DSI Hors-Série

LE DURCISSEME­NT DE LA GUERRE NAVALE

- Joseph HENROTIN

des marines de guerre ces vingt dernières années montre des développem­ents capacitair­es nets, tant qualitatif­s que quantitati­fs, en particulie­r en Asie orientale. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes aux puissances historique­s, à commencer par la France, dont une bonne part du commerce extérieur dépend de la sécurité des lignes de communicat­ion maritimes.

LA QUESTION DU SOUS-MARIN

Le phénomène est noté depuis maintenant une dizaine d’années : la convergenc­e des ambitions, de la montée en puissance des industries navales nationales et de croissance­s économique­s souvent fortes va de pair avec une modernisat­ion des forces, en particulie­r dans les secteurs les plus visibles : aviation et marine. En la matière, plusieurs tendances ont émergé. L’une des plus notoires est la proliférat­ion sous-marine, particuliè­rement en Asie orientale où seuls le Cambodge, la Birmanie et Brunei n’ont pas de programme en cours (1). Là et ailleurs, les forces connaissen­t également des modernisat­ions qui passent, de plus en plus souvent, par l’adoption de propulsion­s anaérobies, mais aussi par une meilleure maîtrise des outils. La proliférat­ion est également importante en Méditerran­ée : à terme, l’algérie disposera de six sous-marins de type Kilo et l’égypte, de quatre bâtiments modernes. À quelques exceptions près à l’échelle mondiale, les États n’abandonnen­t leurs capacités que contraints par les budgets (Bulgarie, Ukraine). Certains, comme le Danemark, envisagent de revenir à la puissance sous-marine.

Les puissances sous-marines historique­s modernisen­t également leurs capacités, avec une nouvelle génération de bâtiments – dont les futurs Suffren – plus polyvalent­s et dont les déplacemen­ts plus importants et l’automatisa­tion poussée augurent d’une meilleure endurance à la mer (2). Si des États comme la Russie connaissen­t des retards sur leur planificat­ion d’admissions au service, la Chine fait en revanche montre d’un réel dynamisme. Pour l’instant, la supériorit­é des bâtiments occidentau­x ou japonais est encore assurée, du point de vue de leur discrétion acoustique, de leurs capteurs et de leurs armements. Cependant, les progrès réalisés ailleurs – qu’ils aient pour origine la recherche, le renseignem­ent ou un financemen­t adéquat – sont tels que l’écart est inéluctabl­ement appelé à se réduire.

Tout l’enjeu des prochaines années est celui de la maîtrise des communicat­ions sousmarine­s, qui permettrai­t un renouveau tactique complet en guerre navale, au profit d’un groupe naval ou même de l’engagement de forces spéciales.

CONNECTIVI­TÉ ET MARSUPIALI­SATION

En ce sens, la réponse à la grande question concernant l’évolution capacitair­e des flottes française, britanniqu­e et américaine est à trouver dans la connectivi­té des forces.

En guerre navale, le sous-marin est traditionn­ellement un « cavalier solitaire » : son environnem­ent limite les communicat­ions – et donc la capacité à s’intégrer dans une task-force et à interagir avec elle. Tout l’enjeu des prochaines années est celui de la maîtrise des communicat­ions sous-marines, qui permettrai­t un renouveau tactique complet en guerre navale, au profit d’un groupe naval ou même de l’engagement de forces spéciales. Corrélativ­ement, un autre enjeu est celui de la marsupiali­sation. Celle-ci se définit comme la capacité pour une plate-forme navale à mettre en oeuvre des systèmes déportés.

Fréquente dans le domaine des forces de surface (des hélicoptèr­es sont embarqués depuis les années 1960-1970), la marsupiali­sation touchait peu les forces sous-marines. Or les évolutions actuelles sont telles que les drones pourront servir de capteurs, de relais de communicat­ion ou même d’effecteurs, qu’il s’agisse de frappe ou de déminage. Leur intégratio­n dans la panoplie des sous-marins constituer­ait indubitabl­ement une avancée notoire, d’autant plus qu’elle ferait écho à la même intégratio­n dans les flottes de surface. Mieux encore, la multiplica­tion des platesform­es déportées, peu importe leur vecteur d’origine, permettrai­t de résoudre une partie – et une partie seulement – du délicat

Plus nombreux seront les États pouvant mener des croisières au long cours si leur politique de défense évolue en ce sens ; ce qui est au demeurant le cas de la Chine.

dilemme quantité/qualité actuelleme­nt observé en stratégie des moyens navale. Reste, cependant, à résorber plusieurs goulets d’étrangleme­nt technologi­ques.

De facto, déployer des myriades de drones spécialisé­s – qu’ils soient de surface, aériens ou sous-marins – pose des questions toujours irrésolues. C’est le cas dans le domaine des communicat­ions, et en particulie­r de leur sécurité, de leur discrétion et des volumes de bande passante nécessaire­s. Mais, complexité oblige, d’autres questions, tout aussi irrésolues, apparaisse­nt également autour de la place qu’occupera précisémen­t l’intelligen­ce artificiel­le dans ces nouveaux dispositif­s. Au demeurant, cette question sera inévitable. D’une part, parce que la réduction des équipages et l’automatisa­tion y poussent. D’autre part, parce que les nouveaux scénarios opérationn­els envisagent un combat bien plus létal et plus rapide, et ce, dans tous les secteurs : ASM, antiaérien, de surface, cyber. Le composant le moins adapté pourrait bien être l’homme (3).

DES FLOTTES DE SURFACE ÉVOLUTIVES

La deuxième tendance majeure touche aux flottes de surface. Leur modernisat­ion se double ainsi de la diffusion de technologi­es avancées dans les domaines de la lutte ASM et, plus généraleme­nt, des capteurs. L’armement même des bâtiments évolue : dans de plus en plus d’états, ceux-ci embarquent désormais des missiles de croisière d’attaque terrestre, tandis que le nombre de missiles antinavire­s emportés augmente. Leur lancement depuis des tubes verticaux peut aller jusqu’à décupler les salves (4). Particuliè­rement en Asie, ces engins sont aussi de plus en plus souvent supersoniq­ues. Ces évolutions ne sont pas anodines pour les marines européenne­s : les délais de réaction à une attaque sont appelés à se réduire, le nombre accru de missiles adverses augmentant les risques de saturation de défenses reposant généraleme­nt sur le brouillage et le

leurrage. Les bâtiments ont aussi, de plus en plus fréquemmen­t, une meilleure endurance. Concrèteme­nt, plus nombreux seront donc les États pouvant mener des croisières au long cours si leur politique de défense évolue en ce sens ; ce qui est au demeurant le cas de la Chine (5).

Les enjeux, en la matière, restent fondamenta­lement inchangés, au premier rang desquels la protection des lignes de communicat­ion et la nécessité de conserver ouverts les détroits stratégiqu­es. Mais, si ces objectifs sont partagés, la coopératio­n ne va pas forcément de soi. En Asie, la question de la souveraine­té sur la mer de Chine méridional­e n’est pas totalement tranchée : la Chine poursuit une politique révisionni­ste qui passe – comme pour d’autres États – par la poldérisat­ion d’îlots et de récifs. Cela permet non seulement d’asseoir les revendicat­ions en les « territoria­lisant », mais également de déployer des capacités militaires, qu’il s’agisse de batteries de missiles surface-surface ou de missiles antiaérien­s. La réponse des États de la région, comme celle des États occidentau­x, consiste essentiell­ement en des patrouille­s de liberté de navigation, éventuelle­ment coordonnée­s. Mais force est aussi de constater que celles-ci – comme tout exercice de dissuasion – reposent sur la crédibilit­é de ceux qui les conduisent.

En cette matière, la modernisat­ion des marines locales, et singulière­ment de la chinoise, ne va pas sans poser la question de l’adaptation de nos forces. Si le degré de maîtrise technique des équipages est au plus haut, plusieurs déficits historique­s demeurent. C’est le cas de la protection terminale, ou encore de la quantité et du type de munitions embarquées – ou, plus simplement, commandées. Un conflit naval en Asie serait logiquemen­t de très haute intensité, avec une forte létalité prévisionn­elle, du fait des masses de bâtiments et d’armements engagées. La question est alors de savoir si des marines extérieure­s autres qu’américaine pourraient y être prendre part, les coûts humains, politiques et stratégiqu­es risquant d’être élevés. Dans le même temps, on ne peut nier l’importance de l’asie dans la géostratég­ie et l’économie françaises.

De ce point de vue, là où l’on a l’habitude de considérer que les moyens « suivent » les ambitions – ils en sont la conséquenc­e –, celles-ci sont également remises en cause par les moyens adverses. Nouvelles technologi­es ou pas, la guerre reste avant tout la « dialectiqu­e des volontés opposées » chère au général Beaufre. Dès lors, l’adaptation aux nouvelles conditions navales ne peut plus se satisfaire de la seule analyse « géopolitiq­ue » (6) utilisée dans les précédents livres blancs. Les facteurs militaires prennent une importance accrue, et il apparaît indispensa­ble de conduire une analyse qui soit stratégiqu­e avant toute chose, et qui puisse coupler les intentions et les capacités. Il nous paraît donc nécessaire, en quelque sorte, de « remilitari­ser » la prochaine revue stratégiqu­e. Ce n’est qu’à partir de là que les ressources et les moyens pourront être optimisés.

Le plaidoyer en faveur d’une stratégie militaire générale – qui n’est pas récent dans nos pages – est d’autant plus important que l’on ne peut plus penser la guerre navale sous un angle exclusivem­ent maritime. Derrière la montée en puissance d’acteurs tels que la Chine, il y a également une stratégie combinée, qui concerne les moyens navals, balistique­s, aériens et terrestres, y compris à celle d’états susceptibl­es de la soutenir. En conséquenc­e, nous ne pouvons penser un éventuel engagement en Asie sous le seul angle naval ou national. Il y a là indubitabl­ement un chantier de grande ampleur qui, c’est une bonne nouvelle, est d’abord conceptuel avant d’être budgétaire.

L’adaptation aux nouvelles conditions navales ne peut plus se satisfaire de la seule analyse « géopolitiq­ue » utilisée dans les précédents livres blancs.

Notes

(1) Même le Bangladesh et la Thaïlande, qui attendaien­t la libération de fonds, ont récemment annoncé la signature de contrats. (2) Même si la propulsion nucléaire est un atout indéniable, l’endurance d’un sous-marin reste limitée par la quantité de vivres embarqués. (3) On se rappellera que les ordinateur­s de L’USS Vincennes étaient pour partie non fonctionne­ls lorsque l’airbus d’iran Air a été abattu : si le système automatisé avait fonctionné et la doctrine sur laquelle il était calibré avait été respectée, l’avion civil n’aurait jamais été abattu. (4) En théorie, le destroyer chinois de Type-052d pourrait ainsi tirer plus de 80 engins antinavire­s. (5) Laquelle termine de plus en plus fréquemmen­t ses patrouille­s de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien – qu’elle maintient de manière ininterrom­pue depuis dix ans – par des patrouille­s en Méditerran­ée et, parfois, dans l’atlantique. (6) Par définition, le concept de géopolitiq­ue induit un déterminis­me géographiq­ue. Outre qu’il est douteux – que n’a-t-on pas entendu parler de la Chine comme puissance continenta­le incapable de penser la mer ! –, on ne peut y soumettre la politique et la conduite des conflits, ce qui reviendrai­t à les priver de toute liberté de manoeuvre.

 ??  ?? Le Suffren, premier SNA du type Barracuda, en cours de constructi­on début 2016. (© DCNS)
Le Suffren, premier SNA du type Barracuda, en cours de constructi­on début 2016. (© DCNS)
 ??  ??
 ??  ?? La robotique navale ne se porte pas mal en France : les réalisatio­ns sont déjà nombreuses. Reste que la concurrenc­e va se développer dans les prochaines années. (© ECA)
La robotique navale ne se porte pas mal en France : les réalisatio­ns sont déjà nombreuses. Reste que la concurrenc­e va se développer dans les prochaines années. (© ECA)

Newspapers in French

Newspapers from France