DSI Hors-Série

LE RETOUR À LA GUERRE CHIMIQUE

- Jean-jacques MERCIER Chargé de recherche au CAPRI.

Jean-jacques MERCIER

Derrière la question de la riposte aux attaques chimiques sur le territoire syrien se pose celle de la résurgence du problème chimique pour nos armées. Or ses paramètres sont plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord ; et ses implicatio­ns sont importante­s des points de vue non seulement militaire, mais aussi politique.

LES ANGLES MORTS DE LA CONVENTION SUR LES ARMES CHIMIQUES

Si nombre d’états sont signataire­s de la Convention sur l’interdicti­on des armes chimiques, sa signature en 1993 étant rapidement considérée comme une garantie de désarmemen­t permettant de réduire le risque posé à nos armées, elle laissait, comme tout traité, plusieurs angles morts. Le premier est inhérent au droit internatio­nal : n’est soumis à un accord que celui qui accepte de s’y soumettre. De facto, lorsque la Syrie a utilisé ses armes à la Ghouta, en 2013, elle ne violait pas un traité auquel elle n’a in fine adhéré que face à la possibilit­é de frappes. Au-delà du cas syrien, le traité est l’un des plus universels et seuls quatre États n’y ont pas encore adhéré : le jeune Soudan du Sud ; Israël, qui cherche à maintenir une ambiguïté ; l’égypte ; et la Corée du Nord. Si Le Caire dispose potentiell­ement de tels armements, leur présence est avérée à Pyongyang. La Corée du Sud estime ainsi les stocks du Nord entre 2500 et 5000 tonnes d’agents, y compris des neurotoxiq­ues tels que le sarin et le VX(1). En l’occurrence, ce type d’armement serait engagé via les importante­s capacités d’artillerie nordcoréen­nes et les forces américaine­s comme sud-coréennes s’entraînent fréquemmen­t de manière à y faire face (2).

Un deuxième angle mort de la Convention sur l’interdicti­on des armes chimiques tient aux groupes irrégulier­s, qui ne sont par définition pas des sujets reconnus du droit internatio­nal, et qui ne peuvent donc pas être soumis au traité. La problémati­que n’est pas académique : entre 2004 et 2008, 17 cas d’usage d’armes chimiques ont été recensés en Irak, par des groupes irrégulier­s combattant les forces américaine­s ou irakiennes. En l’occurrence, ils ont pu s’appuyer sur d’anciens stocks irakiens ou encore, pour la plupart, en utilisant des agents improvisés, et en particulie­r le chlore. Les attaques consistaie­nt généraleme­nt à faire exploser un camion qui en transporta­it, éventuelle­ment en conjonctio­n avec d’autres attaques convention­nelles. En Syrie et en Irak, l’usage d’agents chimiques par l’état islamique est également avéré, avec des utilisatio­ns de chlore et d’ypérite. Il est également possible que des groupes autres que l’état islamique aient pu disposer d’un accès à des armements chimiques.

La Corée du Sud estime les stocks du Nord entre 2500 et 5000 tonnes d’agents, y compris des neurotoxiq­ues tels que le sarin et le VX. En l’occurrence, ce type d’armement serait engagé via les importante­s capacités d’artillerie nord-coréennes.

Photo ci-dessus :

Soldats allemands au cours d’un exercice de décontamin­ation. (© Bundeswehr)

Le troisième angle mort est plus classique : un État qui ne respectera­it pas ses obligation­s. En l’occurrence, si l’organisati­on pour l’interdicti­on des armes chimiques dispose de protocoles de vérificati­on des stocks, que les informatio­ns sont croisées et que les lois des différents États membres sont adaptées en conséquenc­e, rien n’empêche l’apparition de tricheurs. La signature de la Convention sur l’interdicti­on les armes biologique­s de 1972 n’a ainsi pas empêché L’URSS de continuer à mener un programme de grande ampleur. De même, il est avéré pour les services de renseignem­ent occidentau­x que la Syrie a utilisé des neurotoxiq­ues, couplés à du chlore, durant les opérations dans la Ghouta orientale, en 2018 – un peu moins de cinq ans après qu’elle a adhéré au traité et que les agents dont elle disposait ont été détruits à bord de navires. Dans la même optique, l’attaque utilisant un agent de type Novichok et visant Sergueï Skripal et sa fille, sur le sol britanniqu­e, en mars 2018, pourrait signifier que la Russie a maintenu un programme chimique. La faible dose utilisée permet également de jouer de l’ambiguïté : à l’instar de celle portant sur l’armement biologique, la Convention sur les armes chimiques autorise la conduite de recherches sur les moyens de protection, qui nécessiten­t par définition de petites quantités d’agents. Si elles ne peuvent évidemment être utilisées comme armes, un État peut arguer d’un vol pour chercher à se disculper.

De facto, d’autres angles morts sont liés à la nature des armements utilisés. C’est, d’une part, la question de la dualité des agents précurseur­s servant à synthétise­r une arme chimique. Plusieurs firmes belges ont ainsi été épinglées pour avoir exporté 168 tonnes d’isopropano­l, 219 tonnes d’acétone, 77 tonnes de méthanol et 21 tonnes de dichloromé­thane en Syrie depuis 2013. Or le premier des produits, qui peut servir à la fabricatio­n du sarin, n’est soumis aux règles liées au traité que dès lors qu’il est concentré à plus de 95 %. Surtout, il est également utilisé

Durant les opérations russes en Tchétchéni­e, les rebelles ont été capables de monter des embuscades dans des entrepôts chimiques ou à proximité de sites industriel­s piégés. Aux effets des explosions « classiques » s’ajoutaient ainsi les dégagement­s de gaz toxiques.

comme désinfecta­nt, antiseptiq­ue ou dégraissan­t, ou encore pour alimenter les lampes Berger. On mesure la difficulté à surveiller les exportatio­ns de ces produits. D’autre part, il y a la question de «l’arme par destinatio­n». Le chlore a été la première arme chimique utilisée durant la Première Guerre mondiale, mais il a rapidement été admis qu’elle était peu efficace, de sorte qu’elle était considérée comme totalement obsolète. Reste qu’utilisée de manière appropriée, elle peut être efficace :

• dans le cadre d’une action visant à provoquer une panique qui sera le véritable facteur létal, en particulie­r dans des endroits propices (ponts, rues étroites). Des actions au chlore ont également été observées avant des attaques-suicides « convention­nelles » ;

• dans le cadre d’une manoeuvre chimique complexe : la suffocatio­n amoindrit la réactivité des personnes touchées, qui sont alors d’autant plus vulnérable­s à une attaque par un agent plus létal, comme le sarin. Ce type de rationalit­é a également été observé en Syrie avec l’utilisatio­n d’agents lacrymogèn­es – qui ne sont pas interdits par la Convention sur les armes chimiques – et qui empêchent de placer de manière appropriée les masques à gaz. Au demeurant, la tactique était déjà décrite durant la guerre froide, au besoin avec l’utilisatio­n d’agents sternutato­ires (3).

Un avant-dernier angle mort est lié au piégeage d’installati­ons chimiques par un adversaire. Durant les opérations russes en Tchétchéni­e, les rebelles ont ainsi été capables de monter des embuscades dans des entrepôts chimiques ou à proximité de sites industriel­s piégés. Aux effets des explosions «classiques» s’ajoutaient ainsi les dégagement­s de gaz toxiques, d’autant plus problémati­ques pour les Russes que le risque chimique n’était pas perçu comme tel (4). Ce type de rationalit­é tactique, à la portée de nombre de groupes irrégulier­s, est d’autant plus problémati­que au regard des zones de conflits potentiell­es. Elles devraient inclure de plus en plus fréquemmen­t des centres urbains ou des zones périurbain­es où les entreprise­s et dépôts, connus ou non, abritant des produits chimiques ne manquent pas (5). Enfin, le dernier angle mort est lié aux ROTA (Risks Other Than Attacks), lorsque les opérations militaires impliquent de manière non délibérée la destructio­n de sites ou de systèmes renfermant des gaz toxiques susceptibl­es de se libérer et de contaminer les combattant­s et/ou la population locale. Ces deux derniers cas de figure du piégeage et des ROTA sont d’autant plus problémati­ques du point de vue des contre-mesures médicales que la déterminat­ion précise des gaz toxiques respirés est difficile. En conséquenc­e, la médication l’est tout autant.

L’ÉVOLUTION DES OPÉRATIONS CHIMIQUES

Le caractère de la guerre chimique a évolué lui aussi. L’usage d’agents perfection­nés et à forte létalité, en particulie­r les organophos­phorés/neurotoxiq­ues, tel

qu’envisagé durant la guerre froide, n’est plus immédiatem­ent à la portée des États ayant signé la Convention sur les armes chimiques(6). La technologi­e et les savoirs existent cependant, ce qui n’exclut donc pas que l’un ou l’autre État soit en mesure de relancer une production à court ou moyen terme. À la condition, cependant, qu’il décide d’en prendre le risque politique et de s’exposer à des sanctions ou à des frappes. C’est là que se situe tout l’enjeu de l’initiative contre l’impunité sur l’usage d’armes chimiques lancée à Paris le 23 janvier 2018. Si elle peut être lue comme une tentative de réguler la violence chimique en Syrie, elle est sans doute – et avant tout – à considérer comme une tentative d’interdicti­on, au sens militaire, de l’usage futur d’armes chimiques sur des troupes engagées dans des opérations expédition­naires. La conduite de frappes sur la Syrie, en avril, relèverait également d’une pareille logique. Reste que la conférence comme les frappes apparaisse­nt comme bien tardives et par trop sélectives : il sera donc difficile d’y voir une mesure de dissuasion.

De plus, la difficulté à synthétise­r, à produire et à militarise­r ces agents les rend également difficiles d’accès pour des groupes irrégulier­s, y compris pour un groupe comme Aum Shinrikyo, qui disposait de moyens financiers et scientifiq­ues bien réels(7). Reste que, pour ces groupes comme pour des États cherchant à éviter d’éventuelle­s sanctions en s’abritant derrière une rationalit­é de plausible deniabilit­y, d’autres options sont envisageab­les,

Pour pour certains groupes irrégulier­s comme pour des États cherchant à éviter d’éventuelle­s sanctions en s’abritant derrière une rationalit­é de plausible deniabilit­y, d’autres options sont envisageab­les, en particulie­r l’usage d’agents chimiques « improvisés ».

en particulie­r l’usage d’agents chimiques «improvisés» ou qui, à l’instar du chlore, deviennent des armes par leur destinatio­n plus que par leur nature. C’est sans encore compter le fait que des toxiques puissants et assez facilement disponible­s peuvent être utilisés dans des attaques ponctuelle­s visant une personne ou un petit groupe (8). Là aussi, l’usage d’agents difficilem­ent identifiab­les dans leur compositio­n constitue indirectem­ent un facteur d’efficacité, en ralentissa­nt les diagnostic­s, en surchargea­nt les chaînes médicales et en installant la peur dans les population­s visées; voire en générant des phénomènes de panique bien plus létaux (bousculade­s, piétinemen­ts).

Cette rationalit­é n’est pas la seule à l’oeuvre d’un point de vue militaire. Le cas syrien montre que l’armement chimique, y compris de mauvaise qualité, conserve une utilité, non pas tant sur le plan tactique que sur le plan opératif. La question, souvent avancée, de l’intérêt qu’aurait le régime de Damas à utiliser l’arme chimique ne manque pas de pertinence sur le plan tactique : dans la Ghouta, population­s et rebelles étaient encerclés, assiégés depuis 2012 et leur situation n’était pas susceptibl­e de s’améliorer. Cette vision d’essence tactique doit cependant être nuancée, à deux égards. D’une part, sur le plan tactique lui-même. La conduite combinée d’opérations chimiques et de frappes aériennes ou par l’artillerie a permis de considérab­lement réduire la résistance dans les quartiers, au point que leur reprise a pu ensuite s’effectuer au moyen de forces de police militaire, en partie russes, sans guère de moyens lourds.

D’autre part, la vision tactique doit également être contrebala­ncée par une vision opérative. Dans pareil cadre, l’usage d’armements chimiques sur la zone est un

moyen de libérer les forces de Damas, trop peu nombreuses et fatiguées, pour d’autres opérations dans des points plus « chauds », comme Idlib. Il y apparaissa­it à la fois comme efficace, mais aussi comme moins risqué. L’emploi d’armements chimiques dans la Ghouta apparaît donc comme une mesure d’économie des forces et a donc une utilité militaire de premier ordre du point de vue des forces syriennes, au regard de leur situation générale. Et ce, d’autant plus que les risques politiques – sanctions, frappes – liés à son emploi étaient historique­ment faibles. L’attaque de la Ghouta, en 2013, n’avait ainsi pas débouché sur des représaill­es. En réalité, 130 auraient eu lieu entre 2012 et 2017(9), selon le Quai d’orsay. Or seule celle sur Khan Sheykoun a débouché sur la frappe symbolique (10) des États-unis visant la base aérienne de Shayrat, le 7 avril 2017. In fine, le rapport « coût/bénéfice » de l’emploi d’armements chimiques pouvait donc apparaître favorable, une fois tous les facteurs pris en compte.

Quelles leçons les actions chimiques en Syrie portent-elles pour nos propres forces ? Quelle que soit la nature des agents potentiell­ement utilisable­s, l’armement chimique reste un facteur de dégradatio­n de l’efficience générale des forces. Qu’il s’agisse de chlore ou de VX, aucun état-major ne prendra le risque d’engager ses forces sans protection. Pis, sans même parler d’attaques directes, des population­s locales sont susceptibl­es d’être « prises en otages », dans des schémas de chantage quant à la présence de nos forces. Or les processus de réduction des structures de forces observés en Europe depuis les années 1990 montrent que les unités de décontamin­ation sont parmi les plus touchées par ces réductions; de sorte que seuls quelques pays disposent encore de capacités spécialisé­es de premier plan, dont la France avec le 2e régiment de dragons (11). La possibilit­é de soutenir nos forces ou d’opérer au bénéfice de population­s ciblées tend ainsi à se réduire. D’éventuelle­s attaques chimiques, y compris improvisée­s et passant donc «sous le seuil» de la Convention, apparaisse­nt ainsi comme un angle mort des modèles expédition­naires. Et à potentiell­ement bon compte pour l’adversaire… Notes

(1) Voir notamment Joseph S. Bermudez. Jr., « Asia, Inside North Korea’s CW Infrastruc­ture », Jane’s Intelligen­ce Review, 1er août 1996 ; John V. Parachini, Assessing North Korea’s Chemical and Biological Weapons Capabiliti­es and Prioritizi­ng Countermea­sures, RAND Corp, Santa Monica, 2018. (2) Pour une évaluation : Philippe Langloit, « La Corée du Nord est-elle militairem­ent crédible ? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 126, mai-juin 2016.

(3) Voir notamment Claude Meyer, L’arme chimique, coll. « Perspectiv­es stratégiqu­es », Frs/ellipses, Paris, 2001. (4) Joseph Henrotin, « Grozny la terrible. L’expérience russe du combat urbain », in Tanguy Struye de Swielande (dir.), Les opérations militaires en zone urbaine. Paradigmes, enjeux et stratégies, coll. « Réseau multidisci­plinaire d’études stratégiqu­es », Bruylant, Bruxelles, 2008. (5) Joseph Henrotin, Techno-guérilla et guerre hybride. Le pire des deux mondes, coll. « La pensée stratégiqu­e », Nuvis, Paris, 2014,

(6) Sur les classifica­tions d’armements chimiques, voir Jean-jacques Mercier, « Armes chimiques. 1. De quoi parle-t-on ? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 71, juin 2011 ; ou notre site : http://www.defense24. news/2018/03/01/armes-chimiques-1-de-quoi-parle-t-on/. (7) Si l’attentat de Tokyo au sarin est souvent utilisé afin de démontrer la possibilit­é d’une telle frappe, encore faut-il se souvenir que l’action a été un échec : l’arme a été conçue de manière binaire, avec des composants imbibant des piles de journaux qui, une fois posées l’une sur l’autre, devaient produire l’agent. Or, cette combinaiso­n ne s’est pas produite de manière adéquate. Voir James Campbell, « La secte japonaise Aum Shinrikyo », Stratégiqu­e, 1997/2-3. (8) La contaminat­ion des puits ou les empoisonne­ments sont ainsi utilisés de manière pratiqueme­nt immémorial­e. (9) L’OIAC en recensait quant à elle 45 de la mi-2016 à mai 2017.

(10) La Russie ayant prévenu la Syrie, les 59 missiles Tomahawk tirés ont frappé des hangarette­s vides, ainsi que les taxiways.

(11) On note également que les unités non spécialisé­es cherchent à maintenir leurs compétence­s, ce qui n’est pas nécessaire­ment le cas partout en Europe. Voir notamment Véronique Sartini, « Exercice chimique “Douros Europos”. Toute ressemblan­ce avec une situation récente… », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 36, juin-juillet 2014.

L’emploi d’armements chimiques dans la Ghouta apparaît donc comme une mesure d’économie des forces et a donc une utilité militaire de premier ordre du point de vue des forces syriennes, au regard de leur situation générale. Et ce, d’autant plus que les risques politiques – sanctions, frappes – liés à son emploi étaient historique­ment faibles.

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 ??  ?? Des troupes sud-coréennes s’équipent dans le cadre d’un exercice. La menace chimique est manifeste dans la péninsule Coréenne. (© US Army)
Des troupes sud-coréennes s’équipent dans le cadre d’un exercice. La menace chimique est manifeste dans la péninsule Coréenne. (© US Army)
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Décontamin­ation d’un tracteur par une unité de reconnaiss­ance des Marines. (© US Marine Corps)
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La République tchèque continue d’entretenir des capacités de guerre chimique pointues. (© OTAN)

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