philippines ou dans un autre pays d’Asie du Sud-Est… Ces affaires se multiplient et elles sont très difficiles à traiter pour les autorités.
De manière générale, Internet et les réseaux sociaux favorisent le recrutement et le contrôle à distance, rendant plus complexes les investigations.
Vous vous êtes particulièrement intéressé dans vos recherchesàlatraitedesmineurspardesréseauxcriminels (4). Comment les filières qui les exploitent fonctionnent-elles ? Le phénomène est relativement ancien, mais il est en plein essor. Dans les années 1980, des familles venues de Yougoslavie utilisaient leurs enfants pour faire du pickpocketing. Au bout d’un temps, la plupart de ces familles ont renoncé à ces activités. Cependant, quelques-unes se sont spécialisées dans l’utilisation d’enfants. Dans certains cas, nous en sommes à la troisième génération… Depuis 2005, des groupes venant de Roumanie se sont lancés aussi dans cette forme d’exploitation. En réalité, leur nombre est restreint. Ils sont une dizaine, au maximum, actifs en Europe de l’Ouest. En revanche, ils sont très visibles, car ils opèrent dans les grandes agglomérations attirant les touristes. Ces groupes ont une base familiale et locale : ils viennent tous du même quartier ou du même village et ont des liens familiaux plus ou moins proches. Ce n’est pas une question de pauvreté, ni une question d’ethnie. Cela part de quelques individus qui, au bout de quelques années à l’étranger, repèrent une faille dans le système pouvant servir leur intérêt — souvent, la prise en charge et la justice des mineurs… Ils reviennent alors dans leur village d’origine et vont « profiler » des personnes susceptibles de se faufiler dans cette faille. D’où l’exploitation d’enfants, en particulier, avec un objectif encore une fois de rentabilité : rapporter de l’argent avec un risque pénal pour le moment relativement faible. Peu d’enquêtes sont diligentées. Quand elles le sont, elles sont rarement menées à bien, car lorsqu’on commence à s’intéresser à un groupe dans un pays, les mineurs sont déplacés dans un autre. Et si jamais elles aboutissent, les peines sont peu importantes. En France, en octobre 2019, un clan de Roumains qui exploitaient leurs enfants pour voler dans le métro a été condamné à des peines
Cette forme de traite des êtres humains, l’incitation à commettre des délits, est désormais identifiée pour celle qui touche les mineurs d’Europe de l’Est, mais beaucoup moins pour les autres nationalités.
s’échelonnant de trois à huit ans, ce qui est peu en regard des faits de maltraitance, de la pression psychologique exercée avec des objectifs chiffrés par jour, etc.
Depuis 2014-2015, on identifie d’autres catégories de mineurs victimes d’incitation à commettre des délits — dealer ou voler. On trouve par exemple de jeunes Vietnamiens qui ont accumulé une dette s’élevant à plus de 30 000 euros pour leur venue en Europe et qui, une fois arrivés en Europe de l’Ouest (France, Royaume-Uni, Allemagne), sont happés par certaines organisations criminelles vietnamiennes. Celles-ci leur proposent de rembourser rapidement leur dette en les faisant « travailler » dans des « fermes de cannabis » (culture de cannabis indoor). En 2019, c’est la troisième nationalité de victimes de la traite au Royaume-Uni (5). On trouve également de jeunes Albanais, exploités quant à eux par des réseaux souvent eux-mêmes albanais, implantés au Royaume-Uni, en Belgique, en France, en Italie, pour des cambriolages et du trafic de stupéfiants. Là aussi, les mineurs sont endettés au pays et commettent ces délits pour rembourser.
D’autres mineurs enfin, venus pour beaucoup d’Afrique du Nord (Maroc ou Algérie) vont être utilisés en Espagne, en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ou même en Suède, par de petits réseaux locaux de recel ou de trafic de drogues, compatriotes ou non, pour du vol à la personne, des cambriolages ou du transport et de la revente de drogue. Ces mineurs-là ne sont pas nécessairement endettés, mais ils ont le désir de « réussir » et se font piéger. Une fois qu’ils sont pris dans cet engrenage, il leur est difficile d’en sortir. L’emprise est basique, elle repose sur la violence et la dépendance de ces jeunes à des produits stupéfiants et à des médicaments ; pour leur consommation quotidienne, ils ont besoin de faire de l’argent, ce qui permet à ces petites structures criminelles locales de les utiliser pour limiter là encore le risque pénal.
Cette forme de traite des êtres humains, l’incitation à commettre des délits, est désormais identifiée pour celle qui touche les mineurs d’Europe de l’Est, mais beaucoup moins pour les autres nationalités, le phénomène étant relativement nouveau. Son ampleur en Europe est déjà très importante et ces petites organisations criminelles ont muté. Elles ne sont plus pyramidales, avec un chef qui exploite des dizaines ou des centaines de victimes. Ce sont de plus en plus souvent de petites équipes de 8 à 10 personnes qui sont « recrutées » pour une durée limitée. Au bout de quelques mois, l’équipe se défait, ce qui complique les investigations. Les enquêtes ont beaucoup de mal à aboutir, et même à démarrer, parce que le phénomène est le plus souvent assimilé à de la délinquance de survie. Pourtant, il s’agit bien de traite d’êtres humains. Les mineurs sont exploités, menacés physiquement s’ils ne ramènent pas assez d’argent, parfois violés. Des jeunes se sont défenestrés pour fuir ces situations…
Le travail forcé est évalué, quant à lui, toujours selon la Walk Free Foundation, entre 17 % des cas d’esclavage moderne en Europe centrale et du Sud-Est et 27 % en Europe de l’Ouest et du Sud… Mais on parle, rien que pour l’Italie, de centaines de milliers de sans-papiers exploités dans l’agriculture. L’ampleur de la traite économique en Europe estelle sous-estimée ? Quels sont les principaux secteurs concernés ?
Le rapport du GRETA pour le Conseil de l’Europe de 2017 (6) soulignait la hausse de l’exploitation économique dans de nombreux secteurs — de la pêche à l’agriculture en passant par l’entretien, la restauration, la construction —, et ce dans de nombreux pays d’Europe. Ce type d’exploitation a prospéré sur la
Ce n’est un secret pour personne : énormément de personnes entrées illégalement sur le territoire parviennent à travailler clandestinement (sinon, elles ne pourraient pas survivre et s’en iraient ailleurs) ; c’est justement la porte ouverte à toutes les exploitations économiques.
faiblesse ou les failles des législations. Dans plusieurs pays, notamment en Europe de l’Est, le Code du travail permet presque une exploitation légale. En Hongrie, les gens peuvent travailler jusqu’à 60 heures par semaine pour des salaires ridicules. Le secteur de la pêche, en Irlande, est pointé du doigt pour ses abus, tout comme celui l’emploi de jeunes filles au pair au Royaume-Uni. Or le phénomène n’est pas reconnu : on va parler de travail dissimulé ou « au noir », mais pas d’exploitation. De même, tout ce qui concerne les travailleurs détachés dans les lois européennes est assez mal surveillé.
L’arrivée de migrants fournit un terreau fertile à ce type d’exploitation. En Italie, les différentes mafias profitent de ce filon très lucratif depuis une vingtaine d’années. En Sicile, par exemple, Cosa Nostra recrute des migrants directement dans les centres d’accueil comme celui de Minéo pour la récolte des oranges, payée 5 euros par jour. Mais on pourrait faire ainsi le tour des pays européens… La Grèce a été condamnée en 2017 par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour l’exploitation de travailleurs bangladais. Ils étaient bien sûr à peine payés et tenus en véritables esclaves ; les agriculteurs étaient armés, et quand les ouvriers ont demandé à être payés, on leur a tiré dessus (7)…
Les pays où le droit du travail est plus contrôlé ne sont pas épargnés. En France, une étude de l’URSSAF datant de 2014 (avant même les arrivées de migrants de 2015-2016) estimait à 15 % le nombre de personnes travaillant au noir dans le secteur de la construction… Or ce n’est un secret pour personne : énormément de personnes entrées illégalement sur le territoire parviennent à travailler clandestinement (sinon, elles ne pourraient pas survivre et s’en iraient ailleurs) ; c’est justement la porte ouverte à toutes les exploitations économiques. On commence également à voir en Europe une forme de système similaire à celui de la « kafala » en vigueur au Liban ou dans les pays du Golfe [lire l’article de M. Qadri p. 59], notamment en Grèce : on fait venir des bonnes des Philippines ou encore d’Éthiopie par le biais d’une filière hors de tout droit du travail. Là encore, on constate de la maltraitance, des conditions de logement indignes… Globalement, le développement de l’exploitation économique en Europe est sans précédent, dans le cadre de législations qui ne permettent pas de lutter effi
cacement contre le phénomène — leur évolution fait d’ailleurs partie des recommandations du Conseil de l’Europe. Il faut dénoncer l’hypocrisie des États européens en la matière, qui laissent travailler cette main-d’oeuvre dont ils ont besoin sans permettre sa régularisation, et favorisent ainsi l’exploitation économique. La chancelière allemande Angela Merkel expliquait dès 2012 que, sans l’arrivée de deux millions de travailleurs d’ici à 2020, l’ensemble des secteurs en Allemagne serait en pénurie de main-d’oeuvre, parce que la natalité allemande est très faible.
Même en cas d’avancées législatives (depuis 2016, en France, les inspecteurs du travail ont la capacité d’identifier et de dénoncer les cas de traite des êtres humains), le manque de formations associées empêche toute mise en application sérieuse… Les syndicats ont certainement un rôle à jouer sur ces questions.
Quel a été l’impact du pic d’arrivées de migrants sur le sol européen au milieu des années 2010 (un million en 2015) sur les phénomènes d’exploitation économique ?
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, tant que la route des Balkans était ouverte (de l’été 2015 à mars 2016), les situations d’exploitation sont restées peu nombreuses. Pourquoi ? Parce que les coûts de passage, et donc les dettes générées, étaient de ce fait relativement limités : les migrants arrivaient en Turquie et embarquaient sur un petit bateau vers les îles grecques ; ensuite, ils prenaient le bus ou le train pour arriver jusqu’en Allemagne.
C’est l’endettement qui crée le plus souvent les situations propices à l’exploitation. À partir du moment où l’on a commencé à fermer cette route — partiellement d’abord, en novembre 2015, en imposant des restrictions par nationalité, puis totalement après l’accord entre l’Union européenne et la Turquie de mars 2016 —, le rôle des passeurs a pris de l’importance. La même chose a pu être observée pour l’immigration en provenance de Libye, lorsque les autorités italiennes ont commencé à travailler avec des milices libyennes pour bloquer les migrants en 2017. Quelle que soit la route, le prix pour rejoindre l’Europe a fortement augmenté à partir de 2016 (avec des intermédiaires à payer dans chaque pays). Les migrants arrivent donc nettement plus endettés qu’avant, et se retrouvent dans des situations désespérées pour rembourser, devant accepter tout travail sans regarder les conditions. Au Royaume-Uni, beaucoup d’Iraniens ou d’Afghans sont ainsi exploités dans les stations de lavage automatique pour les voitures ou des salons de barbiers.
Ayant mené des travaux de terrain à Calais à différentes époques, j’ai pu noter moi-même la très forte augmentation des prix consécutive à la sécurisation de la frontière. En 2010, rejoindre le Royaume-Uni depuis Calais coûtait 500 euros au maximum ; certains arrivaient même à passer gratuitement en se cachant. Dix ans plus tard, le passage se négocie entre 5000
Le contrôle accru des frontières augmente le risque d’exploitation économique et de traite des êtres humains en augmentant la dangerosité du passage, son prix et l’endettement qui en découle…
et 7000 euros, parfois même 9000. Entre-temps ont été installés des détecteurs de respiration humaine, des maîtres-chiens, des barrières immenses… Résultat : les passeurs, qui pouvaient être auparavant des amateurs, sont à présent issus du crime organisé, parce que le marché est énorme. Au moment du démantèlement de la jungle de Calais, l’État avait comptabilisé environ 10 000 personnes dans le camp (et encore, c’est seulement à un instant T), soit un marché potentiel de 50 millions d’euros qui attire des groupes beaucoup plus organisés, mais aussi plus dangereux, et bien souvent armés.
Le discours officiel affirme qu’en luttant contre les passeurs, on va lutter contre la traite des êtres humains. Or c’est tout l’inverse : le contrôle accru des frontières augmente le risque d’exploitation économique et de traite des êtres humains en augmentant la dangerosité du passage, son prix et l’endettement qui en découle…
Quelles seraient, selon vous, les pistes à privilégier pour améliorer l’efficacité de la lutte contre l’esclavage moderne en Europe ?
La législation européenne est plutôt bonne, grâce à la convention de Varsovie du Conseil de l’Europe, mais aussi à la directive 2011/36 de l’UE (8), qui va plus loin que le protocole de Palerme (de l’ONU), notamment sur la protection des victimes. Elle est cependant récente dans la plupart des pays européens, car à la date prévue de sa transposition dans les droits nationaux, le 6 avril 2013, seuls six États membres l’avaient effectivement intégrée — ce qui montre la motivation réelle des autorités… C’est seulement l’année suivante qu’elle a été trans
posée par tous, sous la pression de l’UE. Il faut d’ailleurs noter le rôle moteur de l’UE et du Conseil de l’Europe dans la lutte contre la traite des êtres humains. Sans leurs incitations, les choses avanceraient beaucoup plus lentement. Toujours estil qu’à partir de 2014, les magistrats se sont saisis de cette question de la traite et l’on a observé de vrais progrès dans les enquêtes, davantage de coopérations européennes, qui ont permis de démanteler plus de filières.
Restent deux points noirs. D’une part, le processus d’identification et de reconnaissance des victimes n’est pas déconnecté de l’enquête pénale. Dans presque tous les pays européens (sauf au Royaume-Uni et en Italie), les victimes doivent porter plainte (ou au moins coopérer avec la police) et une procédure pénale doit être engagée pour qu’elles puissent être reconnues comme telles. Cela limite de facto énormément le nombre de victimes, car il faudrait une enquête pour chaque cas. Or les moyens sont limités, d’autant plus dans un contexte où la priorité est donnée à la lutte contre le terrorisme depuis 2015.
Le second point noir, plus important encore à mon sens, concerne la protection des victimes, et en particulier des mineurs : les lacunes sont énormes. Il existe des centres spécialisés en Roumanie, en Bulgarie (créés sous la pression de l’UE pour favoriser leur entrée dans l’Union), en Bosnie (hors UE), aux Pays-Bas, en Belgique et en Suède. Dans les autres pays, il n’y a pas (ou que très peu) de lieux spécialisés et de personnel formé pour prendre en charge les mineurs victimes de la traite. Alors que ces situations ne cessent de s’amplifier et touchent un nombre de plus en plus important de nationalités, la protection de l’enfance doit vraiment se saisir de cette question et être beaucoup plus innovante dans ses réponses pour protéger les victimes mineures.
Pour les personnes majeures, il y en a davantage de structures, surtout pour les victimes d’exploitation sexuelle. Mais les États sont assez réticents à protéger, car ils craignent d’ouvrir une nouvelle voie, comme l’asile, pour la régularisation des migrants, qui serait mal vue par une opinion publique très sensible à la question
Protection et répression ne s’opposent pas, bien au contraire. La répression ne pourra fonctionner que si l’on met en place une véritable protection des victimes. Enfants ou adultes, s’ils sont bien protégés, seront plus enclins à dénoncer ce qu’ils subissent.