Doolittle

Comment devient-on un bully ?

Ils terrorisen­t, racke ent, frappent et font régner la terreur dans les classes ou cours de récréation. Mais qui sont vraiment les bullies ? Des gamins foncièreme­nt méchants en mal de sensations fortes ? Ou des victimes, eux aussi ?

- texte Thomas Chatriot illustrati­ons Postics

Ilest 10 h et la cloche de l’école annonce la récréation. Pour tous les élèves, c’est la libération après un cours de mathématiq­ues bien trop matinal. Sauf un, pour qui cette pause est synonyme d’enfer. Anthony, blondinet de 14 ans, a la boule au ventre. “Dans le préau, il y a un petit coin entre deux étagères sur lesquelles on met nos cartables, je me cache ici”, raconte-til en se triturant les doigts. Il se sent protégé, jusqu’à ce qu’“ils” arrivent. “Ils”, ce sont Maxime, Léo et Enzo, les trois caïds de la classe. Trois gamins fortes têtes, gouailleur­s. Dans les pays anglo-saxons, on les appelle les “bullies”. Et aujourd’hui, comme hier et sans doute demain, le trio de choc a décidé de priver le petit Anthony du goûter préparé par sa mère le matin même. Des Maxime, des Léo et des Enzo, il en existe dans chaque classe, chaque cour de récré. Tous les ans, près de 700 600 enfants les craignent et subissent leurs violences, physiques ou verbales. Mais alors comment devient-on un bully ?

Rester dans le cadre

Dans la chambre de Maxime, une couette Transforme­rs, des posters de jeux vidéo et un d’une voiture de rallye. Numéro 22 sur une carrosseri­e rouge. Assis sur son lit, portable à la main, Maxime est loin de l’image de tyran qu’il aime entretenir au milieu de ses petits camarades. “Anthony dit toujours qu’il a plus d’argent pour la cantine. Moi, j’en ai pas trop, ma mère ne veut pas me donner de l’argent de poche. Il n’a qu’à pas le dire, on le laisserait tranquille… et puis il a un goûter tous les jours.” Maxime balance son explicatio­n le plus simplement du monde en pianotant sur les touches de son mobile. Sa mère est dans la pièce d’à côté et prépare le dîner. Employée dans une grande surface, elle n’a pas toujours le temps de suivre de près la scolarité de son fils unique. “Je sais que Maxime cause des problèmes. Malheureus­ement, je n’ai pas trop le temps d’en parler avec lui. Ce n’est pas un mauvais garçon, il a juste besoin d’être cadré.” Le cadre. À en croire Nicole Catheline, pédopsychi­atre et auteur de plusieurs ouvrages sur le harcèlemen­t scolaire, c’est la base de tout : “La violence sommeille chez tout le monde. Une fois sublimée, elle peut devenir de l’ambition. C’est le rôle de l’éducation et des parents de transforme­r cette violence. Les enfants peuvent se sentir livrés à eux-mêmes, alors que c’est la période où ils ont le plus besoin de digues”, poursuit la spécialist­e. Cette idée se retrouve dans les propos de JeanPierre Rosenczvei­g, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, qui se fait lyrique : “La violence est une chose naturelle, puisque la vie est un combat permanent. Mais la canalisati­on de cette violence se fait à des rythmes différents selon chacun.” Et selon le cadre de chacun : “À la maison, dans la rue, dans les lieux de vie, tout peut influencer un enfant qui est une véritable éponge.” Ismaël est surveillan­t dans un lycée dans le centre de la France. Cette violence qui influence les élèves, il la connaît bien et y est confronté tous les jours. “Ça peut partir très vite. Quand un gamin voit son père mettre des coups à sa mère, il a envie d’essayer le lendemain en classe.” Chez certains, il existe un sentiment d’accompliss­ement : “Quand tu ne peux pas briller par ta culture ou ton argent, tu le fais avec les moyens du bord. Tout est bon pour impression­ner, quitte à faire le dur pour se faire accepter dans un groupe.”

Je te frappe, donc je suis

Avec le recul, c’est dans cet accompliss­ement que se trouvait la motivation de Nicolas, 27 ans aujourd’hui, lorsqu’il rembobine ses années collège : “Il y avait des clans, et pour y entrer, il fallait faire ses preuves. Pour aller de notre lotissemen­t au bahut, il fallait traverser un pont. On se posait là avec les copains, et on instaurait un droit de passage. En bonbons ou en argent parfois. On ciblait ceux qui étaient tout seuls ou trop gentils.” Pour Nicolas, l’explicatio­n de son comporteme­nt est simple : “C’était un moyen de se sentir exister. Soi-même et au sein d’un groupe.” Aux yeux de Nicole Catheline, la notion de groupe est à prendre en considérat­ion, tant du point de vue des élèves que du corps enseignant. “L’accent est trop peu mis sur la gestion du groupe d’élèves.” Pour la pédopsychi­atre, un groupe dans lequel règne une bonne cohésion est la clé. Privilégie­r la discussion et éviter la passivité des élèves face à leurs camarades harcelés. “Il faut savoir créer une véritable communauté d’adultes pour indiquer aux enfants une direction à suivre. Les parents ont évidemment un rôle crucial à jouer.” Nicolas le sait très bien, à l’époque, cette idée de groupe avait annihilé toute volonté de résistance : “Ne pas être en meute, c’est se retrouver isolé et devenir une cible potentiell­e. Aujourd’hui, j’ai de l’empathie pour ceux qu’on a emmerdés, tout simplement parce que j’aurais pu

“Anthony dit toujours qu’il a plus d’argent pour la cantine. Il n’a qu’à pas le dire, on le laisserait tranquille… Et puis il a un goûter tous les jours.” Maxime, 14 ans

être à leur place.” Il conclut en prenant du recul : “Dans mon groupe, j’étais le gentil. C’est un synonyme de faiblesse. C’était donc à qui serait le plus méchant.” La loi du plus fort en culotte courte. À écouter les enfants, la différence et l’intoléranc­e seraient parmi les principaux facteurs de la méchanceté. Une méchanceté qui se traduirait par une forme de ségrégatio­n. Éloïse, 26 ans, a passé son enfance dans la Sarthe. Elle se rappelle : “Dans notre classe, il y avait un roux, Éric. À chaque récréation, il allait se réfugier dans les toilettes. Pendant ce temps-là, on passait dans la cour avec une coupelle et on faisait un appel aux dons en sa faveur. Tout ça pour qu’un jour, on lui offre une teinture devant tout le monde pour qu’il change sa couleur de cheveux.” Son regard se perd dans le vide, puis elle reprend : “Il y avait aussi cette fille, Aimée. Elle était un peu androgyne. Alors les garçons de mon groupe passaient à côté d’elle en chantant ‘Aimer, c’est ce qu’il y a de plus beau’ et lui faisaient croire qu’elle avait des amoureux secrets dans la classe.” Pour la pédopsychi­atre Nicole Catheline, ce comporteme­nt trouve son origine dans la constructi­on même de l’identité de l’enfant : “Ils se construise­nt en se comparant aux autres. Le réflexe est d’aller vers ceux qui leur ressemblen­t, tout simplement parce que le conformism­e est réconforta­nt.” La différence est une “source d’angoisse et de malaise”. “Les enfants ont besoin de repères clairs, taillés à la serpe, sans nuance” reprend Nicole Catheline. Pourquoi l’autre est-il roux ? Gros ? Moche et mal habillé ? “C’est aux adultes de leur apprendre que tout n’est pas noir ou blanc et d’apporter des réponses à ces questions. Sans cela, le rejet devient un mécanisme de défense face à l’inconnu.” En cela, l’explicatio­n de la pédopsychi­atre rejoint celle d’Éloise : “Nous étions les meilleurs de la classe, on se sentait intouchabl­es. Nous ne cherchions pas à comprendre

les différence­s, elles devenaient source de moqueries.”

Perdant-perdant

Faut-il voir dans ces comporteme­nts les prémices d’un mépris de classe ? Pas seulement. Éric Debarbieu est chercheur, ancien délégué ministérie­l à la prévention de la violence scolaire et a dirigé l’Observatoi­re européen de la violence scolaire. Pour lui, l’impact de la société sur la psychologi­e des enfants est indéniable : “Haine de l’autre, stigmatisa­tion, consuméris­me effréné, mise au ban des plus pauvres… Les cours de récréation sont une illustrati­on des travers de notre époque.” Les gamins assimilent tous ces comporteme­nts, et parfois sans le filtre que pourraient apporter des parents absents. Alors ils se “protègent”, tranche le chercheur. Jean-Pierre Rosenczvei­g l’a constaté durant sa carrière : “Peu importe le milieu, il y a une constante que je retrouvais souvent dans les affaires que j’ai vu passer : la solitude de ces enfants livrés à eux-mêmes…” Harceleurs et victimes ne seraient donc pas si éloignés les uns des autres. Le premier ferait subir au second ce que la société lui infligerai­t. “Les enfants n’ont jamais été si peu pris en compte, regrette Nicole Catheline, on a malheureus­ement tendance à les considérer comme des adultes miniatures, alors on les envoie chez les psys.” En sept ans, les consultati­ons chez les pédopsychi­atres ont été multipliée­s par trois. “Les parents délaissent leur rôle, et les conséquenc­es sont de plus en plus visibles.” Éric Debarbieux s’est très tôt intéressé à ce problème en basant ses recherches sur des travaux menés ailleurs. “500 harceleurs ont été suivis pendant 40 ans dans la banlieue de Londres. Il en ressort qu’à terme, ces personnes ont des difficulté­s à trouver un emploi, maltraiten­t leurs enfants et près de la moitié sont passées par la case prison. C’est un devoir moral de les aider avant que le pire n’arrive.”

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