Quels dangers pour la démocratie américaine ?
Les principaux experts avaient mis en garde la Maison-Blanche comme les partis politiques américains depuis le début de l’année, l’élection américaine de 2020 ne devrait pas être une répétition de l’élection de 2016, « elle devrait être bien pire » Quelles sont les motivations de ces ingérences étrangères — russes, mais pas seulement ? Comment les États-Unis ripostent-ils ?
Début septembre 2020, les principales plates-formes américaines des géants du numérique, Facebook et Twitter, ont affirmé avoir été victimes de nouvelles campagnes de désinformation en provenance de Russie. Le FBI aurait démantelé ces réseaux reliés au site Peace Data (2), et deux rapports, l’un d’experts indépendants de Graphika (3), l’autre de la principale cellule gouvernementale de lutte contre la désinformation, le Global Engagement Center (GEC), ont rendu compte de ce qu’il est convenu d’appeler, à Washington, le nouvel « écosystème de propagande russe ». Le but de ces manipulations de l’information serait de déstabiliser la campagne électorale en cours en ciblant des groupes et des leaders d’opinion déjà « polarisés » [lire l’article de C.-P. David p. 74], appartenant aux extrêmes de l’échiquier politique — les ultraprogressistes (la gauche de la gauche américaine) ou les ultraconservateurs et les nationalistes —, non pas pour susciter le vote de ces électeurs potentiellement pivots, mais au contraire pour le décourager.
démocrate Joe Biden en le présentant comme « trop conservateur » (ce qui procède de la même stratégie que celle identifiée pour retirer les soutiens progressistes à la campagne d’Hillary Clinton en 2016).
Puis, faisant appel à son volant de freelances, le site prétendait pouvoir diffuser des informations cachées au grand public en usant d’une rhétorique proche de celle adoptée par Russia Today ou Sputnik, les médias d’influence russes, en dénonçant l’impérialisme occidental et les excès du capitalisme. Les articles, en anglais ou en arabe, traitaient aussi bien des conflits armés, des droits de l’homme ou de la corruption en dénonçant l’impérialisme des des institutions (UE, OTAN) ou des pays occidentaux. Exploitant les vulnérabilités de la société américaine en crise, les publications mettaient également l’accent sur les tensions raciales ou la gestion de la pandémie de la COVID-19 en critiquant aussi bien le président Trump que son concurrent Joe Biden. Dans le but de siphonner les voix démocrates, Joe Biden et sa colistière Kamala Harris étaient présentés comme « soumis au populisme de droite », ou « globalement racistes ». En revanche, les lanceurs d’alertes tels qu’Edward Snowden ou Julian Assange étaient dépeints comme les victimes d’un système de persécution politique. Bien que l’ensemble de ces publications semble avoir eu un impact limité, si l’on tient compte du nombre restreint de partages (8), cette opération de déstabilisation « Peace Data » est parvenue à utiliser des citoyens américains au profit d’une puissance étrangère et semble avoir révélé une dimension non négligeable de ce qui est présenté dans les milieux institutionnels américains comme le nouvel « écosystème de propagande russe ».
À Washington : focalisation sur « l’écosystème de propagande et de désinformation russe »
À l’automne 2020 et à un mois de l’élection présidentielle, le GEC désignait toujours la Russie comme l’adversaire le plus actif dans « la guerre informationnelle perpétuelle » — qui utiliserait, selon le rapport, l’information comme une arme.
Son « écosystème de propagande » se composerait de cinq grands piliers : la communication officielle, un système de messaging à l’échelle mondiale financé par l’État, l’utilisation de proxys (intermédiaires), celle des réseaux sociaux, et la désinformation cybernétique. Les sept principaux sites proxys de désinformation russe identifiés (The Strategic Culture Foundation, Global Research, New Eastern Outlook, News Front, South Front, Geopolitica.ru et Kaheton) auraient de fortes interactions avec les réseaux sociaux, ce qui assurerait l’amplification des fausses informations. Or ces pratiques de diffusion et d’amplification de fausses informations ne sont pas l’apanage des puissances étrangères identifiées par les cellules de veille institutionnelle. Il semblerait en effet que d’autres acteurs, non étatiques, se soient invités dans la campagne pour brouiller les messages politiques et véhiculer de fausses informations.
Les ennemis de l’intérieur représentent-ils une menace pour la démocratie américaine ?
Depuis 2016, les experts qui identifient et cartographient les manipulations de l’information ont en effet observé qu’avec le développement du réseau conspirationniste d’extrême droite QAnon, une communauté internet afférente s’est développée sur les réseaux numériques et a investi de nombreux sujets de société en diffusant de fausses informations. Ardents défenseurs du président Trump, les membres de la communauté affirment que ce dernier mène une croisade contre les élites du « deepstate » (« État profond ») et contre les démocrates, accusés d’entretenir « un réseau pédophile sataniste ». La capacité de la plate-forme à propager des théories du complot a conduit le FBI à la qualifier de « menace terroriste interne ». Le principal risque induit par la mouvance QAnon provient de son autonomie : en se détachant des réseaux pro-Trump traditionnels, la « QArmy » parviendrait à diffuser au-delà de la communauté des flux de données significatifs. Avec son nombre de comptes, sa présence dans tous les cercles de discussion et sa capacité à mobiliser, QAnon représenterait, pour les experts, l’outil idéal pour une puissance étrangère désireuse de distiller de fausses informations dans le débat politique américain. L’internationalisation du mouvement, qui s’étend bien au-delà des frontières américaines, se manifeste aussi dans la sphère digitale, où des écosystèmes QAnon se développent au Japon, au Brésil, en Angleterre, en France et en Allemagne. En semant le doute sur les institutions de ces États, ces écosystèmes de diffusion d’infox pourraient à leur tour représenter une menace pour les démocraties occidentales. Au vu de ces nouvelles menaces identifiées par les acteurs publics ou les entreprises privées, la presse s’est beaucoup intéressée aux mesures prises par les géants du numérique pour rassurer leurs utilisateurs quant au bon déroulement du processus démocratique. Au-delà de la sensibilisation du grand public aux phénomènes de désinformation pour augmenter la résilience de la société civile en favorisant la vérification des informations ( fact checking) dans les médias traditionnels, le retrait des fausses informations ou encore la mise en place par les plates-formes comme Facebook et Instagram d’avertissements ou de centres de vérification des informations pour les électeurs, les responsables institutionnels ont tenté de protéger la souveraineté de l’État américain.
Désinformation : des réponses institutionnelles mal coordonnées
À la suite des accusations d’interférence russe dans le processus électoral américain de 2016 et de l’implantation, aux États-Unis, de médias d’État russes (Sputnik et Russia Today), les responsables politiques américains se sont interrogés sur leurs capacités de riposte. Ils ont d’abord envisagé de restaurer des dispositifs de guerre froide. Ces inquiétudes ont traduit une préoccupation plus profonde, partagée par les milieux diplomatiques et militaires : celle d’un manque de préparation et de coordination pour engager une riposte adaptée et proportionnelle aux nouvelles menaces de type informationnel favorisées par l’usage des outils numériques.
À partir de 2016, le GEC, sous l’égide du Département d’État, était chargé de lutter contre la propagande de Daech et de faciliter la coordination d’un grand nombre d’acteurs publics (ministère de la Défense, commu
nauté du renseignement, NSA, Cyber Command, USAID, médias d’État) ou privés (ONG, GAFAM) aux niveaux national et international pour l’élaboration d’une stratégie adaptée au nouvel environnement informationnel. Dans les faits, le GEC est constitué à plus de 60 % de personnels appartenant au ministère de la Défense. Plus nombreux et mieux formés à ces problématiques que les agents du Département d’État, qui pâtissent depuis plusieurs années du manque de moyens accordés à la diplomatie publique par le Congrès, les agents du Pentagone, qu’ils soient militaires ou civils, ont pris les commandes de la fabrique de l’information américaine au niveau institutionnel. Par ailleurs, la formation des diplomates n’inclut pas de préparation aux guerres de l’information ni de sensibilisation suffisante au rôle des opinions publiques dans les relations internationales, contrairement aux nombreuses formations qui existent pour les militaires au sein du ministère de la Défense. Aussi déplore-t-on que la militarisation des enjeux de sécurité nationale conduise à un cloisonnement de l’information, et à une appréciation difficile des stratégies numériques par les diplomates dans les guerres dites « hybrides », tandis que le manque de coordination entre les différentes institutions concernées est identifié comme la principale faiblesse du dispositif. Aujourd’hui, le GEC est considéré comme un centre d’analyse de données ( data center) peu à même de coordonner des programmes d’information et d’engagement utilisant les moyens humains et cyber.
Ces faiblesses ont aussi révélé le manque d’intérêt du président Trump pour les enjeux de diplomatie publique, et pour la nécessité de diffuser un narratif national auprès des populations étrangères. Les outils numériques n’ont jamais été autant utilisés que sous l’administration Trump. Mais ils ont également consacré la faillite de la diplomatie digitale dans l’espace informationnel, celle des stratégies d’engagement par le biais d’outils numériques (9). Dans l’espace cyber, l’administration Trump semble avoir privilégié des mesures plus proactives.
Des guerres de l’information aux guerres cyber, les États-Unis à l’offensive
La prise de conscience de l’amplification des menaces informationnelles et cyber conduites par des États adversaires des États-Unis remonte à l’élection du président Barack Obama, lorsque la question de la vulnérabilité des systèmes informatiques et de communication s’est posée. Tout l’enjeu consistait alors à être capable d’identifier ces menaces supposées ou avérées et à y apporter des réponses adéquates. En plus des menaces russe ou chinoise, d’autres États — Iran, Corée du Nord — réalisaient des démonstrations de force dans ce nouvel espace de conflictualité. Jusqu’en 2016, la nature de la réponse ne semblait pas proportionnelle à l’ampleur des menaces et actions concrètes employant les outils cyber pour des opérations informationnelles. La nomination du général Paul Nakasone à la tête de la NSA et du Cyber Command a changé la donne en 2018. Interrogé lors de son audition de confirmation au Sénat sur les représailles que les adversaires des ÉtatsUnis pouvaient craindre selon lui après des attaques cyber ou informationnelles, le général Nakasone répondit : « aucune » — l’effort de dissuasion étant insuffisant ou inefficace. Pour pallier cela, il choisit officieusement d’appliquer une tactique héritée des forces spéciales américaines, « Defend forward » (« défendre en avant »), mise en oeuvre dans la guerre contre le terrorisme, et qui consiste à mener des actions préventives en étant présents en permanence dans les systèmes informatiques étrangers. En d’autres termes, il faudrait être prêts à l’offensive pour rendre la défense du territoire national efficace. Aujourd’hui, le Cyber Command, doté de nouvelles prérogatives par l’exécutif (en vertu du National Memorandum 13 (10)) et par le Congrès, mènerait des opérations cyber préventives ciblées sur des sites stratégiques étrangers. Celles-ci ne seraient pas soumises à l’approbation préalable de la Maison-Blanche, ce qui permet d’augmenter la rapidité des réponses. L’objectif de ces attaques préventives, qui consistent à débrancher l’IRA ou à réaliser des campagnes de messaging ciblées menaçantes à l’encontre d’officiels ou de militaires étrangers, serait de dissuader l’ensemble des États représentant une menace pour la démocratie et la sécurité nationale américaine. Il s’agit d’étendre les pratiques de la « dissuasion » aux domaines du cyber et de l’information. Ainsi, l’intrusion américaine menée contre des infrastructures électriques russes en juin 2019 fut présentée
Avec son nombre de comptes, sa présence dans tous les cercles de discussion et sa capacité à mobiliser, QAnon représenterait, pour les experts, l’outil idéal pour une puissance étrangère désireuse de distiller de fausses informations dans le débat politique américain.
publiquement comme un moyen de prévenir des coupures de courant massives dans certains États pivots américains, pendant la campagne présidentielle de 2020 (11). Pour les responsables des opérations cyber offensives américaines, le défi est désormais d’infiltrer numériquement les systèmes hostiles, avant même que ceux-ci ne puissent attaquer le territoire national. Plus largement, le but est aussi de faire croire à un équilibre des forces, d’accentuer la dissuasion, comme au temps de l’ère nucléaire.
In fine, si le contexte politique américain contemporain est marqué par la défiance vis-à-vis de ce qui est présenté comme de nouvelles stratégies d’influence russes, chinoises ou iraniennes, le problème est bien plus large et concerne tous les acteurs de la scène internationale, étatiques ou non étatiques, disposant d’une cyber army ou susceptibles d’en former une, moins coûteuse qu’une armée conventionnelle. Les principales préoccupations américaines en matière de menaces numériques à l’horizon 2024 concernent, d’une part, les acteurs étatiques dits « révisionnistes » (12) (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord) et certains alliés observés avec curiosité (Israël), et, d’autre part, les acteurs non étatiques (État islamique, Weakileaks et désormais QAnon).
Les États-Unis n’ont peut-être pas perdu les guerres de l’information, mais ils ont perdu leur avantage comparatif sur la maîtrise des flux d’information et ont révélé la vulnérabilité de leurs systèmes numériques en cas de crise politique. Paradoxe pour un État qui a fondé sa puissance sur ses avancées technologiques, et principal point de faiblesse par rapport à l’ambition chinoise concurrente, les États-Unis de l’ère Trump sont devenus les victimes des éléments clés de leur propre soft power. Leur capacité à créer des technologies favorisant l’utilisation des outils numériques par leurs adversaires comme cheval de Troie constitue désormais, semble-t-il, une vulnérabilité majeure pour leur souveraineté. (1)
Paradoxe pour un État qui a fondé sa puissance sur ses avancées technologiques, et principal point de faiblesse par rapport à l’ambition chinoise concurrente, les États-Unis de l’ère Trump sont devenus les victimes des éléments clés de leur propre soft power.
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Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les dirigeants américains estimèrent qu’un engagement résolu sur la scène internationale était la meilleure garantie de la sécurité et de la prospérité des États-Unis. Ils jetèrent alors les bases d’un ordre international libéral qui servit remarquablement bien ces intérêts pendant plus de sept décennies et dont la consolidation fut au coeur des objectifs de politique étrangère des présidents américains successifs, qu’ils soient républicains ou démocrates.
L’élection de Donald Trump, pourfendeur assumé de cet ordre international libéral [lire l’article de T. Struye p. 17] dont il estime qu’il est à l’origine de nombre de maux des États-Unis, à la présidence en novembre 2016 suscita sans surprise de vives inquiétudes tant au sein de l’élite diplomatique américaine que chez les partenaires internationaux de Washington. Disruptive, sa volonté de placer « l’Amérique en premier » n’était cependant pas nécessairement vouée à l’échec. Ses intuitions concernant le rôle des États-Unis dans les affaires du monde et sa remise en cause du bilan de ses prédécesseurs en matière de politique étrangère étaient tout à fait valides. Comme le soulignait notamment Stephen Walt, professeur de relations internationales à l’université Harvard, ceux-ci furent incapables de corriger les excès de la mondialisation et de répondre au défi de la perte d’emplois industriels en partie liée au commerce
international (1). L’aventurisme militaire poussa à la création en Afghanistan et en Irak d’entreprises d’ingénierie sociale qui étaient vouées à l’échec. De même, reprocher à certains alliés de ne pas contribuer suffisamment à la sécurité commune, reconnaître que la Chine représente le principal rival stratégique des États-Unis à long terme ou avoir pour ambition d’établir une relation constructive avec la Russie n’avait rien de saugrenu.
En mai 2019, le secrétaire d’État Mike Pompeo soutenait que le président Trump menait une politique étrangère prudente, guidée par un strict calcul des coûts et avantages. Le recours à la force pour imposer le modèle américain au-delà des frontières comme l’engagement des États-Unis dans des conflits lointains qu’ils ne comprennent que mal et où leurs intérêts ne sont pas évidents appartenaient au passé (2). Michael Anton, ancien membre du Conseil de sécurité nationale, proposa quant à lui l’explication la plus structurée de la logique du président Trump sur la scène internationale en soutenant que celle-ci était guidée par un nationalisme conservateur (3). Qu’il existe ou non une « doctrine Trump » et quels qu’en soient le qualificatif ou la définition, la politique étrangère menée par l’administration Trump de janvier 2017 à 2021 aura été caractérisée par le recours à la pression maximale pour essayer d’obtenir des concessions tant des adversaires que des alliés des États-Unis. Celle-ci s’est avérée totalement inefficace et potentiellement contre-productive pour les intérêts américains à long terme. Hors la normalisation des relations d’Israël avec les Émirats arabes unis et Bahreïn, à laquelle son administration semble avoir contribué [lire l’article de P. Velilla p. 22], le bilan de la présidence Trump en matière de politique étrangère est donc globalement négatif.
Pression maximale pour résultats minimaux
Aussi bien pendant sa campagne qu’au cours de son mandat à la Maison-Blanche, Donald Trump n’a cessé de brocarder l’amateurisme de ses prédécesseurs, incapables de conclure des accords favorables aux États-Unis, de même que leur propension à engager les forces armées américaines dans des conflits sans fin [lire à ce sujet le dossier de Diplomatie no 104], dénonçant ainsi vertement les dérives interventionnistes de la présidence de George W. Bush à la suite du 11 septembre 2001.
Son attrait pour la « pression maximale » n’est pourtant pas sans rappeler la conception arrogante de la puissance américaine qui s’imposa au sein de l’administration W. Bush après les attentats de New York et de Washington. Reposant sur trois options principales (l’imposition de tarifs douaniers, la mise en place de sanctions, et la menace du recours à la force), cette pression maximale a été mise en oeuvre dans trois dossiers majeurs qui en ont exposé les limites : le Vénézuéla, la Corée du Nord, et l’Iran [lire en complément l’article de D. Chaudet sur l’accord sino-iranien p. 27].
Au printemps 2019, l’administration Trump évoqua, par la voix du secrétaire d’État Mike Pompeo, l’idée d’une intervention militaire au Vénézuéla si le président Maduro ne quittait pas
Reposant sur trois options principales (l’imposition de tarifs douaniers, la mise en place de sanctions, et la menace du recours à la force), cette pression maximale a été mise en oeuvre dans trois dossiers majeurs qui en ont exposé les limites : le Vénézuéla, la Corée du Nord, et l’Iran.
le pouvoir. Cette menace ne faisant guère fléchir Caracas, le président Trump sembla, quelques semaines seulement après avoir cautionné une montée significative des tensions sur le continent américain, se désintéresser du dossier (4). Dix-huit mois plus tard, le régime de Maduro ne semble pas sur le point de s’écrouler ni d’être renversé par une opposition qui a été muselée.
Dans le cas de la Corée du Nord, l’escalade de tensions au cours de l’été 2017 fit craindre l’éclatement d’un conflit entre Washington et Pyongyang. Elle laissa certes la place à une tentative diplomatique ambitieuse de la part du président Trump. Dès sa première rencontre avec Kim Jong-un, il afficha son optimisme quant à une dénucléarisation complète de la péninsule coréenne. Deux ans après, le régime nord-coréen poursuit le développement de ses programmes balistiques et nucléaires et les négociations avec les États-Unis sont dans l’impasse.
L’Iran est le dossier dans lequel l’administration Trump a appliqué avec le plus de vigueur son approche de la pression maximale. Non content de retirer les États-Unis de l’accord sur le nucléaire de juillet 2015, elle a durci la rhétorique employée contre Téhéran, réimposé des sanctions qui étranglent l’économie iranienne, et participé tout au long de l’année 2019 à une escalade des tensions qui a culminé début 2020 avec l’assassinat en Irak de l’architecte de la politique iranienne d’influence au Moyen-Orient, le général Soleimani. Présentée par le président Trump comme l’élimination de l’un des terroristes les plus dangereux pour les États-Unis, cette frappe hautement
risquée n’a pas été suivie d’une réplique de Téhéran qui aurait pu ouvrir la voie à un conflit. Elle n’a pas non plus modifié substantiellement le comportement des dirigeants iraniens, qui semblent avoir privilégié depuis de longs mois une posture attentiste, espérant que Donald Trump quittera la Maison-Blanche après un seul mandat. Ils ont cependant pris certaines précautions en relançant l’enrichissement d’uranium au-delà des limites prévues par l’accord de 2015. Le renseignement israélien estimait ainsi en début d’année que Téhéran pourrait avoir suffisamment de combustible nucléaire pour construire une bombe avant la fin de l’année 2020 (5), annihilant l’une des dispositions phares de l’accord de 2015 qui faisait en sorte qu’une telle perspective ne se manifeste pas avant des décennies, sous réserve bien entendu que celui-ci soit respecté. Fondée sur une conception erronée de la marge de manoeuvre que confère la puissance matérielle, l’approche de la pression maximale n’a produit aucun résultat tangible dans trois des plus importants dossiers de politique étrangère dont s’est saisi le président Trump. Un tel échec n’est guère surprenant tant les dirigeants des pays ciblés n’ont aucun intérêt à céder à des injonctions de Washington qui menaceraient à terme leur survie. Dans les cas du Vénézuéla, de la Corée du Nord et de l’Iran, le président Trump s’était fixé des objectifs trop ambitieux, que son approche inadéquate ne pouvait certainement pas permettre d’atteindre. Un tel échec n’est pas simplement regrettable. Il est grave, potentiellement lourd de conséquences, tant ces pays, en particulier la Corée du Nord et l’Iran avec leurs ambitions nucléaires, représentent des menaces sérieuses pour la sécurité internationale.
Des alliés malmenés
L’attitude de Donald Trump à l’endroit des alliés traditionnels, notamment européens, fut tout aussi dommageable pour les intérêts à long terme des ÉtatsUnis. Il n’avait certes pas totalement tort de leur reprocher leur manque d’effort budgétaire en matière de défense. Cette critique est d’ailleurs assez récurrente de la part des présidents américains depuis les débuts de l’Alliance atlantique. Même Barack Obama en était irrité, allant jusqu’à insister pour un rappel de l’objectif de 2 % du PIB dévolu aux budgets de défense lors du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) de 2014.
Donald Trump est cependant allé nettement plus loin que cette critique classique et sa présidence s’est traduite par un délitement profond de la solidarité transatlantique. Le révélateur par excellence fut son annonce, le 11 mars 2020, de la fermeture des frontières américaines aux vols en provenance de l’Union européenne dans le cadre de la lutte
Eurosceptique convaincu, il a qualifié l’Union européenne d’« ennemie des ÉtatsUnis ». Au lieu d’encourager les Européens à construire une union plus solide, il a cherché à les affaiblir et à les ridiculiser.
contre la pandémie de COVID-19, sans en avoir préalablement avisé les dirigeants des pays membres. Eurosceptique convaincu, il a qualifié l’Union européenne d’« ennemie des États-Unis ». Au lieu d’encourager les Européens à construire une union plus solide, il a cherché à les affaiblir et à les ridiculiser. Il a appuyé le Brexit, faisant miroiter à Londres la signature d’un accord de libreéchange ambitieux avec les États-Unis sans entreprendre de sérieuses négociations. Il a tenu des propos peu amènes à l’endroit de la Première ministre britannique Theresa May, de la chancelière allemande Angela Merkel et même du président français Emmanuel Macron. Il a soutenu des politiciens européens opposés à l’UE tels que Marine Le Pen en France, Viktor Orban en Hongrie ou Andrzej Duda en Pologne.
Outre une incertitude — qui n’est que partiellement levée — concernant le respect par l’administration Trump des engagements des États-Unis auprès de l’OTAN (notamment de son article 5, qui stipule la solidarité des membres en cas d’agression de l’un d’entre eux), ayant poussé Allemands et Français, en particulier, à critiquer ouvertement l’attitude de Washington, deux dossiers ont mis en évidence les tensions existant au sein du couple transatlantique. Le premier est la Russie. Bien que Moscou continue ses manoeuvres d’ingérence électorale et d’alimentation des divisions au sein des sociétés des démocraties occidentales, le président Trump a régulièrement insisté pour réintégrer la Russie dans le G7. Cette insistance s’est heurtée à une fin de non-recevoir de la part des Européens. Pourtant perçu comme le meilleur allié de Donald Trump en Europe, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, a par exemple signifié au printemps 2020 son opposition à une telle ouverture, rappelant que les actions continues de la Russie en Ukraine justifiaient encore sa
mise au ban d’un forum international tel que le G7.
L’attitude à adopter face à la Chine est le second dossier majeur source de divergences entre Américains et Européens. Ceux-ci partagent certes la même méfiance quant à ce qu’ils perçoivent comme une tentation autoritaire de Xi Jinping. Ils ont le même malaise face à la répression des Ouïghours et des mouvements prodémocratie à Hong Kong. Ils sont également préoccupés par le vol de propriété intellectuelle, les manoeuvres commerciales iniques ou l’affirmation de plus en plus ferme de la puissance de Pékin en mer de Chine méridionale. Américains et Européens ne s’alignent cependant pas sur l’attitude à adopter face à cet adversaire de plus en plus redoutable. Cette divergence apparut clairement lors de la conférence de Munich sur la sécurité en février 2020, où la délégation américaine — aussi bien le secrétaire à la Défense, Mark Esper, que la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi — dénonça avec vigueur la menace chinoise et pressa les Européens de prendre pleinement conscience de celle-ci et d’agir en conséquence (6).
Le vieux couple transatlantique a connu bien des périodes troubles, de la crise de Suez en 1956 à la guerre en Irak de 2003 en passant par les interventions dans les Balkans dans les années 1990 et les Euromissiles au début des années 1980. Si elle se limite à un seul mandat, il est fort probable que la présidence Trump s’inscrira dans cette lignée d’épisodes parfois douloureux qui jalonnent l’histoire des relations des États-Unis avec leurs alliés. Il n’en demeure pas moins que le comportement erratique, égoïste et méprisant du président Trump à l’endroit d’alliés traditionnels des ÉtatsUnis, comme les pays européens, mais aussi le Canada ou l’Australie, aura miné la capacité de Washington à nouer des alliances pour faire face à des enjeux tels que la montée en puissance de la Chine ou les changements climatiques, qui nécessitent une approche commune et coordonnée. Avoir brusqué les alliés, même les plus fidèles, constitue donc le deuxième échec majeur qui plombe le bilan de la politique étrangère de la présidence Trump.
Une image durablement ternie
Comme le mettait en évidence un sondage du Pew Research Center publié miseptembre 2020, la présidence Trump s’est soldée par une forte dégradation de l’image des États-Unis dans le monde. Trois facteurs principaux affectent cette image : la personnalité et le comportement des présidents, la politique étrangère des États-Unis et les événements qui marquent la vie politique américaine. Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Donald Trump est sans nul doute le président américain le plus impopulaire sur la scène internationale depuis que le think tank a commencé à mesurer cette donnée au début des années 2000. Avec une opinion favorable médiane à 16 % dans le sondage publié mi-septembre, Donald Trump est plus impopulaire que George W. Bush au cours de sa dernière année de présidence (7). À titre de comparaison, Barack Obama jouissait en 2016 d’une image positive auprès d’environ 65 % en moyenne des personnes sondées.
Sans surprise, cette impopularité du président Trump affecte l’image générale des États-Unis, le pays bénéficiant de seulement 34 % d’opinions favorables selon les mêmes données du Pew Research Center. Il ne fait guère de doute qu’outre la personnalité abrasive de Donald Trump, la politique étrangère qu’il a menée avec son mantra de « l’Amérique en premier » a contribué à cette dégradation de la réputation internationale des États-Unis. Les retraits de l’accord de Paris sur le climat et de celui sur le nucléaire iranien, la dénonciation du traité sur les forces nucléaires intermédiaires (INF) de 1987 ou encore les attaques contre la prétendue mauvaise gestion de la pandémie de COVID-19 par l’Organisation mondiale de la santé sont autant de gestes de politique étrangère qui y ont contribué.
Si les États-Unis disposent d’un indéniable pouvoir d’attractivité, leur vie sociale et politique suscite également son lot d’incompréhension et d’indignation. C’est le cas avec des enjeux traditionnels tels que la peine de mort, l’attachement de la population américaine aux armes à feu en dépit des tueries de masse régulières ou encore la tolérance face à un plus fort niveau d’inégalités sociales. 2020 a été jusqu’à présent une année particulièrement délétère pour la réputation des ÉtatsUnis. Toujours selon les données du Pew Research Center, la gestion de la pandémie de COVID-19 est jugée négativement par 84 % des personnes interrogées, plaçant les États-Unis loin derrière l’Organisation mondiale de la santé (34 %), l’Union européenne (39 %) et même la Chine (60 %). À la gestion défaillante de cette crise s’est naturellement juxtaposée l’affaire George Floyd. Le meurtre de cet Afro-Américain début mai 2020 par des policiers blancs à Minneapolis et la répression des manifestations subséquentes contre la violence policière et le racisme systémique ont suscité un tel émoi que des dirigeants européens ont appelé à la désescalade des tensions (8). À l’instar de l’élection de Barack Obama
après deux mandats de George W. Bush à la Maison-Blanche, il est tout à fait probable qu’une victoire du démocrate Joe Biden à l’élection présidentielle de cette année contribuerait à l’amélioration de l’image des États-Unis dans le monde. Elle favoriserait également un dialogue entre Washington et ses alliés traditionnels sur les grands enjeux des relations internationales qui nécessitent une approche commune. Rien n’indique toutefois qu’un tel dialogue sera facile et débouchera automatiquement sur des ententes. Alors que l’ensemble de la classe politique à Washington tend à durcir le ton vis-à-vis de la Chine, il sera intéressant de voir si une éventuelle administration Biden parviendrait à convaincre les Européens et les alliés de la région Asie/Pacifique d’adopter une posture plus ferme. Cela est loin d’être acquis et quatre ans d’« Amérique en premier » pourraient alors ouvrir une période durable d’« Amérique seule ».
Au lendemain de la guerre froide, les États-Unis disposaient de l’ensemble des attributs de la puissance. En l’absence d’État ou d’alliance d’États rivaux, les administrations qui se sont succédé ont toutes eu pour ambition de maintenir cette position hégémonique leur permettant de façonner la scène internationale selon leurs préférences et leurs intérêts. Cette ambition a été considérablement ébranlée par les errements de la puissance américaine, qu’il s’agisse des aventures militaires en Afghanistan, et surtout en Irak, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ou de la crise de 2007-2008 qui a agi comme le révélateur des excès et fragilités du système financier et économique promu par Washington. Elle l’a été également par l’évolution de la scène internationale, avec la prégnance de plus en plus forte d’enjeux globaux tels que les changements climatiques et l’émergence de nouvelles puissances à l’instar de la Chine, désireuse d’exercer une influence de plus en plus marquée. Si son bilan de politique étrangère n’était pas sans faille, le président Obama était cependant parvenu à ralentir l’effritement de la puissance des États-Unis et à léguer à son successeur un pays plus solide et une politique étrangère plus gérable. Au-delà du débat sur l’inexorabilité du déclin relatif de la puissance américaine, la présidence Trump aura de nouveau démontré que la principale vulnérabilité à l’hégémonie des États-Unis sur la scène internationale se situait dans le Bureau ovale (9). L’incapacité de Donald Trump à favoriser l’adaptation de la puissance américaine à l’évolution de la scène internationale restera comme l’échec le plus grave et le plus lourd de conséquences de son mandat. Il n’est pas garanti qu’une présidence Biden pourra rattraper ces quatre années perdues. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9)
La présidence Trump aura de nouveau démontré que la principale vulnérabilité à l’hégémonie des États-Unis sur la scène internationale se situait dans le Bureau ovale.