Comment devient-on un bully ?
Ils terrorisent, racke ent, frappent et font régner la terreur dans les classes ou cours de récréation. Mais qui sont vraiment les bullies ? Des gamins foncièrement méchants en mal de sensations fortes ? Ou des victimes, eux aussi ?
Ilest 10 h et la cloche de l’école annonce la récréation. Pour tous les élèves, c’est la libération après un cours de mathématiques bien trop matinal. Sauf un, pour qui cette pause est synonyme d’enfer. Anthony, blondinet de 14 ans, a la boule au ventre. “Dans le préau, il y a un petit coin entre deux étagères sur lesquelles on met nos cartables, je me cache ici”, raconte-til en se triturant les doigts. Il se sent protégé, jusqu’à ce qu’“ils” arrivent. “Ils”, ce sont Maxime, Léo et Enzo, les trois caïds de la classe. Trois gamins fortes têtes, gouailleurs. Dans les pays anglo-saxons, on les appelle les “bullies”. Et aujourd’hui, comme hier et sans doute demain, le trio de choc a décidé de priver le petit Anthony du goûter préparé par sa mère le matin même. Des Maxime, des Léo et des Enzo, il en existe dans chaque classe, chaque cour de récré. Tous les ans, près de 700 600 enfants les craignent et subissent leurs violences, physiques ou verbales. Mais alors comment devient-on un bully ?
Rester dans le cadre
Dans la chambre de Maxime, une couette Transformers, des posters de jeux vidéo et un d’une voiture de rallye. Numéro 22 sur une carrosserie rouge. Assis sur son lit, portable à la main, Maxime est loin de l’image de tyran qu’il aime entretenir au milieu de ses petits camarades. “Anthony dit toujours qu’il a plus d’argent pour la cantine. Moi, j’en ai pas trop, ma mère ne veut pas me donner de l’argent de poche. Il n’a qu’à pas le dire, on le laisserait tranquille… et puis il a un goûter tous les jours.” Maxime balance son explication le plus simplement du monde en pianotant sur les touches de son mobile. Sa mère est dans la pièce d’à côté et prépare le dîner. Employée dans une grande surface, elle n’a pas toujours le temps de suivre de près la scolarité de son fils unique. “Je sais que Maxime cause des problèmes. Malheureusement, je n’ai pas trop le temps d’en parler avec lui. Ce n’est pas un mauvais garçon, il a juste besoin d’être cadré.” Le cadre. À en croire Nicole Catheline, pédopsychiatre et auteur de plusieurs ouvrages sur le harcèlement scolaire, c’est la base de tout : “La violence sommeille chez tout le monde. Une fois sublimée, elle peut devenir de l’ambition. C’est le rôle de l’éducation et des parents de transformer cette violence. Les enfants peuvent se sentir livrés à eux-mêmes, alors que c’est la période où ils ont le plus besoin de digues”, poursuit la spécialiste. Cette idée se retrouve dans les propos de JeanPierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, qui se fait lyrique : “La violence est une chose naturelle, puisque la vie est un combat permanent. Mais la canalisation de cette violence se fait à des rythmes différents selon chacun.” Et selon le cadre de chacun : “À la maison, dans la rue, dans les lieux de vie, tout peut influencer un enfant qui est une véritable éponge.” Ismaël est surveillant dans un lycée dans le centre de la France. Cette violence qui influence les élèves, il la connaît bien et y est confronté tous les jours. “Ça peut partir très vite. Quand un gamin voit son père mettre des coups à sa mère, il a envie d’essayer le lendemain en classe.” Chez certains, il existe un sentiment d’accomplissement : “Quand tu ne peux pas briller par ta culture ou ton argent, tu le fais avec les moyens du bord. Tout est bon pour impressionner, quitte à faire le dur pour se faire accepter dans un groupe.”
Je te frappe, donc je suis
Avec le recul, c’est dans cet accomplissement que se trouvait la motivation de Nicolas, 27 ans aujourd’hui, lorsqu’il rembobine ses années collège : “Il y avait des clans, et pour y entrer, il fallait faire ses preuves. Pour aller de notre lotissement au bahut, il fallait traverser un pont. On se posait là avec les copains, et on instaurait un droit de passage. En bonbons ou en argent parfois. On ciblait ceux qui étaient tout seuls ou trop gentils.” Pour Nicolas, l’explication de son comportement est simple : “C’était un moyen de se sentir exister. Soi-même et au sein d’un groupe.” Aux yeux de Nicole Catheline, la notion de groupe est à prendre en considération, tant du point de vue des élèves que du corps enseignant. “L’accent est trop peu mis sur la gestion du groupe d’élèves.” Pour la pédopsychiatre, un groupe dans lequel règne une bonne cohésion est la clé. Privilégier la discussion et éviter la passivité des élèves face à leurs camarades harcelés. “Il faut savoir créer une véritable communauté d’adultes pour indiquer aux enfants une direction à suivre. Les parents ont évidemment un rôle crucial à jouer.” Nicolas le sait très bien, à l’époque, cette idée de groupe avait annihilé toute volonté de résistance : “Ne pas être en meute, c’est se retrouver isolé et devenir une cible potentielle. Aujourd’hui, j’ai de l’empathie pour ceux qu’on a emmerdés, tout simplement parce que j’aurais pu
“Anthony dit toujours qu’il a plus d’argent pour la cantine. Il n’a qu’à pas le dire, on le laisserait tranquille… Et puis il a un goûter tous les jours.” Maxime, 14 ans
être à leur place.” Il conclut en prenant du recul : “Dans mon groupe, j’étais le gentil. C’est un synonyme de faiblesse. C’était donc à qui serait le plus méchant.” La loi du plus fort en culotte courte. À écouter les enfants, la différence et l’intolérance seraient parmi les principaux facteurs de la méchanceté. Une méchanceté qui se traduirait par une forme de ségrégation. Éloïse, 26 ans, a passé son enfance dans la Sarthe. Elle se rappelle : “Dans notre classe, il y avait un roux, Éric. À chaque récréation, il allait se réfugier dans les toilettes. Pendant ce temps-là, on passait dans la cour avec une coupelle et on faisait un appel aux dons en sa faveur. Tout ça pour qu’un jour, on lui offre une teinture devant tout le monde pour qu’il change sa couleur de cheveux.” Son regard se perd dans le vide, puis elle reprend : “Il y avait aussi cette fille, Aimée. Elle était un peu androgyne. Alors les garçons de mon groupe passaient à côté d’elle en chantant ‘Aimer, c’est ce qu’il y a de plus beau’ et lui faisaient croire qu’elle avait des amoureux secrets dans la classe.” Pour la pédopsychiatre Nicole Catheline, ce comportement trouve son origine dans la construction même de l’identité de l’enfant : “Ils se construisent en se comparant aux autres. Le réflexe est d’aller vers ceux qui leur ressemblent, tout simplement parce que le conformisme est réconfortant.” La différence est une “source d’angoisse et de malaise”. “Les enfants ont besoin de repères clairs, taillés à la serpe, sans nuance” reprend Nicole Catheline. Pourquoi l’autre est-il roux ? Gros ? Moche et mal habillé ? “C’est aux adultes de leur apprendre que tout n’est pas noir ou blanc et d’apporter des réponses à ces questions. Sans cela, le rejet devient un mécanisme de défense face à l’inconnu.” En cela, l’explication de la pédopsychiatre rejoint celle d’Éloise : “Nous étions les meilleurs de la classe, on se sentait intouchables. Nous ne cherchions pas à comprendre
les différences, elles devenaient source de moqueries.”
Perdant-perdant
Faut-il voir dans ces comportements les prémices d’un mépris de classe ? Pas seulement. Éric Debarbieu est chercheur, ancien délégué ministériel à la prévention de la violence scolaire et a dirigé l’Observatoire européen de la violence scolaire. Pour lui, l’impact de la société sur la psychologie des enfants est indéniable : “Haine de l’autre, stigmatisation, consumérisme effréné, mise au ban des plus pauvres… Les cours de récréation sont une illustration des travers de notre époque.” Les gamins assimilent tous ces comportements, et parfois sans le filtre que pourraient apporter des parents absents. Alors ils se “protègent”, tranche le chercheur. Jean-Pierre Rosenczveig l’a constaté durant sa carrière : “Peu importe le milieu, il y a une constante que je retrouvais souvent dans les affaires que j’ai vu passer : la solitude de ces enfants livrés à eux-mêmes…” Harceleurs et victimes ne seraient donc pas si éloignés les uns des autres. Le premier ferait subir au second ce que la société lui infligerait. “Les enfants n’ont jamais été si peu pris en compte, regrette Nicole Catheline, on a malheureusement tendance à les considérer comme des adultes miniatures, alors on les envoie chez les psys.” En sept ans, les consultations chez les pédopsychiatres ont été multipliées par trois. “Les parents délaissent leur rôle, et les conséquences sont de plus en plus visibles.” Éric Debarbieux s’est très tôt intéressé à ce problème en basant ses recherches sur des travaux menés ailleurs. “500 harceleurs ont été suivis pendant 40 ans dans la banlieue de Londres. Il en ressort qu’à terme, ces personnes ont des difficultés à trouver un emploi, maltraitent leurs enfants et près de la moitié sont passées par la case prison. C’est un devoir moral de les aider avant que le pire n’arrive.”