LES ANNÉES 1950, MATRICE TECHNOLOGIQUE ET IDENTITAIRE DE L’US AIR FORCE
Joseph HENROTIN
Si une force aérienne repose, comme une marine, sur la technologie, encore ses modes d’appropriation sont-ils variables. En l’occurrence, la fin des années 1940 et les années 1950 ont été matricielles pour une US Air Force devant à la fois intégrer le fait nucléaire – et le fait balistique –, mais aussi des changements plus radicaux, comme l’entrée en service de nouvelles générations d’appareils de combat, cette fois dotés de réacteurs.
Dès la fin des années 1940, la technologie devenait un enjeu motivant les évolutions stratégiques comme les conflits bureaucratiques au sein des forces américaines. C’était l’époque de la bataille stratégique et administrative entre L’US Air Force et L’US Navy, la première refusant à la seconde qu’elle mette en oeuvre, comme elle le désirait, des porte-avions dans les fonctions de frappes nucléaires stratégiques, que seule L’USAF voulait mener (1). Dans le même temps, l’air Force développait des plans stratégiques complexes, y compris en examinant la possibilité d’attaques-surprises sur L’URSS, tout en bénéficiant du renforcement et de la diversification de sa flotte de bombardiers. Au B-29 Superfortress et à sa version modernisée, le B-50, à l’efficacité certes prouvée, mais au rayon d’action insuffisant, succédera ainsi le B-36 Peacemaker, le bombardier le plus lourd jamais mis en service (2).
Sa mise en service conduira par ailleurs à l’annulation du porte-avions United States, spécifiquement prévu pour l’emport et le lancement d’appareils stratégiques(3). En service jusqu’en 1959, le B-36 sera secondé par les versions initiales du B-52 – 744 appareils seront construits de 1955 à 1962 –, mais aussi par le B-45 Tornado puis le B-47 Stratojet, le premier bombardier stratégique à réaction au monde. Le B-52 n’était lui-même considéré par certaines sphères de L’USAF que comme un appareil intérimaire, devant céder la place à des bombardiers géants supersoniques – le futur B-70 Valkyrie –, une fois que les technologies nécessaires auraient été mises au point. Plus tard, dans la seconde moitié des années 1960, et toujours en attendant le B-70, L’USAF mettra en service 116 exemplaires du bombardier quadriréacteur bisonique B-58 Hustler. Dans l’intervalle, une petite dizaine de projets de bombardiers seront développés avant d’être abandonnés.
Dirigé par le général Curtis Lemay, sous lequel il a connu son déploiement quantitatif maximum (avec 3200 bombardiers en 1956), le Strategic Air Command (SAC) développe des concepts de bombardement complexes ainsi que des techniques de ravitaillement en vol qui deviendront partiellement structurants de l’évolution actuelle de la puissance aérienne (4). Le commandement devient ainsi un véritable acteur stratégique en même temps que la représentation institutionnelle de la capacité de
Dirigé par le général Curtis Lemay, sous lequel il a connu son déploiement quantitatif maximum (avec 3200 bombardiers en 1956), le Strategic Air Command (SAC) développe des concepts de bombardement comple xes ainsi que des techniques de ravitaillement en vol.
Photo ci-dessus :
Tout un symbole. Le F-80 Shooting Star, premier chasseur à réaction construit en série et entré en service en 1945. Le T-33, biplace de conversion opérationnelle puis d’entraînement avancé, aura une carrière plus impressionnante, quittant le service en Bolivie… en 2015! (© US Air Force)
dissuasion américaine. Disposer de bases capables d’accueillir les bombardiers américains en Espagne, au Maroc, en Asie ou en Europe devait ainsi permettre un encerclement de l’union soviétique. Apparaît alors la manoeuvre de dissuasion. Durant le blocus de Berlin, des B-29 avaient été déployés au Royaume-uni. Plus tard, en 1951, en pleine guerre de Corée, des B-36 effectueront un voyage direct du Texas au Maroc, signifiant à L’URSS la capacité américaine de projeter des forces crédibles.
Au-delà d’une stratégie des moyens pour le moins impressionnante, le courant néodouhétien s’est fort répandu aux États-unis – la fonction qu’y a joué C. Lemay aura été déterminante – jusqu’à ce que l’énonciation de la doctrine des représailles massives, en 1957, et l’affermissement des principes de la dissuasion ne scellent le destin de cette vision, lui faisant perdre sa dynamique conceptuelle. En effet, considérée comme immuable, la dissuasion – nonobstant ses évolutions comme ses déboires au cours de la guerre froide – permettait de geler un conflit latent. A toutefois subsisté une inclination persistante, typiquement américaine, en faveur des bombardiers stratégiques et dont le B-21 n’est que le descendant direct. Elle est très liée à un processus de prise de décision associant fortement les militaires, et donc des pilotes, sachant que ceux du SAC occuperont une place prépondérante dans les plus hautes fonctions de L’US Air Force durant la guerre froide (5).
LA TECHNOLOGIE AU COEUR DE LA PUISSANCE AÉRIENNE
Au demeurant, l’inclination technicienne de L’US Air Force ne se limite pas aux seuls bombardiers. L’exploration des domaines de vol devient rapidement un marqueur comme un berceau identitaire et a des implications directes sur la conception des appareils de combat. L’US Air Force et la NACA (National Advisory Comitee for Aeronautics) exploreront ainsi la majeure partie des domaines de vol des appareils. Passer le mur du son (Chuck Yeager et le X-1) et atteindre des vitesses de Mach 2 et Mach 3 (X-2 et X-3) aux altitudes les plus élevées cédera ainsi la place à des recherches moins spectaculaires sur le comportement des appareils sans gouvernes de profondeur (X-4) ou sur les ailes à géométrie variable (X-5).
Ces travaux seront fondamentaux, car ils permettront de définir le cadre physique dans lequel la puissance aérienne américaine pourra se développer, tout en recueillant des données qui seront cruciales dans la mise au point des appareils des générations suivantes. En pratique, ils renvoient eux-mêmes à une tradition émergente dans des États-unis où la recherche scientifique, qu’elle soit fondamentale ou appliquée, est considérée comme étant parfaitement en adéquation avec les cultures religieuses et politiques (6). Par ailleurs, signe des temps, cette tradition du développement d’appareils expérimentaux est toujours vivace et décrypte les conditions de la propulsion hypersonique (X-33 et X-43), de la disposition d’appareils hypermanoeuvrants (X-41) ou encore d’engins spatiaux réutilisables (X-37).
Cette tradition n’est toutefois pas inhérente aux années 1950 et remonte à la Deuxième Guerre mondiale et à la mise en place en 1941 d’un Office of Scientific Research and Development (OSRD), créé par le président Roosevelt et dirigé par Vannevar Bush. L’OSRD permettra de compenser le déficit de recherche scientifique auquel les États-unis étaient confrontés au début de la guerre et tentera, au travers de l’encadrement de plus de 6 000 chercheurs, de trouver des applications systématiques des techniques de pointe à l’institution
militaire (7). L’OSRD constituera la première agence gouvernementale américaine chargée du soutien à la recherche scientifique, apportant des améliorations aux systèmes de radars, inventant la fusée de proximité ou encore innovant dans le domaine des tactiques anti-sous-marines.
L’OSRD – et V. Bush – dirigera ainsi le Projet Manhattan jusqu’en 1942. Plus important encore, V. Bush – qui avait obtenu son doctorat d’ingénierie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en moins d’un an (!) – proposera une machine devant augmenter les capacités mémorielles humaines en gardant puis en retrouvant des documents par leur association, le Memex. Il ouvrira ainsi les portes de l’informatique, de la cybernétique et des hyperliens. Dissous en 1945,
Dissous en 1945, L’OSRD a vu ses différents projets transférés à d’autres organismes de recherche – y compris privés, comme la RAND (Research And Development), qui rend son premier rapport en mai 1946.
L’OSRD a vu ses différents projets transférés à d’autres organismes de recherche (8) – y compris privés, comme la RAND (Research And Development), qui rend son premier rapport en mai 1946 (9). V. Bush publiera ensuite Science, the Endless Frontier, dans lequel il propose que la recherche militaire soit sous le contrôle des civils et d’une fondation nationale pour la recherche, les militaires se chargeant uniquement de l’amélioration des armements (10).
De facto, les travaux de L’OSRD ont été déterminants dans la conduite de la guerre. Le général H. « Hap » Arnold indiquait en 1944 : « Notre supériorité aérienne dans cette guerre repose dans une large mesure sur la mobilisation et l’application constante de nos ressources scientifiques. (11) » Inquiété par les rapides avancées allemandes dans le secteur de la technologie aérienne, il allait écrire en 1946 : « J’avais un autre travail [que le commandement de L’USAAF]. C’était de me projeter dans le futur… et de déterminer par quelles étapes les États-unis devraient passer pour avoir la meilleure force aérienne du monde durant les 20 prochaines années. (12) » Pour ce faire, il avait commandé à Théodore von Karman la
mise en place d’un comité consultatif devant établir les lignes directrices à long terme de la recherche et du développement de ce qui était encore L’US Army Air Force.
Celui qui était alors consultant remettra son rapport en deux parties. Where we Stands (le 22 août 1945) prédisait le vol supersonique, les missiles intercontinentaux dotés de têtes nucléaires, les missiles surfaceair, de meilleures télécommunications et le ravitaillement en vol à grande échelle(13). La deuxième partie de son rapport était constituée de 33 monographies réunies en 11 volumes et constituant Toward New Horizons. Remis à Arnold le 15 décembre 1945, le premier volume, Science, the Key to Air Supremacy, indiquait les risques d’un échange nucléaire massif; préconisait la mise en place d’une défense territoriale avancée ; mais proposait, aussi, des attaques massives contre des objectifs éloignés, permettant l’obtention immédiate de la supériorité aérienne (14). De telles propositions aboutiront dans les années 1950 avec la mise en place du système de détection SAGE (Semi-automated Ground Environment) et des missiles antiaériens Nike, Nike Ajax, Hercules, Bomarc et Nike Zeus.
Dans la foulée, Karman demandait l’obtention de la plus grande interactivité possible entre les militaires, les industriels, les centres de recherches et les universitaires. Constituant « un plan technologique […] [qui] devait rester de nombreuses années un guide pour la recherche et le développement de l’air Force (15) », ses travaux permettront de montrer que « depuis 1945 […] L’USAF est le moteur de la puissance industrielle et technologique américaine (16) ». Même si le successeur de Hap Arnold à la tête de ce qui était encore L’USAAF, Carl Spaatz, montra moins d’empressement scientifique, les efforts de R&D ne seront pas entravés. Théodore von Karman réunira ainsi autour de lui Donald L. Putt (futur directeur de l’air Research and Development Command et futur directeur militaire du très influent Scientific Advisory Board) ou encore Bernard A. Schriever (architecte des programmes spatiaux et de missiles intercontinentaux de L’USAF), tout en s’appuyant sur des vétérans
tels que Jimmy Doolittle (commandant du premier raid américain sur Tokyo, durant la Deuxième Guerre mondiale). Surtout, ses travaux auront un impact tel que L’USAF procédera, tous les dix ans, à la commande d’études de prospective technologique majeures, un processus continu.
Where we Stands (le 22 août 1945) prédisait le vol supersonique, les missiles intercontinentaux dotés de têtes nucléaires, les missiles surface-air, de meilleures télécommunications et le ravitaillement en vol à grande échelle.
Notes
(1) Ron H. Borowski, A Hollow Threat: Strategic Air Power and Containment before Korea, Greenwood Press, Westport, 1982 et Jeffrey G. Barlow, Revolt of Admirals, the Fight for Naval Aviation, Naval Historical Center, Department of the Navy, Washington, 1994.
(2) Avec un plafond et un rayon d’action plus qu’appréciables, l’appareil connaîtra aussi une version de reconnaissance, le RB-36. Le B-36 aurait pu être doté d’un chasseur XF-85 Goblin d’accompagnement assurant son escorte et transporté dans sa soute. Autre concept, l’emport d’un F-84 qui aurait été largué à distance de l’objectif pour aller le frapper et ensuite revenir au B-36.
(3) Daniel Ford, « B-36: Bomber at the Crossroads », Air and Space Magazine, avril-mai 1996.
(4) Sur Lemay : Trevor Albertson, Winning Armageddon, Curtis Lemay and Strategic Air Command, 1948-1957, Naval Institute Press, Annapolis, 2019.
(5) David S. Sorenson, The Politics of Strategic Aircraft Modernization, Praeger, Westport, 1995.
(6) Jean-paul Meyer, RAND, Harvard, Brookings et les autres. Les prophètes de la stratégie aux États-unis, coll. « Esprit de défense », ADDIM, Paris, 1993.
(7) Vannevar Bush, « As We May Think », The Atlantic Monthly, juillet 1945.
(8) Robert M. Detweiler, « Air Force Research in Retrospect », Air University Review, novembre-décembre 1976. (9) En l’occurrence, Preliminary Design of an Experimental World-circling Spaceship, qui peut être consulté à cette adresse : https://www.rand.org/pubs/special_memoranda/ Sm11827.html.
(10) Vannevar Bush, Science, the Endless Frontier,
US Government Printing Office, Washington, 1945.
(11) Cité par Philippe Grasset, « La nouvelle stratégie américaine. De l’“hyperguerre” au continentalisme », Krisis,
no 10-11, avril 1992, p. 138.
(12) Cité dans S. Calatrello, « “Toward New Horizons” Celebrates 50th Birthday », Air Force Materiel Command, 5 décembre 1995.
(13) En pratique, ce système avait déjà été expérimenté – très acrobatiquement – dans les années 1930.
(14) W. J. Boyen, « Von Karman’s Way », Air Force Magazine, vol. 87, no 1, janvier 2004.
(15) Philippe Grasset, « La nouvelle stratégie américaine », op. cit., p. 138.
(16) Ibid., p. 139.