LE DURCISSEMENT DE LA GUERRE NAVALE
des marines de guerre ces vingt dernières années montre des développements capacitaires nets, tant qualitatifs que quantitatifs, en particulier en Asie orientale. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux puissances historiques, à commencer par la France, dont une bonne part du commerce extérieur dépend de la sécurité des lignes de communication maritimes.
LA QUESTION DU SOUS-MARIN
Le phénomène est noté depuis maintenant une dizaine d’années : la convergence des ambitions, de la montée en puissance des industries navales nationales et de croissances économiques souvent fortes va de pair avec une modernisation des forces, en particulier dans les secteurs les plus visibles : aviation et marine. En la matière, plusieurs tendances ont émergé. L’une des plus notoires est la prolifération sous-marine, particulièrement en Asie orientale où seuls le Cambodge, la Birmanie et Brunei n’ont pas de programme en cours (1). Là et ailleurs, les forces connaissent également des modernisations qui passent, de plus en plus souvent, par l’adoption de propulsions anaérobies, mais aussi par une meilleure maîtrise des outils. La prolifération est également importante en Méditerranée : à terme, l’algérie disposera de six sous-marins de type Kilo et l’égypte, de quatre bâtiments modernes. À quelques exceptions près à l’échelle mondiale, les États n’abandonnent leurs capacités que contraints par les budgets (Bulgarie, Ukraine). Certains, comme le Danemark, envisagent de revenir à la puissance sous-marine.
Les puissances sous-marines historiques modernisent également leurs capacités, avec une nouvelle génération de bâtiments – dont les futurs Suffren – plus polyvalents et dont les déplacements plus importants et l’automatisation poussée augurent d’une meilleure endurance à la mer (2). Si des États comme la Russie connaissent des retards sur leur planification d’admissions au service, la Chine fait en revanche montre d’un réel dynamisme. Pour l’instant, la supériorité des bâtiments occidentaux ou japonais est encore assurée, du point de vue de leur discrétion acoustique, de leurs capteurs et de leurs armements. Cependant, les progrès réalisés ailleurs – qu’ils aient pour origine la recherche, le renseignement ou un financement adéquat – sont tels que l’écart est inéluctablement appelé à se réduire.
Tout l’enjeu des prochaines années est celui de la maîtrise des communications sousmarines, qui permettrait un renouveau tactique complet en guerre navale, au profit d’un groupe naval ou même de l’engagement de forces spéciales.
CONNECTIVITÉ ET MARSUPIALISATION
En ce sens, la réponse à la grande question concernant l’évolution capacitaire des flottes française, britannique et américaine est à trouver dans la connectivité des forces.
En guerre navale, le sous-marin est traditionnellement un « cavalier solitaire » : son environnement limite les communications – et donc la capacité à s’intégrer dans une task-force et à interagir avec elle. Tout l’enjeu des prochaines années est celui de la maîtrise des communications sous-marines, qui permettrait un renouveau tactique complet en guerre navale, au profit d’un groupe naval ou même de l’engagement de forces spéciales. Corrélativement, un autre enjeu est celui de la marsupialisation. Celle-ci se définit comme la capacité pour une plate-forme navale à mettre en oeuvre des systèmes déportés.
Fréquente dans le domaine des forces de surface (des hélicoptères sont embarqués depuis les années 1960-1970), la marsupialisation touchait peu les forces sous-marines. Or les évolutions actuelles sont telles que les drones pourront servir de capteurs, de relais de communication ou même d’effecteurs, qu’il s’agisse de frappe ou de déminage. Leur intégration dans la panoplie des sous-marins constituerait indubitablement une avancée notoire, d’autant plus qu’elle ferait écho à la même intégration dans les flottes de surface. Mieux encore, la multiplication des platesformes déportées, peu importe leur vecteur d’origine, permettrait de résoudre une partie – et une partie seulement – du délicat
Plus nombreux seront les États pouvant mener des croisières au long cours si leur politique de défense évolue en ce sens ; ce qui est au demeurant le cas de la Chine.
dilemme quantité/qualité actuellement observé en stratégie des moyens navale. Reste, cependant, à résorber plusieurs goulets d’étranglement technologiques.
De facto, déployer des myriades de drones spécialisés – qu’ils soient de surface, aériens ou sous-marins – pose des questions toujours irrésolues. C’est le cas dans le domaine des communications, et en particulier de leur sécurité, de leur discrétion et des volumes de bande passante nécessaires. Mais, complexité oblige, d’autres questions, tout aussi irrésolues, apparaissent également autour de la place qu’occupera précisément l’intelligence artificielle dans ces nouveaux dispositifs. Au demeurant, cette question sera inévitable. D’une part, parce que la réduction des équipages et l’automatisation y poussent. D’autre part, parce que les nouveaux scénarios opérationnels envisagent un combat bien plus létal et plus rapide, et ce, dans tous les secteurs : ASM, antiaérien, de surface, cyber. Le composant le moins adapté pourrait bien être l’homme (3).
DES FLOTTES DE SURFACE ÉVOLUTIVES
La deuxième tendance majeure touche aux flottes de surface. Leur modernisation se double ainsi de la diffusion de technologies avancées dans les domaines de la lutte ASM et, plus généralement, des capteurs. L’armement même des bâtiments évolue : dans de plus en plus d’états, ceux-ci embarquent désormais des missiles de croisière d’attaque terrestre, tandis que le nombre de missiles antinavires emportés augmente. Leur lancement depuis des tubes verticaux peut aller jusqu’à décupler les salves (4). Particulièrement en Asie, ces engins sont aussi de plus en plus souvent supersoniques. Ces évolutions ne sont pas anodines pour les marines européennes : les délais de réaction à une attaque sont appelés à se réduire, le nombre accru de missiles adverses augmentant les risques de saturation de défenses reposant généralement sur le brouillage et le
leurrage. Les bâtiments ont aussi, de plus en plus fréquemment, une meilleure endurance. Concrètement, plus nombreux seront donc les États pouvant mener des croisières au long cours si leur politique de défense évolue en ce sens ; ce qui est au demeurant le cas de la Chine (5).
Les enjeux, en la matière, restent fondamentalement inchangés, au premier rang desquels la protection des lignes de communication et la nécessité de conserver ouverts les détroits stratégiques. Mais, si ces objectifs sont partagés, la coopération ne va pas forcément de soi. En Asie, la question de la souveraineté sur la mer de Chine méridionale n’est pas totalement tranchée : la Chine poursuit une politique révisionniste qui passe – comme pour d’autres États – par la poldérisation d’îlots et de récifs. Cela permet non seulement d’asseoir les revendications en les « territorialisant », mais également de déployer des capacités militaires, qu’il s’agisse de batteries de missiles surface-surface ou de missiles antiaériens. La réponse des États de la région, comme celle des États occidentaux, consiste essentiellement en des patrouilles de liberté de navigation, éventuellement coordonnées. Mais force est aussi de constater que celles-ci – comme tout exercice de dissuasion – reposent sur la crédibilité de ceux qui les conduisent.
En cette matière, la modernisation des marines locales, et singulièrement de la chinoise, ne va pas sans poser la question de l’adaptation de nos forces. Si le degré de maîtrise technique des équipages est au plus haut, plusieurs déficits historiques demeurent. C’est le cas de la protection terminale, ou encore de la quantité et du type de munitions embarquées – ou, plus simplement, commandées. Un conflit naval en Asie serait logiquement de très haute intensité, avec une forte létalité prévisionnelle, du fait des masses de bâtiments et d’armements engagées. La question est alors de savoir si des marines extérieures autres qu’américaine pourraient y être prendre part, les coûts humains, politiques et stratégiques risquant d’être élevés. Dans le même temps, on ne peut nier l’importance de l’asie dans la géostratégie et l’économie françaises.
De ce point de vue, là où l’on a l’habitude de considérer que les moyens « suivent » les ambitions – ils en sont la conséquence –, celles-ci sont également remises en cause par les moyens adverses. Nouvelles technologies ou pas, la guerre reste avant tout la « dialectique des volontés opposées » chère au général Beaufre. Dès lors, l’adaptation aux nouvelles conditions navales ne peut plus se satisfaire de la seule analyse « géopolitique » (6) utilisée dans les précédents livres blancs. Les facteurs militaires prennent une importance accrue, et il apparaît indispensable de conduire une analyse qui soit stratégique avant toute chose, et qui puisse coupler les intentions et les capacités. Il nous paraît donc nécessaire, en quelque sorte, de « remilitariser » la prochaine revue stratégique. Ce n’est qu’à partir de là que les ressources et les moyens pourront être optimisés.
Le plaidoyer en faveur d’une stratégie militaire générale – qui n’est pas récent dans nos pages – est d’autant plus important que l’on ne peut plus penser la guerre navale sous un angle exclusivement maritime. Derrière la montée en puissance d’acteurs tels que la Chine, il y a également une stratégie combinée, qui concerne les moyens navals, balistiques, aériens et terrestres, y compris à celle d’états susceptibles de la soutenir. En conséquence, nous ne pouvons penser un éventuel engagement en Asie sous le seul angle naval ou national. Il y a là indubitablement un chantier de grande ampleur qui, c’est une bonne nouvelle, est d’abord conceptuel avant d’être budgétaire.
L’adaptation aux nouvelles conditions navales ne peut plus se satisfaire de la seule analyse « géopolitique » utilisée dans les précédents livres blancs.
Notes
(1) Même le Bangladesh et la Thaïlande, qui attendaient la libération de fonds, ont récemment annoncé la signature de contrats. (2) Même si la propulsion nucléaire est un atout indéniable, l’endurance d’un sous-marin reste limitée par la quantité de vivres embarqués. (3) On se rappellera que les ordinateurs de L’USS Vincennes étaient pour partie non fonctionnels lorsque l’airbus d’iran Air a été abattu : si le système automatisé avait fonctionné et la doctrine sur laquelle il était calibré avait été respectée, l’avion civil n’aurait jamais été abattu. (4) En théorie, le destroyer chinois de Type-052d pourrait ainsi tirer plus de 80 engins antinavires. (5) Laquelle termine de plus en plus fréquemment ses patrouilles de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien – qu’elle maintient de manière ininterrompue depuis dix ans – par des patrouilles en Méditerranée et, parfois, dans l’atlantique. (6) Par définition, le concept de géopolitique induit un déterminisme géographique. Outre qu’il est douteux – que n’a-t-on pas entendu parler de la Chine comme puissance continentale incapable de penser la mer ! –, on ne peut y soumettre la politique et la conduite des conflits, ce qui reviendrait à les priver de toute liberté de manoeuvre.