LES ARMÉES SOUS TENSION : LE POINT DE VUE DU CEMA
LLa structure de la menace s’est complexifiée ces dernières années : il faut être capable de mener une grande variété d’opérations contre un large spectre de menaces. Quelle est votre vision de ces dernières ?
Pierre de Villiers : À quoi sommes-nous confrontés? La menace la plus visible et la plus meurtrière est celle du terrorisme islamiste radical. Les terroristes ont frappé la France au coeur à plusieurs reprises, ils ont frappé en Europe, ils sévissent sur les cinq continents. Ils développent une stratégie totale dont l’objectif est double : imposer leur idéologie et s’attaquer à nos valeurs. En appui de cette idéologie, ils ont mis sur pied un système qui combine des capacités de commandement, d’entraînement, d’action, mais aussi de propagande qui parvient à exercer un effet de fascination mortifère.
Ils conduisent de fait une guerre où tous les moyens sont utilisables, une guerre qui porte l’hyperviolence dans tous les champs : matériel et immatériel, religieux, politique, sociétal, culturel, économique et bien sûr militaire. C’est un ennemi barbare, qui s’affranchit des règles et n’hésite pas à utiliser, voire sacrifier, la population civile. Les batailles pour Mossoul et Raqqa viennent à nouveau d’illustrer cette réalité.
Nous sommes parallèlement confrontés à une tendance lourde, l’affirmation militaire de plusieurs États dans le monde. Cette volonté de puissance est le fait aussi bien des héritiers des anciens empires que de pays émergents animés par leurs propres ambitions stratégiques. Nombre d’entre eux se posent désormais en compétiteurs, assumés ou potentiels, de la France. Ils s’affrontent directement ou indirectement et multiplient, de manière inhabituelle, les actions agressives. Se développent ainsi des stratégies de déni d’accès, d’expansion territoriale, de projection de forces ou d’influence. Ces stratégies, prioritairement focalisées sur l’étranger proche, s’appuient sur le coup d’avance, le «fait accompli» et l’exploitation immédiate de toute faille ou de toute indécision stratégique.
Terrorisme et retour des États-puissances génèrent des menaces distinctes, mais non disjointes. Non seulement il existe des lieux où elles se rencontrent – je pense au Levant et à la Méditerranée –, mais elles ont également des liens et des ressorts communs qui ne doivent pas être ignorés. Un effet concret en est l’augmentation de l’usage de la violence, et même de l’hyperviolence. Une violence qui sort des cadres multilatéraux établis. Le point de situation quotidien est édifiant : chaque jour, pas moins de quatre à cinq attentats de par le monde, causant des dizaines de morts sur tous les continents ; je relève également une hausse des provocations de la part de certains États-puissances qui n’hésitent pas à tutoyer la ligne rouge. Le durcissement est réel. Par leur acuité, ces menaces sont nouvelles. Nous les avions mentionnées dans
Terrorisme et retour des États-puissances génèrent des menaces distinctes, mais non disjointes. Non seulement il existe des lieux où elles se rencontrent – je pense au Levant et à la Méditerranée –, mais elles ont également des liens et des ressorts communs qui ne doivent pas être ignorés.
les livres blancs de 2008 et 2013, mais elles se sont cristallisées au cours des deux dernières années. Elles conduisent sur le plan sécuritaire à une évolution plus profonde : celle d’un monde déstabilisé et en proie au doute.
On voit bien que des acteurs irréguliers s’approprient une série de technologies qui les rendent nettement plus puissants, ce qui renvoie également à leur utilisation du domaine cyber, à des fins de propagande ou de recrutement. L’ennemi a la quantité et commence donc à évoluer qualitativement. Comment protéger nos soldats dans pareil cadre? Faut-il remettre en question notre rapport à la supériorité technologique ?
Avant même de traiter du domaine cyber, le problème est d’abord celui de la dissémination des capacités militaires. Elle permet à des milices, des groupes armés de circonstance, de disposer de capacités de déni d’accès dans tous les domaines, de déployer des armements lourds et sophistiqués tels que des missiles. On assiste ainsi à un nivellement technologique, car l’ennemi, avéré ou potentiel, n’a pas besoin de disposer d’un arsenal étendu : il lui suffit d’un petit nombre de ces équipements pour contrecarrer toute entrée. Nous avions identifié dans les facteurs de risque cet effet de nivellement induit par la technologie. Le domaine cyber introduit une autre notion, plus pernicieuse, celle du caractère «non attribuable» d’une attaque. La pratique des réseaux, l’infiltration, le détournement de données, l’attaque à la réputation sont autant de modes d’action qui peuvent être réalisés de manière quasi anonyme comme l’a montré l’actualité récente.
Le niveau de maîtrise du numérique et de ses applications dans le champ cyber devient ainsi une des clefs de la puissance d’un État. C’est désormais un facteur vital de succès pour une armée afin de prévenir et de contrer les actions adverses, et de s’en protéger.
Le niveau de maîtrise du numérique et de ses applications dans le champ cyber devient ainsi une des clefs de la puissance d’un État. C’est désormais un facteur vital de succès pour une armée afin de prévenir et de contrer les actions adverses, et de s’en protéger. Il s’agit également de prendre la mesure de nos vulnérabilités, par exemple notre dépendance aux réseaux, à leurs supports physiques, notre recours grandissant aux traitements de données massifs et à l’intelligence artificielle.
La technologie digitale est au coeur de nos sociétés, de nos systèmes, de nos outils militaires. Elle est également considérée par nos adversaires comme un facteur de supériorité opérationnelle et stratégique, y compris et peut-être surtout pour gagner la guerre des perceptions. Elle permet ainsi à Daech d’être au même moment ici et là-bas, en instantané. Depuis 2008, la France figure dans le peloton de tête dans l’espace numérique. Nous sommes sur la bonne voie et nous bénéficions d’une vraie dynamique, comme l’attestent l’inauguration du pôle d’excellence cyber en Bretagne et la création du commandement cyber sous l’autorité du CEMA.
Je crois qu’il faut allier deux postures : ne pas tout fonder sur la supériorité technologique, c’est-à-dire ne pas devenir dépendant sans solution autre et, pour cela, garder aussi dans notre entraînement la capacité d’agir en mode dégradé, de savoir faire lorsque le réseau est tombé, lorsque le GPS est en panne; mais aussi tirer le plein parti de la technologie comme celle disponible dans le domaine du renseignement, essentiel hier, crucial aujourd’hui. Les drones par exemple sont un réel facteur d’efficacité et concourent à la protection des soldats par la qualité de l’information transmise en temps réel.
Les armées connaissent une vraie « tension opérationnelle » : la multiplication des engagements, sur le territoire national comme en OPEX, n’a été que partiellement compensée par la « remontée en puissance ». Or la stratégie est d’abord une action dans le temps. Les armées ne risquent-elles pas la surchauffe ? Au-delà de ce qui a déjà été fait en matière d’évolutions organisationnelles, que faire de plus ?
Vous avez raison d’utiliser le mot tension. C’est le fait d’abord de la multiplication et de la diversité des missions. Depuis deux ans, nos armées sont sollicitées sur tous les fronts et à un niveau inédit. À l’heure où nous parlons, plus de 30000 soldats sont en posture opérationnelle, à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières, de jour comme de nuit, et ce depuis maintenant plus de deux ans. À cette sollicitation opérationnelle s’ajoute la dispersion des théâtres sur lesquels les armées sont déployées.
Je constate que les armées françaises n’ont jamais été autant considérées pour la valeur de leur engagement. Nos soldats sont en opération; ils sont en mission; ils assurent la protection du territoire ; ils sont en alerte. Chacun d’eux assure, avec dévouement et désintéressement, sa mission au service de la France. Ce n’est pas pour la quantité ou la masse de nos moyens que nous sommes respectés, mais d’abord pour la qualité de notre engagement et notre faculté à interagir avec les autres, quels qu’ils soient! Nous sommes engagés aussi bien dans des opérations de contrôle transfrontalier avec nos partenaires des armées du G5 Sahel en bande sahélo-saharienne que dans des opérations en coalition aux côtés de certains de nos alliés de L’OTAN. La très grande variété de nos opérations requiert
Le général de Villiers. (© EMA COM)
des savoir-faire très différents. Cette capacité à agir sur toute la largeur du spectre nous vaut la considération de nos alliés et la crainte de nos ennemis.
Nous faisons face ainsi au temps court, voire immédiat, celui qui exige de la réactivité, de l’adaptabilité; mais nous devons penser également au temps long, en raisonnant en termes d’objectifs, de planification et de programmation. La stratégie est sans doute une action dans le temps, mais aussi et surtout la combinaison des moyens et des modes d’action avec les fins que l’on souhaite atteindre. C’est la définition du but qui compte, parce qu’elle est structurante. Le partage de la compréhension de l’objectif qu’on s’est fixé est également essentiel. De l’incertitude et de l’ambiguïté ambiante du paysage géostratégique, je tire un premier impératif : ne surtout pas baisser la garde.
Que faire de plus ou d’autre? La réponse est claire : récupérer des capacités auxquelles il avait fallu renoncer temporairement, pour des raisons budgétaires, à un moment où le contexte sécuritaire était différent. Il faut aussi mettre les moyens au niveau haut des contrats opérationnels qui sont donnés aux armées. Il faut, enfin, assurer le renouvellement de la dissuasion qui nous protège de toute agression étatique contre nos intérêts vitaux.
Face à cette équation, il nous faut être inventifs, éviter la routine et résister à la tentation de reproduire des schémas connus. Nous devons également éviter la division stérile entre les armées. C’est ce que nos soldats, marins et aviateurs expérimentent au quotidien, en mission et en opérations, en cultivant un esprit interarmées, en s’adaptant sans cesse et en renforçant leur capacité à travailler dans un environnement complexe, interministériel et multinational.
Que faire de plus ou d’autre ? La réponse est claire : récupérer des capacités auxquelles il avait fallu renoncer temporairement, pour des raisons budgétaires, à un moment où le contexte sécuritaire était différent.
L’opération « Sentinelle » a entraîné nombre de débats sur sa pertinence, mais aussi sur la manière, pour une force militaire engagée sur le sol national, d’être le plus efficace. Faut-il adapter le dispositif ?
La protection du territoire national, du sol français et de ses habitants constitue le coeur de la mission et de la vocation des armées. Comment penser que les armées ne soient pas pleinement associées, avec leurs spécificités et dans toutes leurs dimensions, alors que le pays a été frappé par le terrorisme et que les menaces de tout ordre se développent ? Il me faut insister sur le fait que l’ensemble des armées est ainsi engagé dans une stratégie globale de protection contre des menaces dont la réalité se fait sentir chaque jour davantage. Cette approche globale est nécessaire. Vos lecteurs en connaissent les principaux aspects : posture permanente de sûreté aérienne qui garantit l’intégrité et la souveraineté de notre espace aérien, posture permanente de sauvegarde maritime qui organise notamment la lutte contre les menaces susceptibles de venir de la mer. Ajoutons à cela les efforts que nous déployons dans l’espace, le cyber, ou encore par le biais de la posture de protection terrestre. L’opération «Sentinelle» est emblématique de cette participation active et pérenne des armées françaises à la protection de la France et des Français. Face à une menace évolutive, notre réponse s’est adaptée. En janvier 2015, nous nous étions déployés dans le dispositif «Vigipirate», reposant en majorité sur des postures statiques qui nous rendaient vulnérables. Nous avons abandonné ce dispositif pour privilégier des patrouilles en dynamique, ce qui augmente la zone d’action, favorise le recueil d’informations et la réactivité. Qui sait ce qu’aurait fait l’agresseur du Louvre en février dernier s’il n’avait pas croisé inopinément
une patrouille de « Sentinelle » ? « Sentinelle » s’adapte en permanence. Nous avons réussi à avancer dans le dialogue avec les Forces de Sécurité Intérieure (FSI) pour formuler des besoins en termes d’effets à obtenir et non plus de volume d’effectifs. Cela nous permet d’adapter le volume de militaires déployés, en cohérence avec le niveau de menaces, et de reconstituer un élément de réserve fondamental pour la crédibilité du dispositif.
Nous pouvons encore progresser en matière de partage de l’information avec les FSI, par exemple. Mais nous avons désormais établi le fait que «Sentinelle» est bien une opération militaire, conduite selon la logique qui consiste à obtenir des effets par la mise en oeuvre de moyens et de savoir-faire spécifiques. Nous ne nous substituons pas aux FSI : nous sommes pour elles un apport complémentaire. Évidemment, dans cette action sur le terrain, les réservistes doivent prendre toute leur part. C’est bien dans cette dynamique que nous sommes; une dynamique à laquelle la création de la Garde nationale est venue donner une nouvelle impulsion.
Les armées ont vu le lancement de nombre de programmes dans plusieurs secteurs, au terme – limites budgétaires faisant – de choix parfois cornéliens. La cohérence capacitaire vous paraît-elle assurée ? Si vous en aviez les moyens, quel déficit traiteriez-vous en premier ?
La cohérence capacitaire doit être considérée à l’aune de la vision stratégique qu’elle appuie. Que devons-nous être capables d’assurer pour les années à venir? Quelle cohérence entre les menaces auxquelles nous sommes confrontés, les missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont octroyés ? Nous devons être prêts à continuer de conduire les opérations pour la France tout en nous préparant à des affrontements toujours plus durs. Il s’agit de faire face dans la durée à l’ennemi terroriste et de contrer les États-puissances menaçants, seule solution pour préserver la paix. Nous devons également assurer l’indispensable crédibilité de la dissuasion nucléaire par le renouvellement successif de ses deux composantes, océanique puis aérienne.
Nous ne nous substituons pas aux FSI : nous sommes pour elles un apport complémentaire. Évidemment, dans cette action sur le terrain, les réservistes doivent prendre toute leur part. C’est bien dans cette dynamique que nous sommes.
Notre modèle complet d’armée nous le permet. Le mot «complet» est central. Il signifie que, par leurs aptitudes différentes et complémentaires, nos trois armées sont capables d’agir à 360 degrés, contre l’ensemble des menaces sur terre, en mer, dans l’espace aérien, sans oublier le cyberespace. Ce modèle est fondé sur un outil conceptuel et pédagogique, les fonctions stratégiques, qui permettent de décrire la stratégie de défense et de sécurité de la France et d’illustrer l’ambition nationale et fonder le modèle d’armée. La situation actuelle confirme l’importance de disposer d’un modèle complet et équilibré, justifiant des investissements dans chacune des fonctions stratégiques, le grain de sable pouvant conduire à la défaite. C’est ainsi sur l’équilibre et l’épaisseur de ces fonctions interdépendantes que reposent la cohérence et la crédibilité de l’outil militaire.
Les choix sont sous contrainte budgétaire. Il s’agit que ces choix soient raisonnés, s’inscrivent dans une démarche fondée sur la finalité opérationnelle. La technologie peut être séduisante et il y a, également, des enjeux industriels liés au développement de capacités particulièrement expertes. Pour autant, c’est le besoin opérationnel, l’utilité de l’équipement en opération, son ergonomie, son adaptation aux conditions du combat, son aspect pragmatique qui doivent aussi guider la réflexion à mener.
Assurer la cohérence capacitaire fait partie de mes missions et du travail mené avec le délégué général pour l’armement pour garantir aux armées les moyens dont elles ont besoin. L’urgence est de contrer l’accélération de l’usure. Nos soldats sont déterminés, durs à la peine et savent affronter les difficultés. C’est moins le cas de leurs équipements, soumis aux conditions actuelles des théâtres d’opérations. La logistique prend une tout autre ampleur quand on la considère depuis la France ou depuis le poste isolé de Kidal. Je ferai donc effort pour traiter cette usure, avec une priorité donnée au maintien en condition opérationnelle. Je veillerai dans le même temps à renforcer la protection au regard de la gamme croissante de moyens dont dispose l’ennemi, avéré ou potentiel. Je pense là au blindage de nos véhicules, à l’équipement de protection individuelle ou à l’infrastructure.
Et, même si cela ne semble pas relever de la cohérence capacitaire, je ne manquerai pas d’abonder la condition du soldat, ses conditions matérielles de vie et de travail, sans oublier sa famille. Nos soldats, marins, aviateurs font preuve de prouesses chaque jour pour relever le défi, combattre l’ennemi, affronter les difficultés avec un dévouement et un désintéressement admirables. Il s’agit de soutenir pleinement leurs efforts. Soyons fiers de nos armées !
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 10 juillet 2017