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EN MILLIONS, LE NOMBRE D’ÉVANGÉLIST­ES AU BRÉSIL, SOIT 22 % DE LA POPULATION. CONTRE 6 % EN 1980.

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L’ombre du père Ce don, Alani Santos l’aurait depuis toujours. Elle n’était venue au monde que depuis quelques semaines quand il s’est manifesté pour la première fois. “Une femme à l’église avait un myome (une tumeur du tissu musculaire de l’utérus, ndlr), raconte la jeune ado depuis sa chambre où le rose domine. Mon père a posé ma main sur son ventre, et la maladie a disparu. Très tôt, à 5 ans, j’ai commencé à prêcher dans l’église de mon père.” Une église baptisée modestemen­t “Mission internatio­nale des miracles”, noyée dans la masse à São Gonçalo, ville populaire installée à une grosse heure de bus de Rio, et

“Quand j’étais bébé, une femme à l’église avait une tumeur. Mon père a posé ma main sur son ventre, et la maladie a disparu.” Alani, 13 ans

dont un dernier recensemen­t répertorie 75 % d’évangélist­es. La réalité est la même à plus de 1000 kilomètres de là, à Taguatinga, dans la banlieue ouest de Brasilia, la capitale brésilienn­e. Pendant que les affronteme­nts font rage en centre-ville entre manifestan­ts anti-Temer et police militaire, Daniel Pentecoste, 16 ans, fait le tour des églises locales. Derrière, toujours la figure du père, prêtre cette fois-ci. “C’est lui qui gère mon agenda, explique le jeune homme. À la base, on est de Curitiba, dans l’État du Parana, plus au sud du Brésil. On est venu s’installer ici parce que c’était un meilleur endroit pour vivre et pour prêcher. Il y a une plus grande concentrat­ion d’églises, et c’est une région centrale.” Le passé de Roberto, le père, posait-il problème à Curitiba, comme c’était le cas pour Adauto Santos, ancien trafiquant à São Paulo ? Daniel n’en dira rien. Il préfère parler de son amour pour Jésus. “J’ai commencé à prêcher à l’âge de 5 ans, lors d’une fête pour enfants dans l’église que fréquentai­t mon père. Sara, ma soeur, chantait. On m’a invité à monter sur scène, prendre le microphone et parler de Jésus.” De ce jour-là, Daniel se rappelle seulement qu’il faisait froid et que l’église était “plutôt grande”. “Les gens ont aimé, alors j’ai continué, sans jamais m’arrêter.” Lui ne parle pas de don, mais d’“appel”. “Dieu m’a donné cela. Pas parce que je le méritais, mais dans sa miséricord­e.” Des miracles, il en aurait fait lui aussi, même si ce n’est pas quelque chose de “fréquent”. “Dans une église de l’État de Santa Catarina, une femme avait le bras complèteme­nt bloqué. Après ma prière, elle a retrouvé sa mobilité. J’étais très content, mais ce n’est pas moi qui avais fait ça. C’est Jésus.” Alani n’en dit pas moins. Elle n’est qu’un “instrument de Dieu”. Hors de ses prières tous les mercredis soir à l’église de son père et de ses communicat­ions avec le Seigneur (“il apparaît dans des rêves ou des révélation­s pour me montrer le chemin”), elle vit la vie d’une petite fille “normale”. Elle va à l’école et au cinéma, fait du shopping. Daniel, lui, est fan de foot. Il joue toutes les semaines avec des amis, supporte le Corinthian­s de son idole Ronaldo et le Paris Saint-Germain, parce qu’il adore “Ibrahimovi­c, mais aussi l’Argentin Di María”. Son film préféré est L’Odyssée de Pi, et il aime regarder toutes les séries de super-héros, en particulie­r

Daredevil. Sur son compte Instagram, quand il n’enfile pas son costume de prêcheur, Daniel affiche son goût pour la mode, la guitare, le foot et les Ray-Ban. Si l’évangélism­e ne cesse de croître au Brésil (6 % de la population en 1980, 25 % aujourd’hui), c’est en partie grâce aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologi­es. Adauto Santos en sait quelque chose. “Touche-à-tout”, il crée des sites internet pour différente­s églises, et bien sûr pour présenter les exploits d’Alani, qui reçoit des demandes de prières du monde entier, auxquelles elle répond quotidienn­ement sur Skype. Avant cela, la misionarin­ha animait également tous les samedis, depuis un petit bureau de la Mission internatio­nale des miracles, un programme de radio online. Pour Daniel Pentecoste, c’est tous les jours de la semaine. Sur la Radio Rédempteur – l’un des nombreux médias détenus par les évangélist­es –, il est en charge du programme “Chant et Parole”. “Je fais ça depuis déjà un an, se félicite-t-il. C’est un bon moyen pour s’adresser à un maximum de gens. Je leur parle de l’amour et des sacrifices de Jésus. Chaque jour est l’occasion de donner un message différent. Pour cela, je m’inspire toujours de la Bible, principale­ment du Nouveau Testament.” Sur YouTube, Daniel possède aussi sa propre chaîne, “Pentecoste News”, où sont diffusées les vidéos de ses interventi­ons dans les églises ou événements religieux de la région de Brasilia. Pour l’argent ou par passion ? L’objectif, disent-ils, n’est pas commercial ou lucratif. Il s’agirait seulement de faire ce qui les rend heureux : aider les gens, les sauver, même, et diffuser la parole de Dieu dans tous les recoins du pays et audelà. Pourtant, la question des enfants prêcheurs fait débat, y compris au sein

même des évangélist­es. Pour certains pasteurs, derrière les enfants se cachent des parents manipulate­urs, qui profitent des talents ou de la précocité de leurs progénitur­es pour laver leurs pêchés ou remplir leurs églises. Dans ce milieu très concurrent­iel, l’enfant miracle est un atout supplément­aire, une marque de distinctio­n. Sur la plaça Trindade, Adauto Santos s’accorde une petite pause. “L’Église universell­e du Royaume de Dieu a commencé comme ça, sur une petite place anonyme”, sourit-il. Aujourd’hui, l’Église en question possède des millions de fidèles au Brésil et dans le monde et a fait construire à São Paulo une réplique exacte du Temple de Salomon, avec des pierres venues d’Israël. Marcelo Crivella, le petit-fils de son fondateur (Edir Macedo), a été élu maire de Rio l’année dernière. Son pouvoir – religieux, politique, économique, médiatique – est énorme. “Alors, évidemment, tous les petits pasteurs rêvent de suivre le même chemin”, cingle Fabio Morton. Comme Daniel Pentecoste, lui aussi prêchait, enfant, à Curitiba. “Mon père était lui-même fils de pasteur, et ami d’un pasteur filou, qui avait monté une église dans son garage, raconte-t-il depuis un café de São Paulo, où il vit aujourd’hui. Un jour, on m’a demandé de prendre le micro. J’avais 8, 9 ans, je disais ce qui me passait par la tête, je parlais par exemple de Noël. Les gens disaient que j’étais doué, c’était très gratifiant.” Pas de chance pour son père, Fabio Morton commence à s’intéresser de près à la science et remet peu à peu en question les enseigneme­nts familiaux reçus. Il finira par s’éloigner de sa famille en même temps que de la religion, pour laquelle il n’a plus franchemen­t “une opinion très favorable”. “Mais je ne suis pas non plus un militant athéiste, tempère-t-il. L’enfant est utilisé dans la religion comme dans d’autres sphères de la société.” Alani et Daniel, eux, n’ont que faire des critiques. S’ils continuent à prêcher, c’est parce qu’ils aiment ça, tout simplement. Alani souhaitera­it d’ailleurs devenir médecin plus tard, “pour continuer à aider à guérir les gens, même ceux qui ne croient pas en Dieu et aux miracles”. Quant à Daniel, qui tient à préciser qu’il n’est “plus un enfant”, c’est dans une église de Brasilia qu’il se voit grandir et s’installer dans les années à venir. “Je vais m’inscrire à une fac de théologie, puis essayer de devenir pasteur ici, chez moi. Les gens s’intéressen­t plus aux mots qu’à l’âge des prêcheurs. Et puis, ce n’est pas à moi de décider d’arrêter. Si telle est sa volonté, Dieu me le dira.”

“Une femme avait le bras complèteme­nt bloqué. Après ma prière, elle a retrouvé sa mobilité. J’étais très content, mais ce n’est pas moi qui avais fait ça. C’est Jésus.” Daniel, 16 ans

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Daniel, 16 ans.
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