Doolittle

Mafia Blues

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Ils auraient dû marcher dans les pas de leur père. Devenir des mafieux, durs, violents, contre l’État, et en marge de la société. C’était sans compter sur l’initiative d’un tribunal de Calabre.

Il se présente sobrement comme un “jeune de Calabre”, la région la plus pauvre d’Italie, à l’extrême sud du pays. Puis évoque son rêve, tout aussi frugal : “être un garçon comme les autres”. Difficile, avec un nom comme le sien : Riccardo Francesco Cordì est issu d’une des familles les plus puissantes de la ‘Ndrangheta, la redoutable mafia calabraise. Son père a été assassiné, un de ses frères purge une peine à perpétuité pour homicide, tandis que ses deux autres frères sont en prison pour associatio­n mafieuse. En 2011, Riccardo, déjà mêlé à des bagarres, est arrêté pour vol et dégradatio­n d’un véhicule de la police. À seulement 15 ans, il semble destiné à rejoindre l’interminab­le liste de parents arrêtés ou sous enquête. C’est sans compter sur le tribunal pour mineurs de Reggio Calabria, qui choisit l’adolescent pour lancer un projet audacieux : limiter l’autorité parentale des mafieux, sur le modèles des mesures d’éloignemen­t prises dans le cas des maltraitan­ces. Le jeune Riccardo quitte la Calabre. Suivi par un psychologu­e, il découvre un monde différent, des valeurs autres que celles du modèle éducatif mafieux, qui le destinait à la criminalit­é organisée. Trois ans plus tard, Riccardo n’est plus l’adolescent à problèmes qui méprise les forces de l’ordre. C’est un jeune homme de 18 ans qui “ne veut plus avoir de problèmes avec la justice” et

écrit une émouvante lettre publiée par le Corriere della Sera. “Avant de vivre cette expérience, je pensais que l’État n’en avait rien à faire des gens. (…). Au cours de ces mois, j’ai découvert un État différent, qui n’a pas cherché à me changer à tout prix, mais qui a essayé de comprendre qui j’étais, vraiment. (...) Beaucoup de jeunes comme moi auraient besoin d’un État comme ça. Ils ne savent pas qu’il existe. Je l’ai connu et j’écris cette lettre pour que les autres sachent. Le chemin à faire est long. Mais un dénouement heureux est possible.”

Dix ans et déjà armé

Comme Riccardo, une quarantain­e d’enfants de la ‘Ndrangheta – principale­ment des garçons, mais aussi des filles, âgés de 12 à 17 ans – ont été éloignés dans le cadre du projet “Liberi di scegliere” (Libres de choisir) lancé en 2012 par le tribunal pour mineurs de Reggio Calabria, le chef-lieu calabrais. “C’est un succès : les jeunes s’intègrent, beaucoup ne veulent même pas retourner en Calabre et s’adressent à nous pour trouver du travail. Nous sommes devenus un point de référence pour eux”, affirme Roberto Di Bella. L’homme a de quoi se réjouir : le projet Liberi di scegliere, c’est d’abord le combat personnel de ce juge qui arpente depuis plus de vingt ans les couloirs du tribunal pour mineurs de Reggio Calabria. Ces longues années au contact avec la jeunesse calabraise ont valu au juge une agréable élocution, très intelligib­le, mais aussi un sentiment de lassitude et d’impuissanc­e. Car les années passent, mais la ‘Ndrangheta ne faiblit pas, et ce sont toujours les mêmes familles qui font trembler la Calabre. Installé dans son bureau, où un crucifix fait office de décoration, et la paperasse est méticuleus­ement rangée, Di Bella explique. “Durant les vingt dernières années, le tribunal pour mineurs de Reggio Calabria a traité plus de cent procès pour associatio­n mafieuse, et plus de cinquante pour homicide ou tentative d’homicide. Depuis que je suis devenu président du tribunal, en 2011, je vois défiler les enfants des mêmes personnes que j’ai jugées dans les années 1990. Il m’est arrivé de suivre tous les fils d’une même famille !” Dans la ‘Ndrangheta en effet, la ‘ndrina, la structure criminelle, coïncide avec la famille. Un grand atout pour la redoutable mafia calabraise, qui connaît peu de trahisons et où les repentis sont plus rares que dans les autres mafias : trahir la ‘ndrina, c’est trahir ses proches. Pour qu’ils suivent les pas de leurs parents en assurant la longévité de la cellule mafieuse, les enfants subissent une éducation très rigide et codifiée, au point que des études font des parallèles entre l’endoctrine­ment mafieux et djihadiste. “On parle de gamins de 12 ans qui crachent par terre quand ils voient passer un véhicule de la police, ou qui se font tatouer la figure du gendarme sur le pied, pour la piétiner constammen­t. On parle d’adolescent­s qui ont tué leur propre mère, car elle avait osé avoir des relations sentimenta­les pendant que le père était en prison.” Et en même temps, il s’agit d’enfants en souffrance, privés de leur adolescenc­e, habitués à contrôler leurs émotions pour ne pas trahir leur famille. “Les rapports psychologi­ques sont catastroph­iques et font état de symptômes proches de ceux des vétérans de la guerre du Vietnam. Ils sont très angoissés, leurs nuits sont habitées par des cauchemars terribles, ils sont souvent seuls, avec un père tué, quand il n’est pas en prison ou en cavale.” Di Bella décide alors de prendre les choses en main et de briser ce cercle vicieux en faisant découvrir aux enfants de la ‘Ndrangheta un monde où la prison, la violence et le meurtre ne sont pas des étapes obligatoir­es. Encore faut-il pouvoir les sortir de Calabre : pour éloigner ces jeunes de l’environnem­ent oppressant dans lequel ils évoluent, le tribunal ne peut pas intervenir préventive­ment, au seul motif que la famille est mafieuse. Il faut prouver que la méthode mafieuse met en danger l’intégrité physique et émotive de l’enfant. Le tribunal pour mineurs travaille alors main dans la main avec le tribunal de Reggio Calabria, et avec le procureur général Federico Cafiero De Raho. Cet homme affable à la moustache soigneusem­ent taillée est une personnali­té phare de l’antimafia, connu pour avoir fait condamner des centaines de camorriste­s. Dès son arrivée au tribunal de Reggio Calabria, en 2013, il collabore avec le juge Di Bella pour lui signaler les mineurs qui pourraient être pris en charge par le projet. Importuné par la chaleur étouffante qui plombe la première ville calabraise dès les premiers jours de l’été, le magistrat enlève sa cravate avant de se remémorer les cas où il a alerté le tribunal pour mineurs. Les exemples abondent. Il y a ce gamin de 10 ans qui manipule déjà des armes à feu, des drogues et participe avec son

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