LE CARACTÈRE DE LA GUERRE À L’ÉPREUVE DE NOS FAIBLESSES Joseph HENROTIN
C’est devenu trivial de le dire, la guerre est de retour : anticipé depuis plusieurs années, notamment dans DSI, son caractère est tout à la fois changeant et constant ; ce qui ne manque pas d’avoir des effets directs sur notre structure de force, mais aussi sur nos pratiques.
RETOUR VERS LE FUTUR
Le caractère des opérations terrestres est ainsi constant parce que le « retour à la guerre» n’est qu’un retour aux opérations de haute intensité. L’ukraine, la Syrie ou le Yémen voient l’utilisation parfois massive d’armements que certains avaient pu considérer comme obsolètes. Chars, artillerie lourde, missiles balistiques n’avaient pas disparu, ils ne sont que revenus au coeur de l’actualité militaire. Même la menace chimique, qu’on pensait circonscrite à des cas de figure particuliers, semble réapparaître. Ce durcissement « classique » sonne en écho à celui lié aux techno-guérillas et à l’érosion de nos avantages comparatifs. L’arsenal des nouveaux irréguliers s’apparente de plus en plus à celui des armées régulières. La généralisation du combat de nuit et des drones revalorise une infanterie à la puissance de feu démultipliée par des missiles antichars avancés. L’irrégulier d’aujourd’hui est de plus en plus fréquemment un combattant «professionnalisé» par la rudesse des combats. L’analyste américain Philip Kerber, qui a effectué une trentaine de séjours en Ukraine, considère ainsi que la guerre s’en approchant le plus pour lui est celle du Kippour. Il insistait en particulier sur un domaine dans lequel peu d’états sont actifs, mais qui apparaît comme essentiel : la guerre électronique. Si la France en fait partie, l’étude des systèmes de guerre électronique utilisés par la Russie, et qui semblent avoir été particulièrement efficaces contre l’ukraine, devient urgente. Outre que des systèmes offensifs sont susceptibles de proliférer par exportations interposées, ils sont également révélateurs de notre trop haut degré de confiance dans la capacité à « tenir » un spectre électromagnétique duquel nous sommes de plus en plus dépendants. Souvent perçue comme une capacité liée aux forces aériennes, il semble impératif qu’elle soit réinvestie par les forces terrestres européennes, pas uniquement pour ses apports en matière de renseignement et de localisation des forces adverses, mais aussi en matière de brouillage et d’intrusion. Le caractère est aussi changeant au regard des opérations. D’une part, parce que les nouvelles technologies permettent en soi une densification de la puissance de feu. Des systèmes comme les « roquettes guidées » sont en réalité les nouveaux missiles sol-sol de courte portée. Si elles ne portent plus de
Joseph HENROTIN Chargé de recherche au CAPRI.
L’étude des systèmes de guerre électronique utilisés par la Russie, et qui semblent avoir été particulièrement efficaces contre l’ukraine, devient urgente. Outre que des systèmes offensifs sont susceptibles de proliférer par exportations interposées, ils sont également révélateurs de notre trop haut degré de confiance dans la capacité à «tenir» un spectre électromagnétique.
charges nucléaires à l’instar de leurs prédécesseurs, elles sont cependant plus précises et surtout disponibles en plus grand nombre. La distinction entre saturation et précision peut donc s’estomper. L’avantage qu’elles confèrent à nos forces n’est cependant que transitoire : ces technologies tendent à essaimer et drainent avec elles de nouveaux besoins en renseignement et en planification, à portée d’armées qui s’en étaient jusque-là plus ou moins désintéressées.
D’autre part, le caractère de la guerre change également parce que des mutations sont en cours sans que l’on ait encore bien cerné leurs apports comme leurs contraintes. C’est le cas du cyber dans sa relation aux forces terrestres, qui augure des degrés d’intégration des forces inédits (voir infra), mais aussi et surtout de la convergence entre Intelligence Artificielle (IA) et robotique ; et sans doute d’ici à quelques années, avec les neurosciences. Les progrès réalisés sont rapides et les applications potentielles tendent à apparaître de manière anarchique, au risque d’une dispersion de moyens de R&D trop peu nombreux. En ce sens, l’arrivée des IA impose sans doute de réévaluer la manière dont on envisage, aujourd’hui, la conduite de la stratégie des moyens. La notion d’innovation, actuellement à la mode, ne survivrait sans doute pas à l’absence de réflexion sur la manière dont on assigne les objectifs à atteindre, que ce soit en R&T ou en R&D. Cette notion d’innovation ne survivrait pas plus à une « civilianisation » excessive de ces secteurs. L’expérience de ces dernières années est aussi celle d’une déconnexion entre besoins opérationnels et solutions proposées, et l’objet «intelligence artificielle» est tellement vaste que tout – impératifs industriels, intérêt scientifique, équipement des armées – ne pourra être financé par les forces ; celles-ci doivent donc primer.
LE GRAAL DES FORCES EN SYNERGIE. QUELLE INTÉGRATION MULTIDOMAINE ?
La bataille multidomaine devient un nouveau « buzzword » et rend compte d’une intégration de plus en plus poussée des forces, jusqu’aux plus bas échelons, mais aussi entre partenaires d’une coalition. La logique est ainsi plus celle d’une synergie des forces que celle de leur collaboration interarmées. Si plusieurs auteurs reviennent sur ce concept dans ce numéro, sans doute faut-il aussi nuancer l’importance qui lui est accordée. Historiquement, la question du multidomaine est d’abord le fait des États-unis, qui ont à intégrer des forces volumineuses et qui ont accumulé, de manière parfois anarchique, nombre de systèmes, en particulier dans le domaine ISR. Dans leur cadre spécifique, le multidomaine est d’abord à voir comme une remise en ordre de l’interarmées, avec l’espoir de gains d’efficacité, d’une réduction des frictions et d’une plus grande souplesse dans la manoeuvre.
La France est dans une posture plus avancée que ses partenaires européens, mais sans doute faut-il aussi se méfier des succès engrangés. Les logiques liées à la numérisation sont indissociables du cyber et des questions d’ordre logiciel.
Le concept n’est pas inintéressant non plus du point de vue des coalitions et de leur intégration militaire parce que, s’il n’y est pas nécessairement question d’une masse volumineuse à pouvoir commander et contrôler, la diversité des apports des uns et des autres peut recréer un caractère de complexité et de la friction. Les appuis dont ont besoin les uns pour la réalisation d’une mission ne sont pas ceux dont ont besoin les autres. Reste que la pierre d’angle d’une intégration multidomaine, avant même toute intégration d’une éventuelle IA(1), sera la numérisation. Le partage d’une multitude de données entre les différentes composantes d’une force armée, à leurs différents échelons, doit ainsi, selon l’expression américaine, être seamless, soit sans que l’on sente les coutures entre les différentes pièces de l’étoffe et leurs différents systèmes numérisés. Des systèmes comme SCORPION ont une philosophie qui répond typiquement à ces impératifs – le «S» de SCORPION renvoyant d’abord à la notion de synergie – et qui est fondée sur la numérisation. À cet égard, la France est dans une posture plus avancée que ses partenaires européens, mais sans doute faut-il aussi se méfier des succès engrangés. Les logiques liées à la numérisation sont indissociables du cyber et des questions d’ordre logiciel. Or deux remarques peuvent être faites. La première est que si la numérisation est un facilitateur du combat, qui permet de le rendre plus efficient et plus efficace, elle n’est pas le combat. Ce dernier nécessite des hommes et des matériels et le risque pourrait être celui de l’hubris, où la perception politique d’un degré d’efficacité inédit ouvrirait la voie à des remises en question du volume des forces. Ce scénario n’est pas improbable : il a été d’application depuis la suspension de la conscription et s’est déployé depuis le livre blanc de 2008, en se justifiant justement par des gains d’efficacité.
La deuxième est que la valeur militaire des opérations multidomaines ne pourra réellement se mesurer qu’à l’aune d’une confrontation face à un adversaire de même niveau et qui sera capable d’interférer avec les architectures mises en place. Le confort opératif dans lequel nos forces sont habituées à opérer est appelé, mutations du caractère de la guerre faisant, à s’estomper. Or, si nombre d’acteurs mettent en avant la nécessité – non sans déterminisme – de la numérisation, le «tribunal de la force» conserve ses droits. Concrètement, de nombreux États développent leurs capacités cyber et de guerre électronique. La rationalité dominante en cyber dans nos pays, axée sur la discrétion et une certaine clandestinité, pourrait ainsi s’opposer à une vision nettement plus brutale.
Comment penser la stratégie des moyens des forces armées dans les années 20202030? Les récents conflits sont porteurs de leçons qui doivent encore, en bonne partie, être extraites. S’il faut se garder d’y voir une vérité intangible, plusieurs aspects peuvent être mis en évidence. La question de la puissance de feu, au premier chef, importe. En artillerie, la notion de tir de saturation semble effectuer son retour, dans un contexte où la signature du traité sur les armes à sous-munitions a réduit les possibilités en imposant le changement des munitions lancées depuis les M-270. Cette question en entraîne d’autres, sur la nature même des munitions. Aucun État membre de L’OTAN ne dispose aujourd’hui d’armes thermobariques et peut-être faut-il se poser la question de leur nécessité, notamment dans des contextes défensifs.
Cette question de la puissance de feu pourrait également se poser pour des armes de précision. Une version d’une portée double du MMP avait été envisagée par l’industriel et pourrait certainement avoir une utilité dans des environnements de combat qui seront de plus en plus lacunaires. Reste également à voir si ce type de munitions ne serait pas moins adapté que des drones-suicides au niveau GTIA. La question de la protection se posera également de manière de plus en plus saillante. Si la DGA a travaillé à des systèmes de protection active, ceux-ci ne sont pas en service ou sur la voie de l’être. S’ils ne constituent pas une panacée, les contextes de haute intensité pourraient les rendre nécessaires, en particulier dans le cas où la légitimité perçue des opérations pourra être influencée par le niveau de pertes. La première des vulnérabilités, de facto et malgré les évolutions technologiques, est d’ordre politique bien plus que technique…
Note
(1) ON POURRAIT IMAGINER QUE LORS DE LA PLANIFICATION D’UNE opération, telle unité de mêlée soit choisie et que le système adresse automatiquement une série de recommandations pour son soutien et ses appuis en tenant compte de ses forces et faiblesses, de ses niveaux de ravitaillement, de ce qui est effectivement disponible, etc.