NOUVELLES ARMÉES D’ANCIEN RÉGIME CONTRE NOUVELLES MASSES
tableau diagnostique de l’adversaire probable a considérablement mué depuis les années 1990 et les débats autour de la Révolution dans les affaires militaires (RMA). L’adversaire asymétrique, considéré comme une nuisance plus que comme une réelle menace pour les forces expéditionnaires, parce qu’il n’avait pas le même niveau technique, prend sa revanche. Les expériences afghane et irakienne ont ainsi fait la démonstration de la difficulté des armées «transformées» et réticulées à liquider de «simples» insurrections.
Un très sérieux avertissement, nettement plus proche des menaces hybrides contemporaines, avait déjà été donné en 2002, cette fois sous la forme du gigantesque exercice « Millenium Challenge », tenu sur treize jours et d’un coût estimé à 250 millions de dollars. Censé valider les principes de la Transformation, il avait vu une force aéronavale et amphibie « bleue » intimer un ultimatum de reddition de 24 heures à une force « rouge » dirigée par le commandant de l’université des Marines, le général Paul Van Riper. Pour éviter les émissions électromagnétiques, celui-ci s’est appuyé pour ses communications sur des estafettes ou des signaux lumineux et a utilisé des essaims de petites embarcations pour déterminer la position de la force bleue. Dans la foulée de sa détection, au deuxième jour de l’exercice, le tir simulé de missiles antinavires a abouti à la destruction d’un porte-avions, de dix croiseurs et destroyers et de cinq ou six navires amphibies – soit la perte théorique de 20 000 hommes. Une deuxième vague, notamment constituée de petites embarcations-suicides peu détectables, a encore accru les pertes bleues. Dérangeante pour la nouvelle orientation de la défense américaine, cette phase a été tout simplement gommée de l’exercice et les « rouges » ont ensuite été obligés d’allumer l’ensemble de leurs radars, sans avoir la possibilité de chercher à abattre les avions de combat bleus. Sans surprise, dans pareilles circonstances, les « bleus » ont finalement été victorieux (1). « Millenium Challenge » résume l’hubris technostratégique de la RMA/ Transformation. La démonstration concrète d’un problème stratégique majeur n’a pas impliqué de remise en question formelle, alors qu’une stratégie saine devrait y inciter. Or les conditions dans lesquelles la phase initiale de l’exercice a été conduite sont appelées, peu ou prou, à être reproduites. De facto, sous le seul angle technologique de la chose, la prolifération de systèmes d’armes évolués et utilisables facilement par le plus grand nombre est avérée, qu’elle soit ou non volontaire pour les États y participant.
« Millenium Challenge » résume l’hubris technostratégique de la Rma/transformation. La démonstration concrète d’un problème stratégique majeur n’a pas impliqué de remise en question formelle, alors qu’une stratégie saine devrait y inciter.
LA GÉNÉRALISATION DE LA GUERRE HYBRIDE
La question de « l’utilisation par le plus grand nombre » de ces armements est
essentielle, parce qu’elle détermine l’émergence d’une masse puissamment armée, une véritable infanterie hybride de nouvelle génération. Cette évolution, de ce point de vue, pourrait être comparable à celle observée au sein de « la » révolution militaire qui a eu lieu du XVE au XVIIE siècle et dont les prémices furent la massification de l’infanterie, parce qu’il était plus facile d’apprendre le maniement des armes à feu – fussent-elles encore peu fiables – que celui des armes de jet existant préalablement. En conséquence, la structure des forces en avait été bouleversée : l’arme à feu a permis la masse, tandis que la guerre faisait l’état, lequel disposait des ressources fiscales pour payer les nouvelles armées. Au XVIIIE siècle, un cycle est bouclé avec une nation en armes qui peut toujours compter sur un apprentissage aisé des armes à feu ; c’est alors la fin des armées d’ancien régime (2).
Le chevalier sur sa monture, l’archer, l’arbalétrier – autant d’archétypes de « soldats-techniciens » mobilisant pour leur équipement les technologies parmi les plus évoluées de leurs époques – ont ainsi fini par disparaître sous le poids de la masse, tout comme les canons sont venus à bout des forteresses. Le « soldat-technicien » des « nouvelles armées d’ancien régime »,
Le « soldat-technicien » des « nouvelles armées d’ancien régime », ressource devenue rare et coûteuse, disparaîtra-t-il à son tour sous les coups de boutoir de nouvelles masses dotées non plus des premières armes à feu du XIVE siècle, mais de capacités de combat nocturne et de missiles antichars du XXE ?
ressource devenue rare et coûteuse, disparaîtra-t-il à son tour sous les coups de boutoir de nouvelles masses dotées non plus des premières armes à feu du XIVE siècle, mais de capacités de combat nocturne et de missiles antichars du XXE ? Sans doute est-il bien trop tôt pour le dire, mais il est difficile de ne pas y voir à la fois une « revanche » et un aboutissement de la RMA qu’il semble pertinent d’envisager comme une hypothèse sérieuse. De facto, les conséquences politiques de ces « nouvelles masses » sont potentiellement importantes. En couplant la qualité, la quantité et la motivation, ces techno-guérillas sont susceptibles de remettre les ordres politiques régionaux en question. En effet, elles se doteraient d’un réel pouvoir dissuasif à l’égard d’états cherchant à mettre en échec le projet politique qu’elles porteraient. Ceux-ci n’interviendraient dès lors plus que lorsque leurs intérêts suprêmes sont en jeu, le modèle expéditionnaire étant définitivement révolu.
Certes, là comme ailleurs, il n’y a point de déterminisme, mais l’on peut s’interroger sur l’aptitude des forces « transformées » et des États à y faire face. Si les forces « transformées » ont pour partie tiré les leçons techniques de l’exercice « Millenium Challenge » comme des opérations afghane et irakienne, notamment en multipliant capteurs et armements adaptés, comment agir sur le plan stratégique face aux défis posés par les techno-guérillas ? Tenter de répondre à cette question exige, d’emblée, de se départir des schémas traditionnels où seules interviendraient des forces « transformées » et d’envisager que des forces évoluant différemment soient mises en oeuvre de manière coordonnée par les États eux-mêmes. Il faut, en effet, remarquer ici que nombre d’états
ont historiquement eu recours – et continuent d’avoir recours – à des formes plus ou moins liées à la guerre hybride. En Chine, de la révolution de 1949 jusqu’aux années 1980, le choix a été fait – autant pour des raisons idéologiques que par nécessité – de s’orienter vers une armée de masse combinant à la fois les caractéristiques d’une force régulière et une inclination pour la conduite d’une guérilla sous les traits du concept de « dissuasion populaire » puis de « guerre populaire dans les conditions modernes » et enfin de « guerre populaire au XXIE siècle » (3).
Le développement des unités blindées/ mécanisées, perçues comme des « armes techniciennes », a été réfréné par Mao. Contrebalançant le déficit de puissance se creusant alors avec ses adversaires potentiels (4), ce dernier a maillé le territoire d’unités fondées sur la gigantesque masse de conscrits et d’anciens du service militaire et charriant les images éculées de paysans cherchant à placer des explosifs sous des chars adverses. Dotées d’armements légers, de mines, de lance-roquettes, voire de canons antiaériens, ces unités auraient combattu de façon décentralisée. Cependant, le pendant de cette décentralisation forte est un contrôle social puissant exercé par les instances locales du Parti communiste. Les réformes lancées à partir des années 1980 par Deng Xiaoping, et plus encore dans les années 1990, et la transformation/professionnalisation de l’armée de libération populaire ont pu faire croire à une remise en question de cette vision. Mais, pour autant, réserves et milices n’ont pas été abandonnées, le système étant réformé en 1998.
En plus de missions de soutien aux unités régulières, les unités de milice, de la police et de la réserve se sont, pour certaines, vu attribuer des missions de guerre de l’information, tandis que d’autres unités de milice ont été créées en vue de la restauration d’infrastructures critiques qui auraient été attaquées. Leur rôle est considéré comme central dès lors que les opérations militaires seraient appelées à durer plus de quelques jours. Dans le même temps, la réforme de 1998 a permis, en dépit d’une modernisation des forces conventionnelles, de densifier la couverture territoriale des forces de réserve et de créer des unités dans des provinces (le principal référent pour les forces de réserve) qui n’en étaient pas dotées. Au demeurant, les réservistes sont généralement des anciens de l’active, et chaque unité semble bénéficier d’un petit noyau de soldats d’active jouant un rôle de coordination et de mobilisation. Surtout, les spécialistes du secteur civil (industrie chimique, télécommunications) sont affectés à des unités en rapport avec leurs compétences, de sorte que celles-ci ne sont pas systématiquement à considérer comme de second rang, mais bien comme des acteurs de première force. Finalement, pour Dennis Blasko, les réserves et les forces paramilitaires permettraient d’engager de 450 000 à 600 000 personnes supplémentaires dans les opérations (5).
D’autres exemples peuvent être cités, au Royaume-uni ou aux États-unis, tandis que d’autres options ont pu être mises en avant, notamment dans le déjà très spécifique cas suisse (où l’armée n’est pas « nationale », mais « de milice »), B. Wicht pouvant proposer le modèle de « swissbolah » (6). Cette vision vient cependant acter la fin de l’état-nation en tant qu’entité pertinente de conduite de la guerre et n’est donc pas nécessairement reproductible. De facto, l’état-nation reste pour l’instant le principal cadre de référence politique et stratégique, non seulement en conservant le monopole de la violence légitime, mais en constituant également le principal cadre d’ambition de nombre d’organisations irrégulières.
Concrètement, il s’agit d’en revenir à une vision centrée sur une stratégie de sécurité nationale fondée sur la stratégie intégrale de Poirier et permettant de réellement mettre en synergie l’ensemble des acteurs de la sécurité nationale, du policier au militaire.
COMMENT S’ADAPTER ?
Trois options, non exclusives l’une de l’autre, s’offrent aux organisations militaires étatiques. La plus facile conceptuellement revient à étendre les logiques de Transformation en procédant à une coûteuse montée en puissance centrée sur une plus grande « masse transformée ». La deuxième consiste à jouer la carte du continuum « sécurité-défense » qui permet de prendre en compte la « glocalisation » de l’ennemi probable. Concrètement, il s’agit ainsi d’en revenir à une vision centrée sur une stratégie de sécurité nationale fondée sur la stratégie intégrale de Poirier et permettant de réellement mettre en synergie l’ensemble des acteurs de la sécurité nationale, du policier au militaire. L’option est cependant délicate à manier, dès lors que le métier et les spécificités de l’un ne sont pas ceux de l’autre et que les principes de sécurité à l’intérieur des frontières ne sont pas ceux régissant l’art de la guerre – ce qui vaut d’ailleurs pour le droit comme pour les pratiques opérationnelles. Il faut donc se garder de voir le policier comme un militaire potentiel, ou l’inverse ; et donc bien comprendre que leurs spécificités produisent des complémentarités.
Une troisième option constitue le creuset historique de la guerre hybride et repose sur une vision réticulée de l’emploi de forces diverses : le combat couplé ( compound warfare). Il consiste en « l’utilisation simultanée d’une force principale et de forces de guérilla contre un ennemi (7) ». Ce faisant, on crée ainsi une hybridation couplant « à la fois des forces conventionnelles (concentrées) et non conventionnelles (dispersées) dans le même temps (8) ». Les forces conventionnelles engagent alors leurs avantages comparatifs – en matière d’aviation ou de renseignement –, mais bénéficient de la masse apportée par les forces « non conventionnelles » ou « de guérilla ». Dans l’optique de T. M. Huber, elles sont le plus souvent issues du cru et connaissent donc aussi bien le terrain que les subtilités sociopolitiques de la zone dans laquelle elles opéreront. Ainsi, une « force couplée » n’est guère qu’un assemblage ad hoc de forces, réalisé en fonction des nécessités du moment, et ce, qu’elle s’appuie sur des forces préexistantes ou sur la mise en place d’une organisation spécifique.
Ce type d’intégration confine au « modèle afghan » de S. Biddle, lorsque des forces spéciales encadraient l’alliance du Nord de Massoud fin 2001, tout en bénéficiant d’un appui aérien diversifié (9). Ce même schéma organisationnel avait également été proposé dans la planification de ce qui allait devenir l’opération « Iraqi Freedom » avant d’être rejeté au profit d’une intervention de facture plus classique. Cependant, les forces américaines sont ensuite revenues à cette conception : il s’agissait de remettre sur pied – après les avoir démantelées – les forces armées et de police, tout en mettant en place des milices alliées, à l’instar des Sons of Iraq. À certains égards, on peut aussi s’interroger sur la valeur d’opération couplée d’« Allied Force » (Kosovo, 1999), les forces aériennes de L’OTAN étant chargées de chasser les forces serbes du Kosovo, où l’armée de libération du Kosovo (UCK) opérait également. Si le couplage entre les forces en présence a été distendu, il a, dans les faits, effectivement fonctionné.
La même question se pose à propos de l’opération « Harmattan » (Libye 2011), les forces aériennes de L’OTAN ainsi que des éléments des forces spéciales intervenant en soutien des forces insurgées du Conseil national de transition, et ce, jusqu’à la chute de Kadhafi. Si l’opération n’a jamais été présentée officiellement ainsi, elle a de facto, consisté à utiliser la puissance aérienne coalisée contre les éléments identifiables des forces libyennes, les forces insurgées progressant au sol et permettant d’effectivement conquérir le terrain – sans d’ailleurs qu’un haut degré de coordination soit requis entre les forces. Très souvent, les forces de L’OTAN ne connaissaient les positions insurgées qu’à l’aide de leurs capteurs et non du fait d’éléments de liaison – au risque, comme le 7 avril 2011, de tuer des insurgés qui s’étaient emparés de blindés. À bien des égards, « Barkhane » ressortit également de ce type de logique.
Au demeurant, cette forme de combat n’est pas propre aux armées ayant une forte charge technologique. Le combat couplé a aussi été observé en Somalie, où des forces régulières éthiopiennes ont combattu, à partir de 2007, avec des forces locales plus ou moins régulières. C’est sans doute dans les opérations de contre-insurrection ou de lutte contre des adversaires hybrides que le combat couplé pourrait produire le maximum de ses effets militaires. Pratiquement, elles sont naturellement des opérations distribuées, que l’on estime être les plus aptes à lutter contre des adversaires hybrides, permettant de mailler une zone donnée par une masse de contrôle/ domination, tout en faisant bénéficier les nodes ainsi créés d’une masse de manoeuvre techniquement évoluée, que cette dernière agisse dans le cadre d’appuis ou d’opérations ponctuelles. L’affaire est évidemment plus complexe à réaliser qu’à conceptualiser, parce qu’elle dépend du degré de cohésion/synergie entre les acteurs, ce qui impose la mise en oeuvre de processus de commandement adéquats, mais aussi d’avoir des objectifs politiques identiques. Elle dépend également des qualités des forces utilisées pour le maillage, leur formation apparaissant rapidement comme essentielle. Mieux encore, la masse de manoeuvre, techniquement plus évoluée – en toute hypothèse, française –, peut alors plus naturellement mettre en oeuvre des actions opératives, en étant le cas échéant soutenue (logistique, renseignement) par les forces de maillage.
C’est sans doute dans les opérations de contreinsurrection ou de lutte contre des adversaires hybrides que le combat couplé pourrait produire le maximum de ses effets militaires.
Notes
(1) John Arquilla, « The New Rules of War », Foreign Policy, mars/avril 2010. (2) Michel Fortmann, Les cycles de Mars. Révolutions militaires et édification étatique de la Renaissance à nos jours, Economica, Paris, 2009. (3) Voir Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, Nuvis, Paris, 2014. (4) Lequel n’empêche pas la Chine de mener des actions ponctuelles, comme en Inde en 1962 ou au Vietnam en 1979. (5) Dennis J. Blasko, « People’s War in the 21st Century: The Militia and the Reserve » in David M. Finkelstein et Kristen Gunnes (dir.), Civil-military Relations in Today’s China. Swimming in New Seas, CNA Corporation, Armonk, 2007. (6) Bernard Wicht, Europe Mad Max demain ? Retour à la défense citoyenne, Favre, Lausanne, 2013. (7) Thomas M. Huber (dir.), Compound Warfare: That Fatal Knot, Combat Studies Institute, Command and General Staff College, Fort Leavenworth, septembre 2002, p. 1. (8) Ibidem. (9) Stephen D. Biddle, « Allies, Airpower and Modern Warfare: The Afghan Model », International Security, vol. 30, no 3, hiver 2005-2006.